Différences entre les versions de « Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Deuxième partie : Les faits. L’évolution économique - Livre IV : Les inductions tirées des faits »

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dans une mesure bien plus large encore, celle de l'avenir,
dans une mesure bien plus large encore, celle de l'avenir,
l'individu ne perd-il pas quelque chose de son autonomie?
l'individu ne perd-il pas quelque chose de son autonomie?
Question troublante, à coup sûr, dans un temps comme le nôtre,
Question troublante, à coup sûr, dans un temps comme le nôtre,
où l'individu est plus attaché que jamais à son indépendance et
où l'individu est plus attaché que jamais à son indépendance et
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redoutable qui ne pourra se dénouer que par la ruine de l'un des
redoutable qui ne pourra se dénouer que par la ruine de l'un des
deux termes, individualisme ou organisation collective?
deux termes, individualisme ou organisation collective?
Assurément, l'ordre social qui se dessine dans le présent est bien
Assurément, l'ordre social qui se dessine dans le présent est bien
éloigné de l'individualisme atomique qui domina longtemps en
éloigné de l'individualisme atomique qui domina longtemps en
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changé de nature, et ne se conçoit plus autrement que fortifié par
changé de nature, et ne se conçoit plus autrement que fortifié par
l'association.
l'association.
Or, il est inévitable qu'une association, quelle qu'elle soit, cherche
Or, il est inévitable qu'une association, quelle qu'elle soit, cherche
à atteindre son plus haut degré de puissance et exerce effectivement
à atteindre son plus haut degré de puissance et exerce effectivement
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avenir meilleur; elle ne réussirait qu'à retarder un mouvement
avenir meilleur; elle ne réussirait qu'à retarder un mouvement
nécessaire, au grand dommage des intérêts généraux.
nécessaire, au grand dommage des intérêts généraux.
Si les associations exercent une action légitime lorsqu'elles usent
Si les associations exercent une action légitime lorsqu'elles usent
de leur force pour remplir leur fonction, on accordera que les associations
de leur force pour remplir leur fonction, on accordera que les associations
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individuelle et du contrat individuel, qui laisse le patron maître de
individuelle et du contrat individuel, qui laisse le patron maître de
fixer le salaire à son gré sous la pesée de la concurrence?
fixer le salaire à son gré sous la pesée de la concurrence?
Un régime de grandes associations organisées, si favorable soit-il
Un régime de grandes associations organisées, si favorable soit-il
aux intérêts de l'ensemble, ne va donc pas sans sacrifices pour
aux intérêts de l'ensemble, ne va donc pas sans sacrifices pour
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intactes, ou ne subissent d'atteintes que pour des causes absolument
intactes, ou ne subissent d'atteintes que pour des causes absolument
étrangères au mouvement d'organisation économique.
étrangères au mouvement d'organisation économique.
Si toutefois l'individu se trouvait menacé dans ses intérêts légitimes
Si toutefois l'individu se trouvait menacé dans ses intérêts légitimes
et dans ses libertés essentielles par la puissance tyrannique
et dans ses libertés essentielles par la puissance tyrannique
des associations, il appartiendrait à l'État, organe du droit et gardien
des associations, il appartiendrait à l'État, organe du droit et gardien
de l'équilibre social, de le protéger contre ce nouveau danger.
de l'équilibre social, de le protéger contre ce nouveau danger.
Si le monopole des trusts et des cartels devenait vexatoire pour le
Si le monopole des trusts et des cartels devenait vexatoire pour le
public, l'État serait fatalement amené à intervenir comme il est déjà
public, l'État serait fatalement amené à intervenir comme il est déjà
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démocratie, quelles que soient les immenses ressources de ses adversaires,
démocratie, quelles que soient les immenses ressources de ses adversaires,
ne saurait être longtemps trompée ni finalement vaincue.
ne saurait être longtemps trompée ni finalement vaincue.
Si les associations professionnelles, devenues prépondérantes,
Si les associations professionnelles, devenues prépondérantes,
usaient de leur pouvoir pour persécuter des individus ou les exclure
usaient de leur pouvoir pour persécuter des individus ou les exclure
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pouvoirs par des lois d'organisation professionnelle; elles ne sauraient
pouvoirs par des lois d'organisation professionnelle; elles ne sauraient
être affranchies de tout contrôle.
être affranchies de tout contrôle.
Dans les pays où les communes s'emparent de multiples entreprises
Dans les pays où les communes s'emparent de multiples entreprises
industrielles, il parait également nécessaire d'établir des règles générales d'exploitation qui protègent le public contre les malversations
industrielles, il parait également nécessaire d'établir des règles générales d'exploitation qui protègent le public contre les malversations
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bien que les adversaires du socialisme abusent souvent des comparaisons
bien que les adversaires du socialisme abusent souvent des comparaisons
avec l'industrie privée pour accabler les exploitations publiques.
avec l'industrie privée pour accabler les exploitations publiques.
Si l'État se substituait aux particuliers dans la direction des
Si l'État se substituait aux particuliers dans la direction des
petites et des moyennes entreprises, il en résulterait évidemment
petites et des moyennes entreprises, il en résulterait évidemment
une énorme déperdition d'énergie; mais, en dehors peut-être de
une énorme déperdition d'énergie; mais, en dehors peut-être de
quelques esprits rectilign es, dépourvus d'influence sur la marche
quelques esprits rectilignes, dépourvus d'influence sur la marche
des événements et des idées, qui donc aujourd'hui songe à cette
des événements et des idées, qui donc aujourd'hui songe à cette
socialisation intégrale manifestement impossible? L'exploitation parr
socialisation intégrale manifestement impossible? L'exploitation par
l'État ne peut s'appliquer qu'à de très grandes industries, qui sont
l'État ne peut s'appliquer qu'à de très grandes industries, qui sont
entre les mains de sociétés anonymes quand elles ne sont pas dans
entre les mains de sociétés anonymes quand elles ne sont pas dans
les siennes; c'est donc à la gestion administrative des grandes compagnies
les siennes; c'est donc à la gestion administrative des grandes compagnies
qu'il faut comparer celle de l'État.
qu'il faut comparer celle de l'État.
Or on doit reconnaître, en dehors de tout esprit de système, que
Or on doit reconnaître, en dehors de tout esprit de système, que
la gestion des entreprises publiques comporte trop aisément un
la gestion des entreprises publiques comporte trop aisément un
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favoriser certaines branches de la production nationale, etc. Elle
favoriser certaines branches de la production nationale, etc. Elle
offre aussi des inconvénients particuliers au point de vue financier;
offre aussi des inconvénients particuliers au point de vue financier;
les recettes, versées dans le budget de l'État,.ne sont pas suffisamment
les recettes, versées dans le budget de l'État, ne sont pas suffisamment
appliquées aux besoins propres de l'exploitation qui les a fournies,
appliquées aux besoins propres de l'exploitation qui les a fournies,
de sorte que l'amortissement du capital est presque toujours
de sorte que l'amortissement du capital est presque toujours
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celles mêmes qui sont nécessaires à l'extension du service et
celles mêmes qui sont nécessaires à l'extension du service et
à l'accroissement des produits, restent parfois en souffrance.
à l'accroissement des produits, restent parfois en souffrance.
L'administration des grandes compagnies est-elle supérieure?
L'administration des grandes compagnies est-elle supérieure?
Celle d'une compagnie prospère ne connaît pas, il est vrai, ces faiblesses
Celle d'une compagnie prospère ne connaît pas, il est vrai, ces faiblesses
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dossier des abus qu'elles commettent vis-à-vis du public en y apportant
dossier des abus qu'elles commettent vis-à-vis du public en y apportant
la même perspicacité, la même rigueur et le même entrain qu'à
la même perspicacité, la même rigueur et le même entrain qu'à
leur critique des exploitations d'État, il est probable que l'adminisLE
leur critique des exploitations d'État, il est probable que l'administration des compagnies n'y résisterait pas mieux que celle de l'État.
SENS DE L'ÉVOLUTION ET LA POLITIQUE SOCIALE 383:
tt~rantti!on des compagnies n'y*t~résisterait pas ,–mieux que celle ~dîe~ lT'É*~tat~t.t
Les défauts se révéleraient à peu près les mêmes, parce qu'ils tiennent
Les défauts se révéleraient à peu près les mêmes, parce qu'ils tiennent
aux imperfections et aux erreurs des hommes appelés à diriger ces
aux imperfections et aux erreurs des hommes appelés à diriger ces
grands mécanismes impersonnels; et si, par certains côtés, la gestion
grands mécanismes impersonnels; et si, par certains côtés, la gestion
de l'État se montre inférieure en vertu de sa constitution
de l'État se montre inférieure en vertu de sa constitution
propre, du moinsreste-t-elle plus préoccupée de servir l'intérêtpublic.
propre, du moins reste-t-elle plus préoccupée de servir l'intérêt public.
 
Ce n'est donc pas dans ces faiblesses, inhérentes à toute grande
Ce n'est donc pas dans ces faiblesses, inhérentes à toute grande
entreprise, que se trouve le véritable vice du socialisme d'État il est
entreprise, que se trouve le véritable vice du socialisme d'État il est
plutôt dans le danger couru par la liberté. Plus les exploitations
plutôt dans le danger couru par la liberté. Plus les exploitations
publiques deviennent nombreuses et importantes, plus s'accroît le
publiques deviennent nombreuses et importantes, plus s'accroît le
nombre des fonctionnaires, des salariés, des fournisseurs, des.
nombre des fonctionnaires, des salariés, des fournisseurs, des
clients de tout ordre qui tombent sous la dépendance immédiate ou
clients de tout ordre qui tombent sous la dépendance immédiate ou
indirecte des autorités publiques. Quel que soit le système politique,
indirecte des autorités publiques. Quel que soit le système politique,
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les mains d'un parti intolérant qui dispose des emplois, des tarifs et
les mains d'un parti intolérant qui dispose des emplois, des tarifs et
des contraintes pour favoriser sa clientèle politique et pour satisfaire
des contraintes pour favoriser sa clientèle politique et pour satisfaire
ses rancunes, il ne reste aucun refuge &l'individu contre l'arbitraire.
ses rancunes, il ne reste aucun refuge l'individu contre l'arbitraire.
Le mal est d'autant plus redoutable, que les masses populaires ont
Le mal est d'autant plus redoutable, que les masses populaires ont
rarement le respect de la pensée individuelle et la notion des droits
rarement le respect de la pensée individuelle et la notion des droits
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et intellectuel, qui manque peut-être encore à nos démocraties. Le
et intellectuel, qui manque peut-être encore à nos démocraties. Le
socialisme d'État, s'il n'accepte pas des freins nécessaires, peut
socialisme d'État, s'il n'accepte pas des freins nécessaires, peut
rendre inhabitable aux dissidents le pays le plus intelligent et le pluspolicé.
rendre inhabitable aux dissidents le pays le plus intelligent et le plus policé.
 
Aussi n'est-il pas de garanties plus nécessaires pour l'individu
Aussi n'est-il pas de garanties plus nécessaires pour l'individu
que celles qui doivent entourer la gestion par l'État des exploitations
que celles qui doivent entourer la gestion par l'État des exploitations
industrielles. C'est ici qu'il convient d'appliquer la distinction, chereaux
industrielles. C'est ici qu'il convient d'appliquer la distinction, chere aux
collectivistes, entre le gouvernement des hommes et l'administration
collectivistes, entre le gouvernement des hommes et l'administration
des choses, en séparant nettement du gouvernement politique
des choses, en séparant nettement du gouvernement politique
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sous son contrôle, et recevant à titre de rétribution une part déterminée
sous son contrôle, et recevant à titre de rétribution une part déterminée
des bénéfices.
des bénéfices.
384 LES SYSTÈMES SOCIALISTES ET L'ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE
 
On ne peut se dissimuler les difficultés du problème de la liberté
On ne peut se dissimuler les difficultés du problème de la liberté
dans une société qui tend à s'organiser; la liberté ne peut être sauvegardée
dans une société qui tend à s'organiser; la liberté ne peut être sauvegardée
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constitution sociale se complique nécessairement avec la marche de
constitution sociale se complique nécessairement avec la marche de
la civilisation. Les pouvoirs politiques sont devenus plus complexes
la civilisation. Les pouvoirs politiques sont devenus plus complexes
depuis la chute des monarchies absolues nos systèmes de gouvernement,
depuis la chute des monarchies absolues; nos systèmes de gouvernement,
fondés sur la séparation des pouvoirs et sur la conciliation
fondés sur la séparation des pouvoirs et sur la conciliation
<te principes opposés, fonctionnent cependant depuis un siècle et
de principes opposés, fonctionnent cependant depuis un siècle et
plus, malgré leur complication et parfois leur incohérence. De
plus, malgré leur complication et parfois leur incohérence. De
même, l'équilibre économique résulte, dans les sociétés progressives,
même, l'équilibre économique résulte, dans les sociétés progressives,
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et la collectivité. Aujourd'hui, demain surtout, c'est l'individu
et la collectivité. Aujourd'hui, demain surtout, c'est l'individu
qui risque d'être sacrifié. Il n'est pas inutile d'insister sur la nécessité
qui risque d'être sacrifié. Il n'est pas inutile d'insister sur la nécessité
~le lui ménager sa part.
de lui ménager sa part.
 
===§ 5. La démocratie dans l'ordre économique.===
 
On ne saurait faire trop de réserves lorsqu'on s'efforce de déchiffrer
l'avenir à travers les données du présent; même à la suite d'une
longue investigation, l'induction qui semblait la plus prudente peut
n'être qu'une vaine aventure et se trouver démentie par les faits
ultérieurs.
 
C'est ainsi que les prévisions hasardées dans cette étude ont été
établies par généralisation et prolongement de certains phénomènes
observés dans les pays les plus progressifs. Mais toutes les nations ne
sont pas appelées, sans doute, à suivre la même voie; les conditions
de climat, de territoire, de race, de formation historique sont trop
différentes, même dans les pays de civilisation occidentale, pour que
la marche de leur évolution soit exactement semblable. Aujourd'hui
même, les États-Unis, qui sont le pays d'élection des trusts, ne
paraissent pas un terrain favorable à la coopération; l'association
agricole, si prospère en Allemagne, ne s'implante pas en Angleterre;
le socialisme municipal, si avancé dans ce dernier pays, existe à
peine en France et en Belgique. Ces exemples pourraient être multipliés;
ils nous prouvent que la constitution économique de la société
future, ne s'élaborant pas partout de la même manière, peut se trouver, dans certaines régions, privées de certains organes dont l'évolution est plus lente ou même ne s’accomplira pas.
 
 
Il faut aussi compter, en tout pays, avec les causes possibles d'arrêt ou de régression : recrudescence de l’esprit d’agression et de conquête, prédominance de l’esprit révolutionnaire sur l’esprit d’organisation, haines de races et haines de classes, conflits en matière religieuses détournant l’attention des problèmes économiques et absorbant les activités, réformes maladroites et précipitées atteignant la production dans ses sources, ruinant les finances publiques, provoquant une réaction dans les milieux de petite bourgeoisie jusque dans la classe populaire, etc.
 
 
Enfin la marche du développement historique, telle que nous pouvons l’apercevoir, peut être profondément troublée par l’intervention de facteurs imprévus ou a peine entrevus. La science transformera encore les manières d’utiliser l'énergie naturelle dans l'industrie ; elle bouleversera peut-être les modes de transports et les moyens de communiquer la pensée ; elle est capable de révolutionner l’agriculture et de multiplier les moyens d’alimentation dans une proportion inespérée. Dès aujourd’hui, nous soupçonnons l’importance de la transmission de la force à grande distance ; nous devançons par la pensée l’époque où toutes les contrées habitables du globe seront soumises à une exploitation agricole et industrielle intensive ; mais nous nous représentons difficilement le mouvement de la production et de la circulation dans ce monde agrandi, et les répercussions de tout genre que ces progrès de la science et de la richesse pourront avoir sur l'état de l’homme en société. Par le fait de ces transformations, les problèmes qui absorbent aujourd’hui notre attention peuvent se trouver déplacés , altérés, transportés en dehors du domaine de nos provisions actuelles.
 
 
Toutefois, il ne parait pas vraisemblable que des éléments nouveaux puissent intervertir, ni même retarder longtemps l'évolution parallèle ou successive des peuples civilisés vers un état de capitalisme, d'organisation collective et de démocratie, dans lequel les classes ouvrières grandiront en puissance, en richesse et en culture.
 
 
Propriété individuelle et salariat y subsisteront encore. Nul ne peut prétendre que ce sont là des institutions éternelles et, à vrai dire, une telle affirmation serait démentie par l’histoire de toutes les institutions humaines. Déjà nous pouvons prévoir que le domaine de la propriété collective s'étendra, et que la propriété individuelle, sous la pression de certaines forces telles que les lois d'impôts et les lois de protection ouvrière, perdra elle-même sa qualité de droit
absolu en subissant l'alliage du droit collectif; nous pouvons prévoir
aussi que le salariat se modifiera par l'émancipation progressive des
classes ouvrières. Mais l'observation la plus attentive des faits contemporains
ne nous permet pas actuellement de présager une transformation
générale de la propriété individuelle en propriété collective,
ni une métamorphose du mode de la production et des échanges.
Ouvriers inconscients des destinées de notre race, nous n'avons
pas le droit de soulever plus avant le voile qui recouvre l'avenir
sans être infidèles à la méthode de l'induction historique; tout le
reste n'est qu'hypothèse dénuée de preuve expérimentale, et par
conséquent de valeur scientifique.
 
L'objectif présenté ici paraîtra sans doute trop médiocre aux uns,
et trop avancé aux autres. Mais les événements ne se dirigent pas au
gré d'un parti; ils sont la résultante de forces multiples agissant en
sens contraire, et le cours de l'histoire, dans les pays de civilisation
progressive, est un perpétuel compromis entre la force de la tradition
conservatrice et celle de l'innovation rationaliste.
 
L'état social que nous essayons d'apercevoir ne sera certes pas
une apothéose après laquelle il ne resterait qu'à tirer le rideau;
l'humanité ne connaîtra sans doute jamais cette étape définitive,
l'état stationnaire dans le bonheur universel. Est-ce une raison pour
renoncer au culte de l'idéal? La perte serait incalculable. C'est la
vision d'une cité idéale de justice qui entretient chez les militants
du parti révolutionnaire l'ardeur et la passion de la lutte; c'est elle
qui soutient les plus humbles pendant les misères de la grève, et qui
inspire les plus grands dévouements. Là se trouve la source la plus
féconde des énergies; si elle venait à tarir, c'en serait fait du développement
de la classe ouvrière, qui dépend avant tout de ses propres
efforts. Mais pourquoi cette ardeur s'éteindrait-elle chez les travailleurs,
le jour où leur esprit formé par l'expérience apercevrait l'idéal
collectiviste comme une chimère, et apprendrait à mesurer ses espérances
sur les réalités? N'est-ce pas déjà l'état d'esprit d'un grand
nombre de travailleurs, de membres dirigeants des syndicats, des
coopératives et des mutualités, et cette pleine connaissance des conditions
positives de l'évolution exclut-elle chez eux l'activité et le
dévouement aux intérêts de leur classe? Non, la conscience des réalités
ne ralentit pas leur élan, parce qu'ils savent que le but réel du
mouvement, l'amélioration progressive du salariat par la force des
organisations ouvrières, est en lui-même un idéal digne d'être
atteint, qui vaut l'effort et le sacrifice.
 
A l'inverse, on peut comprendre l'inquiétude des esprits modérés et conservateurs devant les transformations si rapide de la constitution sociale, devant les agitations du monde moderne, les déplacements d'influence, les sentiments nouveaux des classes populaires.
Le contraste est immense, en effet, entre le tourbillon confus des sociétés modernes et la stabilité hiérarchique de l'ancienne société.
Il y a là un passage dangereux, où l'homme risque de perdre ses qualités d'autrefois sans acquérir celles que réclame son adaptation au nouvel état social. Mais « toute société recèle des forces latentes dont l'observateur n'a pas la mesure, des puissances de réaction contre le mal qui s'amassent sous des apparences de langueur, des germes nouveaux où dorment des forces inconnues ». Des vertus nouvelles naissent spontanément, en réaction contre les dangers qui menacent la nouvelle organisation sociale; la société possède ses moyens de défense comme un organisme.
 
La société de l'avenir sera plus largement démocratique que la notre, parce qu'il est inévitable que la démocratie dans l'ordre politique engendre la démocratie dans l'ordre économique. Sachons donc accepter cette évolution nécessaire. C'est avoir l'inintelligence de son temps, c'est faire de la méthode historique un usage incomplet et par conséquent abusif, que de s'isoler dans un culte chagrin de la tradition et de la coutume des ancêtres; c'est manquer de sens historique que de renier tout le mouvement de son siècle en maudissant la souveraineté du nombre, les tendances à l'égalité et les « faux dogmes de 89 », malgré qu'ils aient acquis droit de cité dans l'histoire; c'est aussi faillir à la loi d'amour de l'Evangile que de fermer son coeur aux aspirations de la multitude vers une vie plus haute et un développement plus large de la personne humaine.
 
Le passé a eu ses vertus et ses vices, comme le présent a les siens. L'orgueil de race, l'esprit de caste, la violence des passions égoïstes chez ceux qui détenaient la toute-puissance , la barbarie des peines, l'esprit d'intrigue, les faveurs iniques et la corruption des cours, n'avaient rien de plus nobles que l'envie populaire, l'esprit de secte, l'ambition intrigante et la corruption dans la démocratie; le sentiment de l'honneur féodal, les vertus patriarcales chez les maîtres et les serviteurs, n'avaient pas une valeur plus grande que le sentiment de l'indépendance et de la dignité personnelle, la pitié fraternelle, le dévouement à la science, l'activité généreuse dépensée au service de la cause populaire. La démocratie a ses faiblesses, parce
qu'elle est humaine, mais elle a aussi sa grandeur. Il faut l'accueillir
sans arrière-pensée et sans crainte; il faut l'aimer et la saluer avec
joie, parce que c'est elle qui, dans un état de haute civilisation,
multiplie le mieux les valeurs individuelles et réalise la plus grande
somme de bonheur pour le plus grand nombre.
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