Différences entre les versions de « Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Première partie : Les théories. Les systèmes de société socialiste - Livre I : Le collectivisme pur et son régime de la valeur »

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= Livre 1. Le collectivisme pur et son régime de la valeur =
== Chapitre 1. Les plans de société collectiviste. ==
 
== Chapitre 1. Les plans de société collectiviste ==


Le pur collectivisme se caractérise par les deux traits suivants :
Le pur collectivisme se caractérise par les deux traits suivants :
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tous les travaux et produits ont une valeur taxée en unités de
tous les travaux et produits ont une valeur taxée en unités de
travail suivant la quantité de travail dépensée, de telle sorte que les
travail suivant la quantité de travail dépensée, de telle sorte que les
travailleurs peuvent acquérir les produits en proportion de leurs
travailleurs peuvent acquérir les produits en proportion de leurs
travaux sans prélèvements capitalistes.
travaux sans prélèvements capitalistes.
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crises d'inanition universelle dont le monde moderne ne peut nous
crises d'inanition universelle dont le monde moderne ne peut nous
offrir une image même affaiblie.
offrir une image même affaiblie.
''* § II. Demandes et produits approvisionnés.''
La question d'équilibre entre l'offre et la demande se présente ici
sous une face retournée. L'adaptation de la demande à l'offre,
c'est-à-dire aux quantités existant en magasin, rencontre certaines
difficultés particulières, et réclame par conséquent quelques explications
nouvelles.
En théorie, l'Administration peut toujours obtenir l'équilibre, en
conduisant la production jusqu'au point où elle s'ajuste avec la
demande sur la base du prix de revient, unique ou moyen suivant
les cas. En fait, il faudra certainement procéder par à peu près, par
tâtonnements, de sorte que l'offre d'un produit particulier dépassera
la demande, ou inversement, dans l'immense majorité des cas.
Il est possible, d'abord, que l'Administration ne veuille pas donner
à la production une extension suffisante soit qu'elle néglige de
satisfaire des goûts rares et recherchés, soit qu'elle entreprenne de
modifier les goûts du public, en favorisant, par exemple, la production
du lait ou de la bière aux dépens de celle du champagne. Plus fréquemment encore, l'excès de l'offre ou de la demande, soit dans un magasin local, soit dans l'ensemble du pays, proviendra d'une
erreur de prévision. L'erreur ne sera pas toujours imputable à la
faute de l'Administration; dans bien des cas, elle sera inévitable,
parce qu'il aura été impossible de prévoir les changements de la
mode et les diverses circonstances qui viendront modifier la direction
des demandes. C'est ainsi que l'épargne privée des bons de
travail jouera constamment un rôle perturbateur. Tout bon épargné
représentera un produit en excès, qui ne trouvera pas d'écoulement
immédiat. A d'autres moments, au contraire, les bons mis en réserve
se porteront d'une façon imprévue sur une catégorie d'objets dont
la production aura été fixée en prévision des demandes probables
d'après les bons délivrés dans l'année. Quant à l'offre des produits
du sol, elle ne sera pour ainsi dire jamais égale aux quantités prévues
la production agricole, subordonnée aux caprices de l'atmosphère
et de la température, ne se commande pas comme la production
industrielle. Il ya donc mille chances pour que l'offre d'un article
dépasse la demande, ou réciproquement, dans une localité ou dans le
pays tout entier. Comment débitera-t-on les quantités existantes, en
attendant que la production se conforme pour l'avenir aux nouvelles
indications de la demande?
Si c'est l'offre qui dépasse la demande, les produits en magasin
ne trouvant pas preneur au prix coûtant, il faudra nécessairement
pourvoir à l'écoulement du stock, surtout s'il est exposé à une détérioration
rapide. Mais quel sera le moyen d'accélérer le débit de ces
objets délaissés, peut-être passés de mode ou déjà détériorés, si
leur prix a été fixé à un taux invariable, dès leur entrée en magasin,
d'après la quantité de travail social qui s'y trouve incorporée? De
toute nécessité, il faudra les offrir au rabais, et revenir, au moins
pour eux, au régime de l'offre et la demande. Mais le principe de la
valeur collectiviste est ainsi gravement altéré aux dépens de l'équilibre
du système; une partie des bons émis se trouve en excès sur la
valeur des produits qui doivent en former la contre-partie; sous la
menace du déficit, l'ensemble des bons se déprécie, et le système
entier se détraque. La difficulté paraît insoluble, si l'on ne renonce
pas complètement à la taxation en unités de travail pour généraliser
l'application de l'offre et la demande.
L'hypothèse inverse, celle où la demande est en excès sur l'offre, se
présente naturellement toutes les fois qu'il s'agit d'objets recherchés
dont la reproduction est impossible : oeuvres d'art, pierres précieuses,
vins renommés des années précédentes, ou même de la récolte à venir lorsque le vignoble est parvenu à son maximum de rendement,
maisons avantageusement situées au centre d'une grande ville ou
dans un site exceptionnel, etc. Elle se présente aussi pour les
objets qui peuvent être multipliés, lorsque la production en est
momentanément insuffisante. Dans ces circonstances, la taxe au prix
coûtant est encore trop rigide pour fournir une solution. Offrir les
objets rares au tarif ordinaire du coût en travail, ce n'est pas seulement
renoncer au bénéffice de leur rareté, c'est aussi se priver de tout;
moyen de faire un choix équitable entre des amateurs trop nombreux,
qui offrent tous le prix taxé et se présentent avec des droits égaux.
A qui les bouteilles de chambertin, si, à égalité de travail, elles sont
cotées au même taux que le cru d'Argenteuil? A qui l'appartement
situe au centre de la ville, si son loyer, calculé suivant le prix de la
construction, est le même que celui d'une habitation du faubourg?
Dans la foule des appelés, quel sera l'élu?
Si l'on écarte l'offre et la demande pour rester dans les termes du
collectivisme pur, on se trouve dans une véritable impasse. Toute
méthode d'attribution paraît défectueuse. La faveur? Le rang d'inscription
? Le tirage au sort? Le rationnement? Aucune de ces solutions
n'est satisfaisante; aucune d'elles n'échappe complètement au
reproche d'arbitraire, parce que le bon échangé contre un objet
recherché procurera toujours à son possesseur un avantage plus grand,
une valeur d'usage plus forte que le bon échangé contre un produit
pour lequel les consommateurs ne se font pas concurrence. Les
moyens d'acquisition ne peuvent conserver leur égalité de pouvoir
que si les prix varient avec l'offre et la demande.
Le collectivisme, enchaîné par son mode de taxation des valeurs,
est donc incapable d'ajuster la demande aux quantités actuellement
offertes; il ne fournit aucun moyen de pourvoir à l'écoulement des
produits en excès, et ne peut éviter l'arbitraire dans l'attribution
de ceux qui sont en déficit.
''* § III. Travailleurs et besoins de la production.''
Dans le pur collectivisme, toute heure de travail est équivalente à
une autre. Peu importent le genre, la difficulté du travail, le soin
qu'il réclame, l'habileté professionnelle qu'il suppose; l'heure de
travail d'un casseur de pierres communique même valeur au produit
que l'heure de travail d'un graveur en taille-douce ou d'un ciseleur
de bijoux, en supposant que ces divers travaux soient tous d'intensité
et d'habileté moyennes chacun dans leur genre; elle donne
lieu à une rémunération égale pour tous.
Dès lors se pose la question classique en la matière qui voudra
faire les basses besognes? Qui se soumettra à l'apprentissage d'un
métier difficile? Qui voudra travailler dans les localités où la vie est
dure et monotone? Si tous les travaux sont rétribués suivant leur
durée, sans distinction entre ceux qui sont pénibles ou difficiles et
ceux qui ne le sont pas, les travailleurs se porteront en masse sur
les métiers les plus agréables et les plus simples, dans les centres les
plus attrayants, et déserteront les autres postes. Quel sera le moyen
d'obtenir qu'ils se répartissent entre les emplois suivant les besoins
de la production?
En dernière analyse, ce sera la contrainte, la réquisition. Je veux
croire qu'elle s'exercera suivant des règles déterminées; mais c'est un
point sur lequel les collectivistes ne tiennent pas à s'appesantir, de sorte
que nous en sommes réduits aux conjectures. On peut supposer que
les groupes professionnels publieront la liste des emplois vacants, et
que les travailleurs choisiront suivant leurs capacités et leurs goûts.
Mais toutes les fois qu'il y aura excès d'un côté et déficit de l'autre,
l'autorité centrale devra intervenir pour faire la répartition d'office, en
assignant à chacun, autant que possible, une tâche appropriée à ses
aptitudes et à ses forces. Il ne suffira même pas de refuser aux chômeurs
l'accès des métiers déjà pourvus d'un personnel suffisant,
pour les contraindre à se rejeter sur les métiers pénibles; trop de
gens pourraient échapper à cette contrainte indirecte en vivant sur
leurs bons épargnés. Il ne suffira pas non plus, pour attirer les travailleurs
dans les métiers délaissés, de leur montrer qu'ils peuvent y
gagner davantage en travaillant plus longtemps. Pour remplir les
cadres des professions les plus pénibles, il faudra toujours recourir à
la corvée.
Rien de plus intolérable que le travail forcé, et la privation du
libre choix du domicile qui en est la conséquence. Aussi les socialistes se sont-ils efforcés de corriger la rigueur du collectivisme sur
le point où il offre l'aspect le plus rebutant. Pour affranchir l'individu
de la réquisition, ils ont admis que la rétribution s'élèverait
dans les métiers les moins recherchés, ou que la durée du travail
serait réduite (avec un tarif au temps sans doute surélevé), de manière
à y attirer librement les travailleurs; c'est seulement dans le cas où
ce procédé serait insuffisant qu'on aurait recours à la contrainte.
Mais les socialistes, se bornant en général à cette courte indication,
ne nous renseignent pas sur le moyen d'éviter l'arbitraire dans
la détermination des tarifs applicables aux différents travaux. On ne
peut cependant se passer d'une règle pour le calcul des coefficients.
Si ces coefficients étaient laissés à la discrétion des agents ou des
assemblées qui détiennent la puissance publique, il serait impossible
d'éviter les injustices; les grèves et les insurrections dirigées contre
l'autorité publique menaceraient sans cesse l'ordre social, et les
corps professionnels formeraient autant de classes antagonistes,
dont les intérêts ne pourraient être conciliés par aucun principe
rationnel d'arbitrage.
Pour des travaux de même nature, il est possible, nous l'avons vu,
de graduer les allocations suivant la qualité du travail; on peut, en
effet, représenter par un produit-type l'heure de travail social,
l'unité moyenne d'habileté et d'intensité du travail dans un certain
genre de production, et comparer à ce type les produits des travaux
individuels pour le calcul de la rétribution. Mais lorsqu'il s'agit de
travaux de nature différente, comme ceux du terrassier et du peintre
décorateur, il est impossible d'établir une unité moyenne d'habileté et de pénibilité à laquelle on puisse rapporter ces différents travaux, de manière à attribuer une rétribution plus élevée à ceux qui exigent
plus d'efforts, plus de science ou d'habileté professionnelle, qui sont
plus pénibles ou plus dangereux que les autres.
Karl Marx dit bien, à propos des métiers qui demandent une habileté
particulière, que le travail complexe, communiquant au produit
une valeur supérieure, compte comme multiple du travail simple.
Mais son observation est faite pour la société présente. Aujourd'hui,
en effet, les valeurs des travaux de différente nature, comme
toutes les valeurs, trouvent une commune mesure dans le prix en
monnaie métallique, et peuvent se comparer quantitativement. Mais
si l'on supprimait les prix en monnaie, il faudrait apprécier directement combien d'unités de travail simple se trouvent contenues dans
l'unité de travail complexe du sculpteur, du vidangeur ou du pécheur
d'Islande; calcul impossible, parce que ces différents travaux sont
incommensurables entre eux. Aussi Rodbertus, après avoir énoncé
le principe des tarifs différenciés dans la société collectiviste, ne
donne-t-il aucune règle qui permette de déterminer l'unité de travail
simple, ni de dresser une échelle des coefficients pour les travaux
complexes.
Il semble donc que les coefficients appliqués à l'heure de travail
dans les différents métiers et les différentes régions ne puissent être
fixés sans arbitraire. Toutefois, pour y échapper, M. Georges Renard
a imaginé une règle de calcul ingénieuse que nous retrouverons
plus loin.
== Chapitre 5. Le paysan propriétaire, l'artisan et le boutiquier dans la société collectiviste. ==
Avant de passer à l'étude des autres formes socialistes, nous nous
demanderons encore si le collectivisme peut se concilier, au moins
provisoirement, avec la petite propriété du paysan sur son lopin de
terre, de l'artisan sur ses instruments de travail, du boutiquier sur
son fonds de commerce.
La plupart des socialistes, dans les pays de petite propriété comme
la France, la Belgique et l'Allemagne du Sud, déclarent que cette
propriété, essentiellement différente de la propriété capitaliste caractérisée
par l'exploitation du travail d'autrui, est respectable et sera
respectée. Ils en garantissent le maintien, jusqu'au jour où cette
forme individuelle, dernier vestige d'un mode de production suranné,
aura été éliminée par le cours naturel des choses.
C'est le programme du Congrès de Marseille en 1892, et du Congrès
de Nantes en 1894; c'est aussi celui de la plupart des écrivains
du parti. En 1870, M. Liebknecht constatait que les paysans parcellaires
français et allemands tiennent encore fermement à leur propriété,
bien qu'elle soit dans la plupart des cas une propriété simplement
nominale et imaginaire; un décret d'expropriation provoquerait
chez eux sans aucun doute une opposition énergique, peut-être
même une rébellion ouverte. Au lieu d'appliquer ici la résolution de
l'Internationale votée au Congrès de Bâle (1869), suivant laquelle il
est nécessaire, dans l'intérêt de la société, de transformer la propriété
du sol en propriété commune, il faut donc, tout en éclairant
les paysans sur leur situation désespérée, se borner à soutenir devant eux des mesures d'allégement, telles que la conversion des dettes
hypothécaires en dettes vis-à-vis de l'État, et les amener à la communauté
par la concurrence des associations agricoles constituées
sur les domaines actuels de l'État.
M. Vandervelde écrit que la petite propriété et le petit commerce
constituent le domaine de l'association libre, que la propriété privée
restera applicable aux petits moyens de production, et que les formules
du collectivisme s'appliquent exclusivement aux branches
d'industrie où la concentration capitaliste s'est déjà opérée. ((Ce ne
sont pas les socialistes qui veulent enlever au paysan sa terre, au
commerçant sa boutique, au petit patron son établi. Ceux-là sont
expropriés, ruinés, dëcapitalisés par les gros capitalistes. ))
Suivant M. Jaurès, "la propriété paysanne sera maintenue dans
l'ordre collectiviste, tant que le paysan croira y trouver son intérêt;
elle y sera môme protégée contre les empiétements du capital usuraire,
libérée de l'hypothèque, affranchie de la spéculation et de
l'usure. De même, il y aura peut-être lieu de maintenir en bien des
points la petite usine, le petit atelier de fonderie dissimulé au fond
d'une cour, où le petit patron travaille avec deux ou trois ouvriers".
M. Jules Guesde dit à son tour « Là où le moyen de production est
encore à un état suffisamment rudimentaire pour être mis en valeur par
son propriétaire, nous nous inclinons devant cette propriété réellement
individuelle que l'on nous accuse stupidement de menacer."
Pour M. Gabriel Deville, « là où les moyens de travail se trouvent
entre les mains de celui qui les met en oeuvre, bien qu'ils s'y trouvent
sous la forme d'appropriation individuelle, le parti ouvrier
n'aura qu'à laisser faire les événements qui éliminent de plus en
plus cette forme d'appropriation». Mais tant que le paysan et le petit
industriel n'auront pas été conduits par les faits à renoncer volontairement
à leur modeste instrument de travail pour jouir des bénéffices
autrement rémunérateurs de l'appropriation collectiviste, on le
leur conservera. Le socialisme n'a pas la prétention de précéder les
phénomènes économiques, il se borne à les suivre. Bien plus en
attendant que le paysan renonce de lui-même à la propriété exclusive
de son morceau de terre, on l'intéressera à l'ordre communiste en le libérant de l'impôt foncier et de la dette hypothécaire, en mettant
gratuitement à sa disposition des engrais, semences et machines. La
petite propriété n'a pas de défenseurs plus sincères et plus chauds
que les collectivistes, dit-il; et il conclut à la protection de la petite
propriété, qu'elle soit industrielle, agricole ou commerciale.
II est très vrai que les socialistes restent dans la logique de leur
système, lorsqu'ils disent qu'ils n'ont pas à devancer les faits mais
sont-ils aussi logiques, lorsque, sous prétexte de ne pas les précéder,
ils promettent de protéger la petite propriété contre les empiétements
du capital usuraire qui menace son existence? N'est-ce pas se mettre
en travers de l'évolution qui doit conduire à la généralisation de la
propriété collective? N'est-il pas contradictoire de vouloir sauver ce
que l'on déclare irrémédiablement perdu? Il nous est permis de
penser, avec Engels, que des considérations de tactique locale
viennent ici obscurcir la pureté des principes. La social-démocratie
allemande, moins préoccupée sans doute du point de vue opportuniste,
a rejeté au Congrès de Breslau, en 1895, un programme tendant
à la consolidation de la petite propriété rurale, malgré l'appui que
lui donnaient Liebknecht et Bobel.
Quoi qu'il en soit de ce point doctrinal, d'autres questions nous
intéressent davantage. Le régime collectiviste est-il capable de respecter
la petite propriété du producteur sur ses moyens de production
? N'y a-t-il pas incompatibilité absolue entre collectivisme et
propriété individuelle des facteurs de la production? L'espèce de propriété
que l'on promet de conserver à celui qui l'exploite lui-même
serait-elle l'équivalent de celle qu'il possède aujourd'hui?
Si nous considérons d'abord le paysan propriétaire, nous voyons
que son droit se trouvera transformé et limité. Transformé, car sa
propriété, au lieu d'être absolue et perpétuelle, sera désormais
déléguée, soumise au domaine éminent de l'État, précaire et subordonnée
aux caprices d'une autorité naturellement disposée à étendre
la propriété collective aux dépens des derniers vestiges de la propriété
individuelle. Son droit sera limité, car le paysan ne pourra
plus vendre sa terre, ni la louer: ce serait prendre la qualité de capitaliste; et quant au droit de la transmettre par succession,
l'État sera fatalement conduit à l'abolir un jour, pour ne pas éterniser
une institution condamnée. La terre, désormais, n'aura plus
de valeur marchande, l'argent et l'échange ayant totalement disparu.
Le paysan sera dépouillé de son capital foncier; la terre ne sera plus
pour lui une forme d'investissement du capital-valeur, mais un
instrument de production dont il jouira par préférence à tout autre.
Les conditions mêmes de sa jouissance et de son exploitation
seront profondément modifiées. Que fera-t-il des produits qu'il ne
consacrera pas à la consommation familiale? On ne peut supposer
qu'il les vende à prix d'argent, car il est impossible que la monnaie
et les prix subsistent, même partiellement, à côté des taxes en unités
de travail; deux systèmes de valeur ne peuvent coexister dans un
même milieu pour des marchandises semblables, et si l'or continuait
à circuler comme monnaie-marchandise pendant une période transitoire
de l'ordre collectiviste, les bons de travail, impuissants à
s'imposer comme étalons de valeur, auraient eux-mêmes une valeur variable
en or, et ne seraient plus que des assignats mobiliers, portant,
comme nos anciens assignats territoriaux, sur des choses non
liquides. On ne conçoit pas davantage que le paysan soit autorisé à
vendre son blé sur le marché pour un prix en bons de travail variable
suivant l'offre et la demande, tandis que le blé récolté sur les terres
collectives aurait une cote fixe, déterminée par son coût en travail
de productivité moyenne. Permettre aux propriétaires ruraux de
vendre leurs récoltes même en bons de travail, ce serait ouvrir la
porte à l'agiotage sur les bons comme sur les marchandises, et conserver,
dans les pores de la société collectiviste, le commerce privé et
la spéculation, la banque et la Bourse, le crédit et le capital usuraire,
tous les organes que le socialisme a pour but de détruire; ce serait
tolérer, au profit des exploitants propriétaires, la rente de la terre et
l'intérêt du capital foncier; ce serait admettre enfin une concurrence
qui refoulerait tous les blés de l'État dans les greniers publics où ils
finiraient par pourrir, si les blés du commerce privé, dominant le
marché, s'offraient à un prix inférieur. Il faut donc de toute nécessité,
si l'on conserve au paysan son lopin de terre, qu'on l'oblige au moins à
livrer tous ses produits à l'Administration des entrepôts publics, qui
lui en donnera le prix en bons suivant le tarif commun du travail.
Quel sera ce tarif? Dans le système le plus radical, le paysan
perdra la propriété de son matériel d'exploitation, bestiaux, charrues,
engrais, etc.; ce matériel lui sera désormais octroyé par
l'État, qui en surveillera l'emploi. Le cultivateur-propriétaire sera
rémunéré suivant la durée de son travail d'intensité moyenne,
quel que soit le produit qu'il fournira. Le petit propriétaire qui
aura acquis à prix élevé une terre à blé féconde, un gras pâturage
ou un riche vignoble, perdra tout le fruit de son labeur et de son
épargne; il ne sera pas mieux rétribué que le propriétaire d'un
maigre champ de sarrasin, ou le concessionnaire gratuit d'une terre
collective.
Lui laisse-t-on, suivant le système de M. Jaurès, la propriété de
son matériel d'exploitation, avec le soin de le renouveler et de
l'étendre? On peut alors lui appliquer le mode de rétribution propre
à ce système, et l'intéresser à la culture intensive en le payant
d'après la quantité de ses produits, à la condition qu'il admette
ses auxiliaires au partage des bénéfices exceptionnels dus à la
supériorité de son exploitation. Mais le tarif sera calculé de manière
à supprimer toute différence résultant de l'inégalité naturelle
des terres; l'hectolitre de blé, par exemple, sera payé 20 bons
sur les mauvaises terres et 10 seulement sur les bonnes suivant
son coût moyen en engrais, amortissement et travail sur chacune
de ces catégories de terres; de sorte que le cultivateur-propriétaire
des bonnes terres sera encore dépouillé du revenu dont il jouissait
après l'avoir chèrement acquis. La suppression de la rente du sol
s'impose en régime collectiviste; jamais l'État ne laissera l'exploitant
d'une terre supérieure, propriétaire ou non, bénéficier d'un
revenu de monopole, soit en lui payant 20 bons un hectolitre de
blé dont la production ne coûte que 10 sur cette terre favorisée,
soit même en le lui payant au prix de vente, au coût moyen de
l'hectolitre sur l'ensemble du pays, 15 bons dans l'hypothèse précédemment
exposée; ce serait consacrer la rente, détruire l'égalité
entre les travailleurs, se mettre dans l'obligation d'élever
les prix au détriment des consommateurs pour conserver le monopole
de quelques-uns, et renier le principe premier du collectivisme.
Le petit propriétaire rural, dépouillé du revenu de sa propriété,
perd jusqu'à la liberté de diriger son exploitation à sa guise. Il la
perd, même si l'État veut bien lui laisser la propriété de ses constructions,
améliorations foncières, instruments de culture, bestiaux et
approvisionnements. N'oublions pas, en effet, que l'Administration même en régime décentralisé, reste investie du pouvoir discrétionnaire
de régler la production suivant les besoins sociaux. II est impossible de laisser le propriétaire exploiter à sa fantaisie, et produire de la viande quand il faut du blé et du sucre. Genre de culture, qualité et quantité des produits, tout lui est imposé par les
directeurs de la production, qui peuvent le contraindre à passer la
charrue sur un vignoble pour y semer du blé. Comment pourrait il
rester libre de régler même l'intensité de sa culture? De toute nécessité,
la direction des exploitations doit passer tout entière à l'Administration.
Tel est l'état du paysan soi-disant propriétaire. On lui laisse la jouissance de sa terre ,ais en le dépouillant de son droit exclusif, en lui appliquant; pour le paiement de son travail, un tarif aqui le prive totalement du revenu de sa propriété, en lui retirant même la
liberté d'exploitation, en le réduisant, pour tout dire, à une condition
qui est exactement celle du cultivateur d'une parcelle du domaine
collectif. Voilà ce que les socialistes appellent ménager les transitions,
respecter la petite propriété rurale, améliorer la condition du petit
propriétaire, l'intéresser à l'ordre communiste.
Que dire de l'artisan, du petit industriel, forgeron, menuisier, boulanger, serrurier, mettant lui-même en oeuvre ses instruments de
travail avec l'aide de quelques ouvriers? Sa propriété sera-t-elle respectée?
Lui laissera-t-on ses outils, ses machines, son atelier? Les
socialistes semblent disposés à lui conserver la propriété de ses
instruments de travail. Mais s'il doit régler sa production sur l'ordre
de l'autorité publique, livrer tous ses produits à l'Administration, en recevoir le prix au tarif ordinaire, donner à ses ouvriers, sous le
contrôle des inspecteurs, une rétribution égale à la sienne, sauf une légère différence pour son travail de direction, a*aue signifie sa propriété, et que lui rapporte-t-elle ? Dans le régime le plus favorable, il jouira, comme ses ouvriers du reste d'une prime exceptionnelle s'il dispose d'un outillage perfectionné, mais il sera toujours à la merci d'un caprice des fonctionnaires, qui pourront l'obliger à changer ou à réduire sa production. Tôt ou tard, ce régime d'arbitraire conduira au régime à l'heure, à l'abdication devant l'État envahissant, et la petite propriété de l'artisan aura
vécu.
Quant au petit boutiquier, son avenir est clair; son commerce doit disparaître, et le commerçant au détail, s'il conserve sa boutique, ne pourra jamais être qu'un tenancier de l'Administration. A côté des grands entrepôts publics d'habillement, de meubles, de quincaillerie,
il sera toujours nécessaire d'avoir de petits magasins de
débit assez nombreux, pour mettre à la portée des consommateurs les objets de consommation journalière, tels que comestibles, boissons,
menus articles de papeterie, de mercerie, de parfumerie, etc.
On pourra donc adoucir la transition en laissant certains boutiquiers
à leurs boutiques. Mais ils ne seront plus propriétaires des articles
qu'ils débiteront, et ne réaliseront plus de profits sur la vente; ils
seront des employés publies, comptables des produits que les entrepôts
leur fourniront, chargés de les écouler dans le public au tarif
officiel, et rétribués, comme les autres travailleurs, suivant la durée de
leur travail.
Dans cette question des petits producteurs indépendants, on ne
peut reprocher à M. Kautsky d'altérer les principes. Après avoir
exposé les mesures de protection nécessaires en faveur des salariés
agricoles, et les améliorations qu'il est possible de réaliser au profit de
l'agriculture et des populations agricoles, il déclare que les socialistes
ne sont pas disposés à exproprier les paysans mais le parti ne
défend pas les intérêts des entrepreneurs; il considère comme impossible
et contraire à ses principes le salut, ou même le relèvement de
l'exploitation paysanne. M. Kautsky montre ensuite comment les
paysans et les artisans, dans un régime collectiviste, tout en gardant
la possession de leur terre ou de leur atelier, recevront de la société
leurs matières et leurs outils, devront se conformer à la production
sociale et livrer leurs produits à la société. Il est douteux, ajoute-t-il,
que l'on réussise par cette politique (tracée d'ailleurs pour l'Allemagne)
à gagner les paysans au parti socialiste, qui restera toujours,
au fond, le parti des prolétaires de la ville; mais il ne faut pas désespérer
de les amener à la neutralité; car « les innombrables propriétaires
d'infimes exploitations parasites renonceront avec joie à l'indépendance
et à la propriété dont ils n'ont que les apparences, quand
on leur montrera les avantages incontestables de la grande exploitation
»
Ni pour le paysan, ni pour l'artisan, ni pour le commerçant au
détail, la propriété ne peut être conservée dans la société collectiviste.
Toute promesse à cet égard reste vaine par la force des choses; suivant
la logique implacable du système, cette soi-disant propriété,
respectée pendant une période transitoire, ne peut être qu'une formule creuse et une coquille vide. Quoi qu'on en puisse dire, il n'est
pas possible que l'avènement du collectivisme pur soit graduel et
progressif; du jour où il triomphera, le propriétaire rural, le petit
industriel et le boutiquier se trouveront fatalement soumis a la loi
commune, conservant peut-être la possession, mais perdant à coup
sûr la propriété réelle, le revenu, le profit, et jusqu'à la liberté
d'exploitation.
== Chapitre 6. Conclusion; le collectivisme et la liberté. ==
Le collectivisme radical, avec son mode de production administrative
et son régime de valeur fixée suivant le temps de travail d'intensité
moyenne, investit l'État d'un immense pouvoir, qui embrasse
tous les domaines de l'activité individuelle. II impose à l'Administration,
composée d'innombrables organes entretenus par les ressources
publiques, une tâche surhumaine et une responsabilité écrasante.
Il lui confie toutes les fonctions économiques de la nation, tout le
service de la production, du transport, de l'emmagasinage et de la
distribution, la gestion du logement comme celle des subsistances et
des autres fournitures. Il lui donne le pouvoir exclusif de taxer les
services et les produits, après des calculs inextricables de moyennes
sociales, et lui confère la charge d'une comptabilité prodigieusement
compliquée, dont les erreurs peuvent compromettre l'existence nationale.
L'autorité publique, responsable des chômages, est tenue de
procurer à chacun un emploi conforme à ses aptitudes. L'État,
employeur unique de millions de travailleurs, supporte tout le
fardeau des fautes et des injustices qui peuvent se commettre dans
la répartition des tâches, le calcul des tarifs ou la réception des produits.
Le gouvernement économique, disposant des citoyens à la
fois comme consommateurs et comme producteurs, est sans cesse
exposé à succomber sous le poids des responsabilités.
Le progrès matériel et le développement des forces productives
n'ont d'autre garantie que le zèle des fonctionnaires électifs et le
dévouement des travailleurs. II faut qu'en dehors de tout avantage
personnel, la passion désintéressée du bien les détermine à adopter les machines nouvelles et les méthodes perfectionnées, lors même
qu'elles bouleverseraient les habitudes et les situations acquises. La
réduction des frais, l'économie des matières et l'entretien du matériel
dépendent de la contrainte que les uns sont disposés à exercer sur
leurs commettants, et les autres sur eux-mêmes. Quant à l'amortissement
du capital productif, quant à son extension par des prélèvements
sur la rétribution des travaux individuels, il faut compter,
pour y pourvoir, sur la fermeté des pouvoirs électifs.
Cherche-t-on, comme M. Jaurès, à décentraliser l'organisation
collectiviste, en laissant aux corporations professionnelles une autonomie
relative, et en leur concédant, sous certaines réserves, la propriété
de leur outillage? Essaie-t-on de donner quelque vie aux
organes flasques de la production collectiviste, en adoptant pour
unité de valeur l'heure de travail de productivité moyenne, de manière
à ménager une prime à la productivité exceptionnelle du travail
s'exerçant sur un outillage supérieur à la moyenne? On échoue
devant un double écueil: complication excessive du calcul des
moyennes, qui doivent être établies pour chaque exploitation particulière
suivant la productivité des agents naturels; et d'autre part,
en l'absence d'un régulateur automatique de la production, oppression et étouffement fatal de l'industrie corporative par le pouvoir
arbitraire de réglementation nécessairement dévolu à l'autorité centrale.
Mais c'est surtout au point de vue de l'équilibre économique que le
collectivisme est défectueux. La fonction vitale de l'organisme social,
l'adaptation de la production aux besoins, devient une fonction administrative.
C'est l'autorité publique qui est chargée de centraliser les
renseignements, de prévoir les demandes, de calculer en conséquence
les moyens de production à créer, les achats à faire au dehors, les
marchandises à produire pour l'échange extérieur. Sur elle repose la
charge de régler le mouvement tout entier, de déterminer la nature
et la quantité des produits à livrer pour satisfaire les besoins les plus
délicats comme les plus essentiels, sans déficit et sans excès. Il faut
obtenir des fonctionnaires qu'ils se plient aux goûts variés et capricieux
du public, sans crainte de compliquer leur service, qu'ils s'ingénient
à prévenir les moindres désirs des consommateurs, comme
savent le faire les producteurs et les négociants dans la société individualiste.
Aucune faute de prévision, aucune erreur, aucun oubli
ne doivent être commis dans un service comme celui des subsistances;
l'existence de tout un peuple dépend de la vigilance de son
gouvernement pourvoyeur.
Par ailleurs, le collectivisme est impuissant à réaliser l'équilibre,
même d'une façon purement théorique. Nul moyen d'écouler les
produits en excès, passés de mode ou détériorés, qui encombrent les
magasins sans trouver preneur au prix coûtant; nulle règle satisfaisante
d'attribution pour les objets qui existent en quantité insuffisante.
Quant à la répartition des travailleurs entre les emplois, elle
est aussi déréglée; à défaut d'équilibre spontané, l'État doit employer
la force pour recruter les travailleurs dans les métiers les moins
recherchés.
Détraquement des rapports économiques, gaspillage, langueur de
la production, règne universel de l'arbitraire et de la compression,
tels sont les maux inhérents à la forme collectiviste. Sous quelque
aspect qu'on l'envisage, c'est toujours et surtout la liberté qui
s'y trouve sacrifiée.
Les adversaires du collectivisme ont principalement insisté jusqu'ici
sur son caractère oppressif, et longtemps les socialistes se sont contentés
de répondre qu'il n'y a pas de vraie liberté, en régime capitaliste,
pour la masse de ceux qui, vivant au jour le jour de leurs salaires,
sont à la discrétion du capital. Quelle que soit la valeur de cette
contre attaque, le collectivisme est blessé à mort, s'il ne parvient pas
lui-même à se laver du reproche de sacrifier la liberté.
Or, il n'est pas une seule liberté qui ne paraisse compromise, dans
un régime qui subordonne toute consommation au bon vouloir des
arbitres tout-puissants de la production et de la distribution. Que
reste-t-il à l'individu, si la satisfaction de ses besoins et de ses goûts
est abandonnée à la discrétion de l'autorité publique? Quelle peut
être la garantie des minorités, contre un pouvoir aussi formidable
des majorités ? Toute manifestation d'activité individuelle ou collective,
même de l'ordre intellectuel et moral, se traduisant par un
usage ou une consommation de choses matérielles, toute liberté,
liberté de la presse, liberté des élections, liberté de réunion, liberté
des théâtres, liberté de l'enseignement, liberté religieuse, se trouve
soumise à l'arbitraire des personnages préposés à la direction des
fonctions économiques.
Il n'est pas jusqu'à la liberté du choix de la profession, jusqu'à
telle du domicile et du foyer familial, qui ne soient à la merci de
l'autorité publique, si le collectivisme ne laisse pas altérer son système
de la valeur en admettant le jeu de l'offre et la demande. Suivant
les besoins de la production et le hasard des vacances, les
membres d'une même famille peuvent être arrachés à la maison
paternelle et dispersés au loin sur l'ordre des fonctionnaires publics;
certains travailleurs sont enchaînés à leur atelier comme des galériens
à leur banc. II est bien vrai qu'aujourd'hui les mêmes effets
peuvent résulter des nécéssités économiques; mais la contrainte
n'est-elle pas plus odieuse lorsqu'elle émane des hommes que lorsqu'elle
est le fait des choses?
On nous promet la disparition des contraintes, sous le prétexte
que l'avènement du collectivisme entraînerait l'abolition de l'État
tel que nous le connaissons, de l'État capitaliste fondé sur la division
des classes, organisé et dirigé pour garantir à la classe capitaliste
la conservation de son privilège économique. « L'administration
des choses sera substituée au gouvernement des hommes. »
En vérité, il semble que l'on cherche à engourdir la pensée, en la
caressant d'une formule hypocrite qui se répète avec la monotonie
d'un refrain de berceuse. Le gouvernement des hommes, la contrainte
du commandement personnel, disparaîtraient d'une société
où les fonctions économiques seraient remises, comme les fonctions
politiques, à la direction des administrations publiques, où la vie
sociale tout entière serait sous la dépendance du pouvoir, où nul
acte de l'individu n'échapperait à l'autorité ou au contrôle des fonctionnaires
? Est-ce sérieusement qu'on l'affirme?
Croit-on suffisant, pour sauvegarder la liberté, de soustraire la
vie économique à la tutelle du gouvernement politique, en instituant,
à côté du pouvoir militaire et diplomatique, un Conseil supérieur
du travail, comme le veut M. Jaurès? Suffirait-il, comme le
propose M. Vandervelde, de faire entre l'État, gouvernement des
hommes, et l'État, administrateur des choses, la même séparation
qu'entre le cerveau et l'estomac? C'est toujours revenir à cette idée
que l'administration économique, étant l'administration des choses,
ne peut avoir rien de pesant pour les hommes. Administration des
choses, oui certes, mais administration exercée par des hommes sur
les autres hommes à l'occasion des choses; et ces hommes, représentants
élus des majorités, épousant toutes leurs passions et leurs
rancunes, seraient investis du pouvoir le plus formidable qui se soit
encore rencontré dans une société humaine. Si l'État capitaliste est
une gendarmerie établie pour protéger le capital, l'État socialiste
serait de même une police destinée à maintenir l'ordre socialiste,
avec des moyens qui dépasseraient en puissance et en tyrannie tous
ceux qui ont pu être employés jusqu'ici.
Plus d'État, dit-on, mais un gouvernement économique à côté du
gouvernement politique; plus d'impôts, mais un prélèvement sur le
produit du travail pour les besoins publics. Simple changement
d'étiquette. Les traites de l'ancien régime sont devenues les douanes
et octrois, les aides et gabelles s'appellent aujourd'hui contributions
indirectes; mais le contribuable ne s'y trompe pas, et il continue à
donner aux agents du fisc leurs noms populaires. Que signifient
donc ces déguisements, et qui trompe-t-on ici?
A l'immense mécanisme d'acier qui l'étreint, qui le broie, qui comprime
tous ses mouvements, étouffant l'expression de sa pensée et
disloquant sa famille, l'individu, simple pièce de l'appareil, est rivé
de sa naissance à sa mort. Contre ce régime de caserne et de corvées,
toute la nature de l'homme moderne, parvenu à un haut développement
de conscience et de personnalité, proteste avec indignation et
avec dégoût. Espère-t-on que l'individu se résignera de nouveau
aujourd'hui à la perte de sa liberté, qu'il subira cette épouvantable
servitude économique, cette intolérable oppression de sa conscience,
sans soubresauts et sans révoltes d'une irrésistible furie? Non, un
tel régime n'est pas viable.
Aussi M. Jaurès proclame-t-il bien haut son culte de la liberté
« Nous aussi, nous avons une âme libre; nous aussi, nous sentons
en nous l'impatience de toute contrainte extérieure! Et si dans
l'ordre social rêvé par nous nous ne rencontrions pas d'emblée la
liberté, la vraie, la pleine, la vivante liberté, si nous ne pouvions
pas marcher et chanter et délirer même sous les cieux, respirer les
larges souffles et cueillir les fleurs du hasard, nous reculerions vers
la société actuelle, malgré ses désordres, ses iniquités, ses oppressions
car si en elle la liberté n'est qu'un mensonge, c'est un mensonge
que les hommes conviennent encore d'appeler une vérité, et
qui parfois caresse le coeur. Plutôt la solitude avec tous ses périls
que la contrainte sociale; plutôt l'anarchie que le despotisme quel
qu'il soit. La justice est pour nous inséparable de la liberté. » Mais
la liberté, loin d'être exclue de l'ordre social nouveau, en sera l'âme
et l'esprit de feu.
Pas de socialisme donc, s'il ne doit pas sauvegarder la liberté.
Mais comment opérer la conciliation, et transformer un régime
d'autorité en régime de liberté?
M. Jaurès n'y a pas réussi, parce qu'il n'a pas su renoncer à la
taxation des valeurs en travail, qui nécéssite une direction administrative
de la production. Schaeffle, au contraire, pressait les
socialistes de prendre en considération la valeur d'usage dans la
constitution de la valeur d'échange « Si le socialisme, dit-il, voulait
abolir la liberté des besoins individuels, il devrait être regardé
comme l'ennemi mortel de toute liberté, de toute civilisation, de tout
bien-être intellectuel et matériel. »  Mais pour libérer l'individu, il
faut libérer la production, et par conséquent revenir à la forme
actuelle de la valeur d'échange variable suivant l'offre et la demande.
Pas de socialisme, dira-t-on, si les corporations et les individus
restent libres de régler la production suivant les fluctuations des
prix, parce que la concurrence engendre les crises et les inégalités
de profit.
Est-ce là un effet inévitable du jeu de l'offre et la demande? Nous retrouverons
la question, en parcourant les différentes variétés du
socialisme qui tendent à éliminer les revenus capitalistes sans toucher
cependant au mode actuel de la valeur d'échange. Nous nous
demanderons si le socialisme d'État, le socialisme communal et le socialisme
corporatif ne parviennent pas à écarter les inégalités de
profit incompatibles avec l'essence du socialisme. Mais il est des
maintenant un point acquis : s'il n'y a de vrai socialisme que par
la fixation des valeurs d'après le temps de travail, le socialisme est
incompatible avec la liberté.
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