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en mesure d'imposer sa solution simpliste à un organisme aussi | en mesure d'imposer sa solution simpliste à un organisme aussi | ||
complexe que celui des sociétés contemporaines. | complexe que celui des sociétés contemporaines. | ||
==Chapitre 18. Le sens de l'évolution et la politique sociale.== | |||
Extension du capitalisme et organisation des forces collectives, tels | |||
sont les deux grands faits qui donnent au mouvement économique | |||
contemporain son caractère propre. Le capitalisme, sous des formes | |||
concentrées qui multiplient sa puissance, et par des procédés de crédit | |||
perfectionnés qui l'étendent d'une façon moins apparente, domine la | |||
plus grande partie de la production et de la circulation; il atteint son | |||
maximum d'énergie dans les sociétés par actions, les cartels et les | |||
trusts. Il rencontre cependant des entraves et des limites dans certaines | |||
autres formes collectives, sociétés coopératives urbaines et | |||
rurales, syndicats ouvriers, État et municipalités, dont l'importance | |||
économique grandit rapidement depuis une trentaine d'années. On | |||
trouve donc à la fois, dans nos sociétés modernes, les éléments d'une | |||
puissante aristocratie industrielle et financière, et ceux d'une large | |||
démocratie rurale, industrielle et commerciale, dont les forces se | |||
tiennent en équilibre sous le contrôle de l'État régulateur. | |||
Dans l'avenir, tel qu'on peut l'entrevoir en prolongeant par la | |||
pensée le développement des organes qui paraissent les plus vivaces | |||
et les plus progressifs, l'association jouera un rôle plus important | |||
encore qu'aujourd'hui. Sociétés et coalitions capitalistes, syndicats | |||
de petits producteurs agricoles et industriels, sociétés coopératives | |||
diverses, fédérations coopératives gérant des entreprises de production, | |||
exploitations de l'État et des municipalités, associations patronales | |||
et unions ouvrières, seront les éléments essentiels de la constitution | |||
economique. | |||
Car l'association appelle l'association. Un cartel de producteurs | |||
provoque la formation d'un cartel de défense; la pression d'un syndicat ouvrier détermine les patrons à se syndiquer, ou inversément; | |||
le syndicat agricole donne naissance à la caisse rurale et à la caisse | |||
d'assurances mutuelles, la banque coopérative à la société de consommation, | |||
etc. Dans chaque groupe, les associations élémentaires se | |||
rapprochent, dès qu'elles sont assez nombreuses et assez fortes pour former | |||
entre elles des fédérations. Des rapports s'établissent entre groupes | |||
et fédérations de nature différente; des relations contractuelles | |||
complexes unissent les différentes branches de la coopération | |||
urbaine et rurale, et rattachent les coopératives urbaines aux syndicats | |||
ouvriers; des contrats se forment entre les sociétés capitalistes | |||
et les autres associations, entre les unions patronales et ouvrières, et | |||
ainsi de suite. Les sociétés civilisées paraissent donc appelées à | |||
prendre des formes d'organisation plus régulières, dans lesquelles | |||
les éléments sociaux si longtemps dispersés seront plus solidaires et | |||
mieux coordonnés. | |||
Il est inévitable, enfin, que les mêmes liens de coordination et de solidarité | |||
se développent entre les nations avec les progrès de la | |||
colonisation et des transports. Dès aujourd'hui, les coalitions de producteurs | |||
et les fédérations ouvrières tendent à se former par-dessus les | |||
frontières. Les conventions diplomatiques, déjà si fréquentes | |||
en matière de douanes, de navigation, de primes à l'exportation, de | |||
poids et mesures, de chemins de fer, de postes et télégraphes, de mesures | |||
sanitaires, d'émigration, d'assistance, d'extradition, etc. | |||
s'appliqueront à bien d'autres objets qui, comme la protection | |||
légale des travailleurs, les trusts et les assurances, présentent un | |||
intérêt international; déjà les mesures de protection ouvrière sont | |||
entrées dans le domaine des accords diplomatiques, à la suite du | |||
traité de travail franco-italien et de la Conférence de Berne. Et | |||
tandis que les règles internationales se multiplient, les législations | |||
nationales elles-mêmes tendent à s'unifier. La connexité des intérêts | |||
économiques établira sans doute dans le monde l'unité de civilisation | |||
que la communauté des croyances religieuses avait su réaliser dans | |||
l'Europe du moyen âge. | |||
===§ 1. L'idée démocratique, son rôle dans l'évolution.=== | |||
Le mouvement général de concentration et de fédération est un | |||
grand courant historique qu'aucune puissance humaine ne saurait | |||
arrêter ou détourner. En vain cherche-t-on, dans certains pays à fortifier la petite industrie en restaurant la corporation de métiers | |||
obligatoire; en vain s'efforce-t-on, par des mesures législatives, | |||
d'empêcher l'agrandissement des entreprises, la formation des cartels | |||
et des trusts, la croissance des grands magasins et des coopératives; | |||
la concentration se poursuit, à peine retardée par des lois | |||
facilement éludées. En vain les théoriciens déploient-ils toutes les | |||
ressources de leur dialectique pour démontrer la malfaisance des | |||
lois réglementant le travail, et l'impuissance des syndicats ouvriers | |||
à défendre le salaire contre le jeu naturel des prix; parlements et | |||
unions ouvrières accentuent leur politique, et fixent successivement | |||
les règles qui assurent au travailleur une existence normale. La | |||
résistance aux lois du mouvement économique n'est guère moins | |||
inefficace et moins nuisible que la lutte contre le machinisme; il | |||
faut savoir s'incliner devant le déterminisme des grandes évolutions | |||
historiques, et y conformer ses actes au lieu de s'épuiser en | |||
résistances stériles. | |||
Est-ce aveu d'impuissance, et fatalisme philosophique conduisant à l'inaction? Nul ne se résignerait à l'abdication de la volonté | |||
humaine, et les penseurs les plus déterministes se défendent eux-mêmes | |||
d'être fatalistes. Les lois naturelles de l'évolution n'ont pas | |||
un tel caractère de rigueur qu'elles ne laissent aucune place au droit | |||
consensuel; l'action volontaire et consciente de l'homme reste efficace, | |||
à la condition de ne pas s'exercer à contre-sens. Les nécessités | |||
historiques, disent avec raison les socialistes contemporains, ne | |||
résultent pas de forces purement mécaniques; elles ne sont pas | |||
faites seulement de contraintes économiques reposant sur les bases | |||
techniques de la production. Parmi les facteurs qui déterminent | |||
l'évolution, les idées, les notions traditionnelles contenues dans le | |||
droit, la coutume et les moeurs, les conceptions morales élaborées | |||
par la conscience, jouent un rôle considérable, dont l'importance | |||
paraît grandir avec la civilisation. Il est permis à l'homme de concevoir un idéal; et cet idéal, quand il se propage dans les intelligences, | |||
devient une source d'énergie et tend de lui-même à se réaliser. Nul | |||
ne conteste aujourd'hui cette interprétation tempérée du déterminisme | |||
historique. | |||
L'idéal des hommes de ce temps ne peut plus être, comme celui | |||
des anciens utopistes, la conception arbitraire et inconditionnée | |||
d'une intelligence, si haute soit-elle; pour des esprits formés à la | |||
méthode des sciences expérimentales, il ne peut être conçu que | |||
comme une résultante du développement historique; il s'élabore lentement | |||
au sein de l'humanité, et se transforme au cours des âges pour s'adapter aux differents états sociaux. Si l'idéal des républiques de l'Antiquité a été la puissance de la cité par la parfaite homogénéité de ses membres sur la base de l'esclavage, celui qui se forme progressivment chez les peuples modernes se distingue par son caractère démocratique. Il ne réside pas dans un principe absolu, trop éloigné de la réalité pour être le but des activités pratiques; mais il consiste au moins dans une idée de justice à réaliser par le développement moral et matériel du plus grand nombre. | |||
Un sentiment s'est propagé, non seulement chez les classes populaires, | |||
mais parmi les penseurs et dans une partie des autres | |||
classes de la société, dont la pensée subit de nos jours un sourd | |||
travail de transformation; ce sentiment, c'est que, malgré des progrès incontestables, les travailleurs manuels n'ont reçu jusqu'ici | |||
qu'une part tout à fait insuffisante des acquisitions matérielles et | |||
intellectuelles de notre siècle; c'est qu'en dépit des merveilleuses inventions qui ont mis les forces de la nature au service de l'homme, le labeur n'a pas été allégé, ni le salaire augmenté dans la mesure où s'est accrue la productivité du travail humain. Par un phénomène singulier, qui s'est déjà rencontré à d'autres époques de l'histoire, ce n'est pas la paupérisation croissante des masses, c'est au contraire l'amélioration de leur condition matérielle, le progrès de leur éducation morale et intellectuelle, et, d'une facon générale, l'Etat démocratique des sociétés modernes, qui ont provoqué cet éveil des | |||
consciences dans les différentes couches sociales: aspiration souvent | |||
confuse, mais aspiration pressante vers un état meilleur, dans lequel il y aura plus de sécurité, de bien-être et de culture pour l'ensemble des hommes. | |||
L'opinion publique, jadis indifférente, s'intéresse tous les jours | |||
davantage aux conflits du capital et du travail, et les salariés en grève se tournent fréquemment vers elle pour la gagner à leur cause. La presse, l'école, les assemblées politiques font une place toujours plus large aux questions sociales qui semblent désormais dominer toutes les autres. L'économie politique n'est plus la science abstraite d'autrefois, absorbée dans la contemplation de lois naturelles immuables, et dans la recherche exclusive des procédés qui procurent la plus grande production et le plus grand profit; de nos jours elle se préoccupe surtout des problèmes de la répartition, et si elle continue à s'intéresser aux problèmes de la production, c'est principalement à cause de leur influence sur la situation materielle du plus grand nombre. Un souffle plus large d'humanité pénètre les âmes. Des souffrances auxquelles on se résignait jadis comme à un mal inévitable paraissent intolérables aux hommes de notre temps; le paupérisme | |||
et les vices qu'il engendre, les logements insalubres et le | |||
travail épuisant, l'insuffisance des salaires dans les industries à | |||
domicile restées sous l'empire de la loi d'airain la plus rigoureuse, | |||
toutes ces misères apparaissent comme des plaies honteuses qu'il | |||
faut guérir à tout prix, et nul ne songe à répéter aujourd'hui, avec | |||
le philosophe du libéralisme, que « la pauvreté des incapables, la | |||
détresse des imprudents, le dénûment des paresseux, cet écrasement | |||
des faibles par les forts qui laisse un si grand nombre dans les basfonds | |||
et la misère, sont les décrets d'une bienfaisance immense et | |||
prévoyante". | |||
Les questions sociales ne s'imposent pas seulement à l'attention | |||
de tous par leur caractère moral; ceux-là même qui se tiennent | |||
volontiers au-dessus des considérations de sentiment ne peuvent | |||
rester indifférents à ce fait, que le vice et la misère entretiennent | |||
dans les centres de civilisation un foyer de contagion physique et | |||
morale et un danger permanent pour la paix publique. A défaut de | |||
fraternité, !a crainte des incidences serait suffisante pour secouer | |||
les natures les plus inertes, et leur inspirer quelque doute sur la | |||
philosophie optimiste de la misère. | |||
Une connaissance plus exacte des lois de relation concourt donc | |||
avec les plus purs sentiments de pitié et d'amour pour déterminer | |||
les générations nouvelles à travailler au relèvement des faibles; non | |||
plus tant par les ressources multipliées de la charité individuelle, | |||
que par des réformes d'une portée générale tendant à combattre le | |||
mal dans ses causes. | |||
C'est l'indice d'un progrès moral certain que cet affinement de la | |||
conscience publique et ce souci croissant des questions sociales. Le | |||
sens de la communauté, « l'esprit de la ruche », le sentiment que | |||
l'individu appartient a une communauté vis-à-vis de laquelle il a des | |||
devoirs plus larges que celui de fournir sa contribution à la défense | |||
commune, ce sens, si vivant dans les sociétés antiques et si longtemps | |||
assoupi dans les sociétés modernes, commence à se réveiller. | |||
On s'aperçoit que l'individu n'est pas le centre autonome qu'il | |||
s'imagine volontiers dans son égoïsme et son orgueil; son bien-être, | |||
sa science, ses jouissances intellectuelles et matérielles, la forme | |||
même de sa pensée, il les doit à la civilisation qui l'entoure, à la | |||
longue série des générations qui l'ont précédé, aux institutions | |||
sociales qui lui assurent ses possessions, au travail de ses prédécesseurs | |||
et de ses contemporains. Quant à lui, il n'a concouru que pour | |||
une part infinitésimale à l'oeuvre de civilisation dont il jouit; qu'il | |||
ne se croie donc pas quitte de toute obligation, lorsqu'il se borne à | |||
exécuter ses contrats en payant strictement les services qui lui sont | |||
rendus. | |||
Il faut se pénétrer de ces sentiments, pour supporter sans peine | |||
les inévitables sacrifices qu'entraîne toute politique de réforme sociale. | |||
A celui qu'opprime la pensée de la misère, les limitations, les mesures | |||
de contrôle, les contraintes fiscales paraissent légères, si elles ont | |||
pour objet de procurer à tous un minimum d'existence et de sécurité. | |||
Celui-là accepte volontiers sa part des obligations et des charges de | |||
la prévoyance sociale, qui les considère comme des mesures de salut | |||
pour la masse des hommes; le tribut imposé aux plus favorisés lui | |||
apparaît non pas comme un prélèvement injuste qui affaiblit la | |||
société, mais comme un moyen de préserver les individus d'une | |||
injuste déchéance qui brise les énergies et corrompt une partie de | |||
l'organisme social. | |||
Il y a donc un idéal, celui du développement de la personnalité | |||
pour tous, qui a grandi dans la conscience populaire en même temps | |||
que la science et la démocratie; idéal en complète harmonie avec | |||
l'une et avec l'autre, puisque la solidarité est une notion à la fois | |||
scientifique et démocratique; idéal intimement lié à l'ensemble du | |||
procès social, et par conséquent conforme aux lois du développement | |||
historique. | |||
Mais il ne suffit pas de soumettre à l'épreuve de la méthode historique | |||
cette conception générale d'un idéal démocratique. La vision | |||
reste naturellement très vague et sans signification précise, si elle | |||
n'est pas accompagnée d'un programme d'organisation dont les | |||
lignes doivent être au contraire nettement dessinées. Or, c'est dans | |||
cette tâche, la plus importante et la plus difficile, qu'il est surtout | |||
nécessaire de rester attaché à la méthode d'observation. Le philosophe | |||
ou l'homme d'État réaliste, même lorsqu'il s'inspire des considérations | |||
morales qui dominent la pensée moderne, limite son programme | |||
aux réformes possibles, et écarte de sa politique tout objectif | |||
purement idéaliste qui serait dépourvu de portée pratique. | |||
C'est sur ce point essentiel que se marque la différence des méthodes. | |||
Le réaliste ne dira pas, comme le philosophe enfermé dans son rêve | |||
intérieur : l'inégalité étant un mal, il faut supprimer les titres de | |||
propriété qui la consacrent. Ces applications ingénues de la méthode | |||
déductive opérant sur des postulats d'ordre moral lui apparaissent | |||
comme des anachronismes, dans le siècle des connaissances positives | |||
et de l'esprit critique. Il n'attaquera pas une institution, s'il | |||
n'aperçoit pas autre part que dans ses désirs les indices des formes | |||
nouvelles qui doivent remplacer les anciennes. Au lieu d'exposer | |||
complaisamment un système social sur des bases purement idéologiques, | |||
il vérifiera si le système est viable et si les germes s'en développent | |||
dans la société. Il fera taire ses impatiences, et tiendra | |||
compte des traditions, des intérêts, voire même des préjugés enracinés | |||
dans un milieu, parce que ce sont des forces que la politique | |||
sociale ne peut ignorer ni négliger. Il s'apercevra très vite qu'une | |||
réforme, même partielle et de modeste apparence comme la limitation | |||
légale de la journée de travail, ne peut s'introduire sans une longue | |||
préparation et d'infinis ménagements; il jugera ainsi par expérience de | |||
la valeur des grands projets qui tendent à transformer la société | |||
de fond en comble. | |||
Nul doute que le droit à l'existence ne soit un des postulats les plus | |||
impérieux de la justice sociale. Aussi les écrits socialistes les plus | |||
récents proclament-ils le droit à l'existence comme le principe essentiel | |||
du socialisme « à base juridique »; encore enveloppée sous cette | |||
forme doctorale, la grande et pure idée de justice rayonne de nouveau | |||
dans la pensée socialiste, si longtemps opprimée par le matérialisme | |||
marxiste. Mais à quel terme aboutissent, les constructions savantes | |||
et les développements logiques du nouvel idéalisme « juridique ? A | |||
un système communiste dans lequel chaque commune se transforme | |||
en maison de force; c'est là, paraît-il, l'idéal des temps nouveaux. | |||
Le possibiliste, aussi pénétré que quiconque de la nécessité du droit | |||
à l'existence, cherchera de son côté à le garantir; mais il restera dans | |||
les cadres de la société présente; ses moyens pratiques seront, par exemple, | |||
l'assurance obligatoire contre les risques de la vie ouvrière, | |||
la protection légale des travailleurs contre les excès du régime | |||
industriel, la généralisation de l'assistance pour les incapables. | |||
Telle est la différence des procédés. Le logicien construit pour le bonheur | |||
de l'humanité une cité lointaine. Le réformiste cherche à | |||
combattre immédiatement le mal social par les moyens les plus efficaces. | |||
Au lieu de se cantonner dans un idéalisme stérile de couvent. | |||
ou d'internat, il ouvre son esprit au monde extérieur et se mêle à la | |||
vie, moins soucieux de faire grand que de faire vivant, exposant son | |||
rêve au contact de la réalité, sans cesser d'entretenir au fond de son | |||
âme le culte de l'idéal et la foi invincible dans le progrès. | |||
Pourquoi, en effet, désespérerait-on de l'avenir, alors que le passé | |||
nous offre déjà tant d'exemples de progrès accomplis dans la situation des classes laborieuses depuis l'introduction du machinisme et | |||
les premiers âges de la grande production? Que l'on se reporte à cette | |||
sombre époque de chômage et de misère, que l'on repasse les enquêtes | |||
qui ont révélé, en France comme en Angleterre, tant de faits lamentables | |||
sur l'exploitation éhontée de la femme et de l'enfant dans les | |||
premières fabriques; on reconnaîtra de bonne foi que, si le mal n'a | |||
pas disparu, il a été du moins largement atténué, et que les efforts | |||
faits pour redresser un état social altéré par des éléments nouveaux | |||
d'une puissance inconnue ne sont pas demeurés stériles. Ces efforts, | |||
il convient de les analyser, pour apprécier ce que l'on peut en | |||
attendre encore dans l'avenir. | |||
===§ 2. Le progrès des classes ouvrières; institutions patronales,organisations ouvrières, action législative.=== | |||
Trois facteurs interviennent aujourd'hui pour améliorer les conditions | |||
de la vie ouvrière : les patrons et autres personnes agissant | |||
par esprit de bienfaisance ou de solidarité, les diverses organisations | |||
ouvrières, et les pouvoirs publics. De ces trois forces, qui opèrent | |||
par des voies différentes, considérons d'abord l'action patronale. | |||
Tandis que les démocrates chrétiens, partant du principe que tout | |||
homme a droit à la vie, se montrent aussi audacieux dans leurs programmes | |||
et dans leurs actes que les solidaristes et les réformistes | |||
de la socialdémocratie, aussi favorables à la puissance des associations | |||
ouvrières, à l'institution de conseils professionnels investis d'un | |||
mandat public, à la protection légale des travailleurs et aux assurances | |||
ouvrières obligatoires, d'autres catholiques, également préoccupés | |||
des questions sociales, restent attachés à l'individualisme par | |||
esprit de tradition. Dans les milieux conservateurs, on ne compte, | |||
pour élever la situation des classes ouvrières, ni sur l'État, que l'on | |||
considère comme un mécanisme brutal aux mains d'un parti, ni | |||
même sur les syndicats ouvriers, que l'on accuse d'être actuellement | |||
des instruments de guerre sociale et de tyrannie vis-à-vis des travailleurs | |||
eux-mêmes; on ne compte que sur la libre initiative des | |||
patrons et des hommes d'oeuvres agissant sous l'inspiration du sentiment | |||
religieux ou par esprit de philanthropie. On estime donc que | |||
ce sont les institutions sorties de cette initiative, caisses de secours | |||
et de retraites, crèches, économats, logements à bon marché, oeuvres | |||
d'épargne et d'assistance, qui peuvent le mieux, par leur inuuence | |||
morale ou matérielle, faire régner la paix sociale ou au moins | |||
atténuer les antagonismes de classes. | |||
Effectivement, de grands efforts ont été faits dans ce sens ; la bienfaisance privée a multiplié ses établissements, et certaines entreprises | |||
industrielles ont créé des oeuvres considérables en faveur de leurs | |||
ouvriers. Toutefois, si l'on considère le véritable but à atteindre, le | |||
relèvement des classes ouvrières au point de vue de leur bien-être, de | |||
leur culture et de leur dignité, il est difficile de ne pas avoir le sentiment | |||
que ces moyens sont insuffisants, et que parfois même les | |||
efforts sont dirigés à faux. | |||
Les oeuvres privées, en dehors des institutions patronales, sont | |||
pour la plupart des oeuvres d'assistance, qui ont certes leur grand | |||
mérite et leur utilité comme palliatifs de la misère, mais qui ne fournissent | |||
pas une solution aux questions ouvrières proprement dites. | |||
Quant à celles qui ont un caractère plus large, comme les sociétés | |||
anonymes pour les habitations ouvrières, les sociétés antialcooliques | |||
et quelques autres, elles ont un champ d'action généralement | |||
restreint. | |||
De leur côté, les institutions patronales ne sont et ne peuvent être | |||
qu'une exception. L'attention publique se fixe sur celles qui sont | |||
fondées par les grandes compagnies de chemins de fer et de mines, | |||
par quelques autres établissements importants et quelques patrons | |||
généreux; mais, dans la masse des entreprises industrielles, agricoles | |||
et commerciales, ces oeuvres disséminées restent une quantité relativement | |||
insignifiante. Les lois impitoyables de la concurrence ne permettent | |||
pas à la plupart des patrons, même aux meilleurs et aux | |||
plus humains, d'entretenir des oeuvres coûteuses au profit de leur | |||
personnel. | |||
Cette insuffisance n'est pas la seule. Tout en rendant hommage | |||
aux intentions de ceux qui pratiquent le patronage par esprit de | |||
de devoir, on peut reconnaître que jamais un secours tombé d'en | |||
haut, à titre de charité ou de patronage, n'aura une véritable vertu | |||
éducatrice; jamais les ouvriers ne s'attacheront à d'autres oeuvres | |||
qu'à celles qu'ils auront créées eux-mêmes; celles-là seules feront leur | |||
orgueil, inspireront les dévouements, éveilleront en eux les plus | |||
hauts sentiments de la nature humaine. | |||
En maintes circonstances où les industriels se sont imposé de | |||
lourds sacrifices, les résultats, il faut bien le dire, n'ont pas été | |||
encourageants. Sans nier que les institutions patronales aient contribué, | |||
dans certaines régions où les populations ouvrières ont gardé | |||
d'anciennes moeurs, à maintenir des relations pacifiques et de nature | |||
patriarcale entre employeurs et employés, il semble au contraire que | |||
chez des populations plus avancées, plus émancipées, le patronat, | |||
malgré ses sacrifices pécuniaires, n'a su récolter que la défiance ou | |||
la haine. | |||
C'est que l'oeuvre patronale implique toujours plus ou moins une | |||
idée de protection et de tutelle; tutelle insupportable, lors même | |||
qu'elle est discrète, pour des ouvriers jaloux de leur indépendance et | |||
naturellement ombrageux. Qu'est-ce donc, lorsque la tutelle s'exerce | |||
pesamment, sous forme de pression politique ou religieuse, avec des | |||
procédés intolérables d'inquisition et de domination? C'est alors la | |||
soumission hypocrite chez les uns, la colère et l'hostilité sourde chez | |||
les autres, jusqu'à ce qu'un jour la révolte éclate, furieuse, imprévue, | |||
inexplicable pour tous ceux qui, les yeux fixés sur la façade, ne | |||
savent attribuer l'effondrement de tant d'efforts qu'à la prédication | |||
des meneurs contre le bon patron, sans remonter aux causes réelles | |||
qui ont lentement préparé les esprits à se soulever au premier souffle | |||
d'une parole ardente. | |||
On peut s'affliger de la ruine des anciennes moeurs; mais c'est un | |||
fait sur lequel il faut désormais régler sa conduite, un fait de même | |||
nature que la disparition de la famille patriarcale, la chute de l'influence | |||
politique de l'aristocratie et de ses pouvoirs d'administration | |||
locale, et, d'une manière générale, la décadence du principe d'autorité | |||
dans la famille et la société. Au même titre, la conception patriarcale | |||
du patronat bienveillant et protecteur tend de plus en plus à | |||
s'enfoncer dans le passé; le mouvement du monde moderne, avec les | |||
sentiments nouveaux qu'il engendre dans la classe ouvrière, nous en | |||
éloigne tous les jours davantage. | |||
Aussi voit-on les oeuvres patronales reculer progressivement | |||
devant les institutions créées par les associations ouvrières et devant | |||
l'action législative; les économats font place aux coopératives, les | |||
habitations ouvrières sont édifiées par des sociétés coopératives de | |||
construction, le service des secours et des retraites passe aux | |||
mains des mutualités et de l'État, la réglementation du travail est | |||
l'oeuvre de la loi, les règlements d'ateliers sont contrôlés par l'État, | |||
le placement est entrepris par les syndicats, les Bourses du travail et | |||
les offices municipaux, etc. | |||
Devant ce phénomène prolongé, universel, inéluctable, convient-il | |||
de se consumer en regrets et de répéter constamment les mêmes formules, | |||
en se lamentant sur la décadence, l'esprit du mal et le | |||
malheur des temps? Ce découragement sied-il à des hommes d'action, qui veulent remplir leur devoir social et n'hésitent que sur la | |||
voie à suivre? Non, il faut en prendre son parti, et agir différemment | |||
suivant les circonstances. Vis-a-vis d'une population ouvrière | |||
dont les idées et les sentiments ont conservé leur nature primitive, | |||
des oeuvres inspirées par le « paternalisme » peuvent être bienfaisantes; | |||
encore la politique la plus sage et la plus prévoyante est-elle | |||
de former des hommes, et d'encourager la pratique des institutions | |||
libres, coopératives et mutualités. Mais dans des milieux moralement | |||
transformés, il faut renouveler soi-même une conception vieillie | |||
du rôle patronal. | |||
Ce n'est pas que le patron, comprenant les nécessités de son | |||
temps, doive se borner, dans ses rapports avec ses ouvriers, au rôle | |||
purement commercial d'acheteur de la main-d'oeuvre. Bien loin de | |||
là, le patron moderne peut parfaitement se concilier l'estime de ses | |||
ouvriers, et même davantage, si, tout en maintenant la discipline à | |||
l'atelier discipline qui s'imposerait aussi bien dans l'atelier coopératif | |||
ou collectiviste que dans l'atelier capitaliste, si donc il traite | |||
ses ouvriers non pas en inférieurs et en protégés, mais en hommes | |||
ayant des droits égaux aux siens. Il s'agit de reconnaître aux | |||
ouvriers leurs droits d'hommes libres, non seulement dans la pratique | |||
de leur vie privée, dans le domaine de leur conscience et dans | |||
l'exercice de leurs droits politiques, mais même à l'atelier, en tant | |||
qu'ils se présentent pour conclure le contrat de travail et pour en | |||
faire observer les clauses. | |||
Quelle sera donc, pour préciser, la conduite que tiendra le patron | |||
moderne, s'il veut sincèrement remplir son devoir social vis-à-vis de | |||
ses ouvriers? Avant toute chose, il leur donnera un juste salaire, | |||
au moins conforme au taux courant du métier dans la région, et | |||
suffisant à l'entretien de la vie d'après les habitudes du milieu; de | |||
même, il leur garantira des conditions de travail normales, une | |||
durée de travail ne dépassant pas la durée en usage, et contrôlera | |||
soigneusement l'hygiène et la sécurité dans son établissement. Il | |||
reconnaîtra franchement, sincèrement et sans arrière-pensée le syndicat | |||
ouvrier, n'exclura personne de ses ateliers pour affiliation au | |||
syndicat ou participation active à la gestion syndicale, et n'encouragera | |||
jamais la délation ou la félonie. S'il a devant lui une association | |||
ouvrière sérieuse, il négociera les clauses du contrat de travail | |||
avec ses représentants, dans un esprit de large conciliation et de | |||
loyauté. Il respectera chez ses ouvriers le sentiment très intense de | |||
leur indépendance, et saura les traiter avec ces égards auxquels l'ouvrier, | |||
l'ouvrier français surtout, est si particulièrement sensible. | |||
Tout cela n'est en somme que l'observation de la légalité et de la | |||
simple équité. | |||
Veut-il faire plus, a-t-il le désir et les moyens d'être un patron | |||
modèle? Il perfectionnera l'hygiène des ateliers suivant les derniers | |||
progrès de la science et de la technique industrielle; il se préoccupera | |||
du bien-être des travailleurs en atténuant le bruit, la trépidation, | |||
la poussière, la chaleur ou rhumidité, en répandant la lumière, | |||
en installant des vestiaires, fourneaux et salles de bains. Il aura | |||
même quelque souci de l'esthétique, et ne se croira pas ridicule s'il | |||
bannit tout ce qui fait la laideur, la tristesse et la vulgarité des | |||
choses, s'il recherche tout ce qui peut réconforter l'esprit et bannir | |||
l'impression d'une corvée rebutante. | |||
Croit-il enfin que des institutions en faveur des ouvriers peuvent | |||
rendre de réels services ? Il consacrera sans réserve son activité aux | |||
oeuvres destinées à l'enfance. Quant aux institutions qui concernent | |||
les adultes, il en laissera l'initiative et la direction aux ouvriers | |||
eux-mêmes, sachant par expérience que ceux-ci n'y prendront intérêt | |||
qu'à la condition d'en faire leur chose. Il se bornera donc à favoriser | |||
de la façon la plus discrète celles qui peuvent développer chez les | |||
ouvriers l'habitude des gestions économiques, et fortifier en eux le | |||
sentiment de la dignité personnelle. Rôle délicat, qui exige non seulement | |||
beaucoup de tact, mais surtout un grand désintéressement, | |||
l'absence de toute pensée d'orgueil et de domination, de toute idée | |||
d'un droit acquis à la reconnaissance des hommes. « Prêtez sans | |||
rien espérer »; c'est encore la voie la plus sûre pour gagner les | |||
coeurs. | |||
L'action ouvrière est un facteur de progrès autrement énergique | |||
que l'assistance patronale. Le mouvement d'organisation ouvrière, | |||
qui est d'origine toute récente, nous frappe moins encore par ses | |||
résultats actuels que par sa rapidité dans les dernières années. A ce | |||
signe, il parait susceptible de se propager en tout sens, et de modifier | |||
profondément l'état des relations sociales. | |||
Nous nous sommes expliqués déjà sur l'avenir de la coopération; | |||
selon toute vraisemblance, la coopération de production restera toujours | |||
cantonnée dans un domaine assez restreint, sans sortir jamais | |||
franchement du type capitaliste, tandis que la coopération de consommation | |||
est appelée à des destinées plus vastes, dans le domaine | |||
de la production comme dans celui de la circulation. Il est permis, | |||
sans être utopiste, d'entrevoir une société dans laquelle de vastes | |||
groupements coopératifs se procureront dans leurs propres fabriques | |||
les produits industriels nécessaires à la consommation de leurs | |||
membres, et passeront des marchés pour la fourniture des produits | |||
agricoles avec de grandes fédérations coopératives de vente réunissant | |||
la masse des agriculteurs. | |||
Les syndicats ouvriers ont aussi l'avenir devant eux. Si le mouvement | |||
syndical en France paraît aujourd'hui stérilisé par l'esprit | |||
révolutionnaire, on voit ailleurs les syndicats s'inspirer de | |||
l'exemple des unions anglaises. Aucun indice n'est plus fécond, à | |||
cet égard, que leur tendance à élever le taux des cotisations dans | |||
le but de distribuer régulièrement des secours de chômage, et de | |||
maladie. Par cette pratique, ils sauront attirer et retenir une masse | |||
toujours plus considérable de la population ouvrière. Puissants par | |||
le nombre de leurs adhérents et l'étendue de leurs ressources financières, | |||
ils pourront établir d'une façon générale le régime du contrat | |||
collectif, et faire respecter de tous les membres de la profession les | |||
tarifs et conditions librement débattus avec les syndicats patronaux. | |||
Ils seront, avec les bureaux municipaux, les seuls offices de placement, | |||
et veilleront dans ce service à l'observation des conditions | |||
syndicales. Ils pourront faire des marchés à forfait avec les entrepreneurs | |||
pour l'exécution de certains travaux et la fourniture de la | |||
main-d'oeuvre. Ils contrôleront d'une façon efficace l'application des | |||
lois sur la réglementation du travail, figureront dans les conseils | |||
professionnels et participeront à la gestion des caisses publiques | |||
d'assurances. Lorsque les associations ouvrières seront parvenues à | |||
cet état de force et de maturité, et qu'elles trouveront en face d'elles | |||
des organisations patronales également fortes, il est à penser qu'un | |||
état de paix relative s'établira, dans le monde de l'industrie, par | |||
l'équilibre des forces collectives organisées. | |||
Mais le Self-Help a des effets limités, et l'action de la loi est indispensable | |||
dans bien des cas où celle de l'association libre est insuffisante. | |||
La contrainte légale, bien qu'elle n'ait certainement pas la | |||
vertu efficace du bien réalisé volontairement, a paru nécessaire dans | |||
tous les pays industriels pour protéger les salariés contre certains | |||
abus. Malgré la croissance des associations ouvrières, on peut prévoir | |||
que la législation protectrice des travailleurs progressera | |||
encore, qu'elle multipliera ses exigences et les étendra à de nouvelles | |||
catégories d'intéressés. Au reste, ces lois de protection ne sont peutêtre | |||
que des béquilles provisoires, dont on saura se passer le jour où | |||
les réformes bienfaisantes qu'elles auront introduites seront entrées | |||
définitivement dans les moeurs. Quant aux assurances ouvrières, | |||
elles se généraliseront infailliblement; leur extension ne trouve | |||
aujourd'hui de sérieux obstacle que dans le défaut d'élasticité des | |||
budgets publics; mais le mouvement d'opinion qui se produit en | |||
faveur des retraites ouvrières prendra un jour assez de force pour | |||
faire accepter les charges de la réforme, peut-être même pour contraindre | |||
les gouvernements à réduire leurs énormes dépenses militaires. | |||
La protection légale est surtout nécessaire à l'égard de ceux que leur | |||
faiblesse naturelle, leur ignorance, leur dispersion, leur état de misère | |||
rendent incapables de se défendre eux-mêmes enfants, femmes, | |||
travailleurs à domicile. Les Parlements ont le devoir de songer a | |||
ceux-là mêmes qui ne disposent pas de la puissance électorale. Le | |||
problème est particulièrement délicat pour les ouvriers à domicile, à | |||
cause des difficultés de l'inspection dans les très petits ateliers et du | |||
respect dû au domicile familial. Toutefois, il est difficile de penser | |||
que l'opinion publique, mieux éclairée sur les conditions du travail | |||
en chambre, supportera indéfiniment les abus désignés sous le nom | |||
de ''Sweating system'', et les dangers qui en résultent pour la santé | |||
publique. Soit que l'on prescrive des mesures destinées à faciliter le | |||
contrôle, soit que l'on impose aux employeurs et aux propriétaires | |||
des locaux de travail la responsabilité des prescriptions sur l'hygiène, | |||
l'âge d'admission et la durée du travail, soit que l'on encourage la | |||
coopération parmi les ouvriers à domicile, soit que l'on recoure à | |||
d'autres mesures plus radicales telles que le minimum de salaire, | |||
sur lesquelles l'expérience n'a pas encore permis de se prononcer | |||
définitivement, il paraît probable que l'autorité publique jugera à | |||
propos d'intervenir un jour pour protéger les ouvriers à domicile | |||
contre l'exploitation dont ils sont victimes, en confiant à des organes | |||
professionnels le soin d'adapter les réglementations à la variété des, | |||
situations particulières. | |||
A l'égard des ouvriers capables d'organisation, l'intervention | |||
législative devient moins nécessaire à mesure que les associations | |||
prennent plus de force. Néanmoins, en Angleterre même, la méthode | |||
législative est encore préférée et pratiquée, toutes les fois qu'il paraît | |||
utile d'établir une règle uniforme qui ne soit pas à la merci des fluctuations | |||
de l'offre et de la demande. | |||
Indépendamment de la réglementation du travail et des assurances | |||
sociales, le législateur peut encore contribuer à l'élévation de | |||
la classe ouvrière en favorisant le développement syndical. | |||
Le syndicat obligatoire, il est vrai, rencontre beaucoup d'adversaires, | |||
qui lui reprochent avec raison de rassembler par contrainte | |||
les éléments les plus disparates ou les plus hostiles, et de noyer les | |||
individualités énergiques dans la masse des faibles et des indifférents. | |||
Mais la critique ne porte pas contre une organisation légale | |||
des professions qui laisserait intact le droit de former des groupements | |||
libres au sein de chaque profession. | |||
Certaines réserves s'imposent aussi en matière d'arbitrage obligatoire. | |||
Bien que l'institution paraisse fonctionner d'une façon | |||
satisfaisante en Nouvelle-Zélande et en Australie, l'expérience n'a | |||
encore qu'une valeur toute relative. Non qu'il faille rejeter a priori | |||
tout enseignement qui nous vient des antipodes; quoique la grande | |||
industrie ne soit pas développée en Australie, les rapports du capital | |||
et du travail y présentent à peu près les mêmes caractères que dans | |||
les autres pays de race blanche. Mais les décisions des cours arbitrales | |||
ont été jusqu'ici favorables aux ouvriers; elles ont établi dans | |||
diverses professions, notamment dans celles où s'exerce le sweating | |||
system, un minimum de salaires que les travailleurs auraient été | |||
incapables d'obtenir par eux-mêmes; il n'était pas très difficile d'en | |||
assurer l'observation de la part des employeurs. Si des circonstances | |||
criti obligeaient un jour les tribunaux d'arbitrage a réduire les | |||
salaires sur la demande des patrons, il est douteux que leurs sentences | |||
pussent être exécutées aussi facilement. | |||
C'est là l'écueil de tout système d'arbitrage obligatoire. La classe | |||
ouvrière est-elle dépourvue d'organisation sérieuse? Les décisions | |||
arbitrales défavorables aux prétentions des travailleurs sont privées | |||
de toute sanction efficace. Les associations ouvrières sont-elles au | |||
contraire fortement organisées, remplissent-elles les conditions d'une | |||
responsabilité effective? L'arbitrage obligatoire devient pour ainsi | |||
dire inutile, parce que des associations patronales et ouvrières solidement | |||
constituées savent pratiquer le régime du contrat collectif; | |||
elles respectent d'elles-mêmes les conventions arrêtées, ou les décisions | |||
d'arbitres volontairement désignés. | |||
Au reste, on observe partout une vive répugnance des ouvriers et | |||
des patrons à se lier les mains vis-à-vis d'un arbitre, même librement | |||
choisi; aucune des deux parties n'est disposée à se déssaisir, au | |||
profit d'un tiers, du droit d'arrêter les termes du contrat qui doit | |||
l'obliger pour l'avenir. L'arbitrage obligatoire paraîtrait donc aussi | |||
tyrannique aux uns qu'aux autres. De toute manière, il serait sans | |||
force éducative, et ne pourrait convenir, comme le libre contrat | |||
collectif, à une classe ouvrière pleinement émancipée. | |||
Ce n'est donc pas, en général, par l'arbitrage obligatoire que | |||
l'État peut fournir un appui efficace aux salariés. Mais une législation | |||
qui permet aux unions patronales et ouvrières de se constituer | |||
librement, d'acquérir un patrimoine, d'organiser des oeuvres et services | |||
multiples, de conclure entre elles des contrats collectifs susceptiples | |||
d'une exécution judiciaire ; une législation qui trace équitablement | |||
aux unions ouvrières la limite de leurs droits et de leurs | |||
responsabilités, qui met leur patrimoine à l'abri de l'arbitraire malveillant | |||
des tribunaux, et qui les autorise à user des moyens sans | |||
lesquels elles ne peuvent faire observer les règles communes du | |||
métier, tout en les rendant responsables des dommages qu'elles | |||
causent par des actes illégaux; une législation qui organise les | |||
diverses professions en les dotant de conseils élus par les syndicats | |||
patronaux et ouvriers, et qui investit ces conseils de certains pouvoirs | |||
concernant les assurances ouvrières, la réglementation du | |||
travail, la conciliation et l'arbitrage, etc.; une pareille législation | |||
est en harmonie avec l'évolution naturelle; c'est un instrument | |||
souple qui favorise le mouvement de concentration et d'organisation | |||
collective sans le violenter. | |||
===§ 3. L'avenir du salariat.=== | |||
Telles sont les voies par lesquelles le prolétariat peut s'élever progressivement. | |||
Il faut qu'il réalise ses conquêtes successives par | |||
l'effort de sa volonté réfléchie, avec l'appui des pouvoirs publics, et | |||
qu'il poursuive sans cesse son éducation économique et intellectuelle | |||
pour avoir le moyen et le droit d'atteindre des destinées plus | |||
hautes. | |||
Dans ces destinées du prolétariat, les révolutionnaires n'aperçoivent | |||
qu'un but suprême à atteindre, l'abolition du salariat. Mais | |||
quelle distance entre leur rêve et la réalité! Le régime vers lequel | |||
nous porte le mouvement historique, loin d'exclure le salariat, | |||
suppose au contraire son extension. Ce n'est pas seulement le capitalisme | |||
qui, par la concentration des entreprises, accroît le nombre | |||
des salariés; le développement de la coopération, du socialisme | |||
d'État et du socialisme municipal produit exactement le même effet, | |||
puisque les personnes au service des sociétés de consommation et | |||
des exploitations publiques n'ont d'autre qualité que celle de salariés. | |||
En réalité, le socialisme d'État, s'il devenait intégral, généraliserait | |||
le salariat au point d'en faire le régime universel. | |||
Les institutions mêmes qui semblaient devoir limiter ou tempérer | |||
le salariat n'ont pas justifié les espérances qu'elles avaient fait naître | |||
à leurs débuts; la coopération de production est restée stationnaire, | |||
et la participation aux bénéfices a fait moins de progrès encore. La | |||
participation contractuelle, la seule qui n'ait pas le caractère d'une | |||
gratification à titre de bienfaisance, rencontre des obstacles aussi | |||
bien du côté des ouvriers que des patrons. Sans influence sérieuse | |||
sur la production dans les établissements à personnel nombreux, elle | |||
met le chef d'entreprise dans l'obligation de livrer le secret de ses | |||
affaires; et si, d'autre part, elle entraîne une réduction du salaire | |||
forfaitaire au-dessous du taux courant, elle soumet le salarié à des, | |||
risques qu'il n'est généralement pas disposé à subir. Aussi la participation | |||
aux bénéfices est-elle restée une très rare exception; le | |||
nombre des maisons qui l'ont introduite, évalué à 230 ou 300 pour | |||
le monde entier en 1889, semble avoir diminué depuis cette époque. | |||
Le salariat pur et simple ne recule donc ni devant la coopération de | |||
production, ni devant la participation aux bénéfices. Il s'étend à des | |||
couches plus nombreuses, à mesure que les exploitations s'agrandissent | |||
et que les populations agricoles se détachent de la terre. | |||
Mais le salariat n'implique par lui-même ni subordination personnelle, | |||
ni infériorité sociale. Encore une fois, la qualité de prolétaire | |||
n'est pas attachée au fait de louer ses services à temps pour une | |||
rétribution en argent; elle résulte de l'insuffisance du salaire, de | |||
l'instabilité de la position, et de la dépendance dans laquelle le | |||
salarié se trouve placé, par le fait de ces circonstances, vis-à-vis de | |||
ceux qui disposent des emplois. La condition d'un comptable, d'un | |||
ouvrier spécialiste, d'un ingénieur, d'un fonctionnaire, d'un salarié | |||
quelconque stable et bien payé, n'est pas moins avantageuse ni | |||
moins réellement indépendante que celle d'un entrepreneur de la | |||
même catégorie sociale. Or le salariat peut devenir, pour la plupart | |||
des travailleurs manuels, un état aussi satisfaisant; il n'existe | |||
aucune raison a priori de penser le contraire, et les progrès déjà | |||
accomplis sous nos yeux autorisent toutes les espérances. Pour que | |||
le salariat cesse d'engendrer le prolétariat, il faut et il suffit qu'il | |||
subisse certaines modifications, profondes il est vrai, et difficiles à | |||
réaliser, mais dont aucune ne parait au-dessus des forces humaines, | |||
ni en dehors des conditions normales de l'évolution économique. | |||
Avant tout, le salaire doit être plus élevé. Sur le continent européen, | |||
le salaire de la plupart des travailleurs manuels est insuffisant; | |||
lors même qu'il est affecté tout entier aux besoins essentiels de | |||
la vie, il est trop faible encore pour procurer le bien-être, pour couvrir | |||
les charges de famille et les risques d'incapacité de travail. Le | |||
salaire des ouvriers agricoles est resté particulièrement bas, et celui | |||
des travailleurs à domicile est misérable. | |||
Néanmoins, des progrès appréciables ont été déjà réalisés. Dans | |||
tous les pays civilisés, le taux général des salaires a haussé pendant | |||
la seconde moitié du XIXème siècle, tandis que le prix des choses nécessaires | |||
à l'existence s'est élevé moins vite, ou même a diminué à partir | |||
de 1880. D'après les études statistiques de M. Bowley, la hausse des | |||
salaires en argent, depuis 1850, a été plus forte en France et aux | |||
États-Unis qu'en Angleterre. Mais, depuis cette époque, le coût de la | |||
vie a augmenté d'environ 20 p. 100 en France; il est resté à peu près | |||
stationnaire aux États-Unis; il a beaucoup diminué en Angleterre. | |||
Aussi M. Bowley, tenant compte des variations du pouvoir de l'argent, | |||
estime-t-il que le salaire réel, dans ces trois pays, a haussé, pendant | |||
cette période, dans une même proportion de 80 à 90 p. 100. Si le taux | |||
des salaires reste assez inégal chez les différents peuples, le mouvement de hausse proportionnelle n'est cependant pas sensiblement | |||
différent; il se constate aussi en Belgique, en Allemagne, en Italie, | |||
dans tous les pays prospères, et particulièrement chez les peuples | |||
qui accomplissent leur transformation économique. | |||
La cause générale de ce phénomène est évidemment l'accroissement | |||
de la productivité du travail par le fait des progrès techniques. | |||
S'il était nécessaire de confirmer ce point de vue, on montrerait facilement | |||
que le taux des salaires est d'autant plus élevé dans un pays | |||
que les instruments de la production y sont plus perfectionnés; on | |||
pourrait d'ailleurs aussi bien démontrer que l'élévation des salaires | |||
provoque à son tour les perfectionnements du machinisme. De l'accroissement | |||
de la production, les classes ouvrières tirent un double | |||
avantage une hausse de leur salaire en argent, et une diminution | |||
du coût de l'existence. Ces deux tendances ne sont nullement contradictoires | |||
si les entrepreneurs parviennent, par des améliorations | |||
techniques, à multiplier les produits en réduisant le coût de l'unité, | |||
il leur est possible d'accorder des augmentations de salaires tout en | |||
diminuant le prix de la marchandise. C'est donc à la fois par la | |||
hausse du salaire et par l'abaissement du prix de la vie que les travailleurs | |||
peuvent avoir leur part du progrès matériel. Et, en fait, | |||
c'est bien ainsi que les choses se sont passées; grâce à une augmentation | |||
régulière du salaire depuis 50 ans, grâce à une diminution | |||
générale des prix depuis 30 ans, le bien-être s'est accru dans les | |||
classes ouvrières, sans d'ailleurs que cet accroissement ait été proportionnel | |||
à celui de la production. | |||
L'accroissement de la production par le progrès scientifique, qui a | |||
rendu possible la hausse générale des salaires au XIXème siècle, ne | |||
suffit cependant pas à l'expliquer. S'il existait, en effet, une loi | |||
naturelle limitant le salaire au minimum strictement indispensable | |||
à l'entretien de la vie physiologique, si le salaire, en d'autres termes, | |||
n'offrait quelque résistance que par la mortalité de la population | |||
ouvrière, l'accroissement de la production, en réduisant le prix des | |||
choses nécessaires à la vie, n'aurait eu d'autre effet pour les travailleurs | |||
que d'abaisser leur salaire en argent. Il est vrai que les théoriciens | |||
de la loi d'airain ne lui ont jamais donné cette rigueur, et | |||
qu'ils ont toujours admis l'influence des habitudes du milieu sur la | |||
détermination du salaire minimum; mais leur formule est alors si | |||
contingente, elle fait une place si importante à l'action effective des | |||
exigences de la classe ouvrière, qu'elle perd toute signification rigoureuse et tout caractère de contrainte; le cercle d'airain se desserre -comme un ruban élastique. | |||
Là se trouve, en effet, la vérité. Si le salaire s'est élevé en même | |||
temps que la productivité du travail, c'est qu'il possède une force de | |||
résistance et d'expansion qui ne dépend pas seulement de la diminution | |||
de la population ouvrière; c'est qu'il puise cette force dans la | |||
volonté des travailleurs coalisés. En l'absence d'une solide organisation | |||
ouvrière, le salaire est bien la partie la plus compressible des | |||
frais de production, celle que la concurrence peut abaisser jusqu'au | |||
point où la misère réduit effectivement l'offre de la main-d'oeuvre; | |||
mais, par l'effort combiné des travailleurs, le salaire peut devenir au | |||
contraire un élément extensible des frais, et même un élément irréductible | |||
résistant à une baisse du prix du produit. | |||
Beaucoup d'économistes traitent d'hérésie la prétention émise par les unions ouvrières anglaises, de maintenir en tout état de cause un certain minimum de salaire correspondant à l'étalon de vie habituel; cette théorie du ''living wage'', d'après laquelle l'industrie doit en toute circonstance, nourrir ses hommes et assurer à ceux qu'elle emploie un minimum d'existence, leur parait se heurter à des lois | |||
naturelles inéluctables. Pour eux, les volontés humaines les mieux | |||
trempées, les plus unies, les plus tendues par l'excès du désespoir, | |||
doivent se briser devant la loi implacable qui soumet les salaires aux | |||
variations des prix du produit. | |||
Mais cette vue théorique, inspirée, il est vrai, par l'observation de | |||
certains faits concluants en apparence, ne représente cependant | |||
qu'un côté du problème complexe de la valeur. En formulant avec | |||
cette précision la subordination du salaire, on oublie que si le prix de vente exerce une influence incontestable sur le prix de revient, | |||
celui-ci, à son tour, agit par ses variations sur le prix du produit; | |||
dans le conflit perpétuel des éléments en concurrence, la force décide | |||
de la victoire. | |||
Parmi les frais de production, il en est qui, à raison des circonstances, | |||
n'ont aucune force interne de résistance, et qui suivent docilement | |||
les mouvements des prix du produit; c'est le cas, généralement, | |||
pour le fermage aux époques de renouvellement du bail, pour | |||
l'intérêt du capital immobilisé, et même, dans une certaine mesure, | |||
pour le prix de la matière première quand elle n'a qu'un seul débouché. | |||
D'autres, au contraire, sont irréductibles soit qu'ils puisent leur | |||
force dans la loi, comme les impôts; soit qu'ils trouvent des points | |||
d'appui extérieurs et des débouchés en dehors de l'industrie en souffrance, | |||
comme les frais d'assurances, les taxes de transport, les loyers des magasins de vente au détail et l'intérêt des capitaux circulants. | |||
Ces frais sont intangibles, et l'industrie qui ne peut les payer est | |||
impuissante à les réduire; elle doit restreindre elle-même sa production, | |||
jusqu'à ce que les prix soient remontés au niveau nécessaire | |||
pour les couvrir; ces sortes de frais, au lieu d'être déterminés par le | |||
prix de vente, contribuent au contraire à le déterminer. | |||
Or, les éléments du coût de production qui possèdent ce privilège | |||
ne forment pas une catégorie invariable et fermée; tel élément, qui | |||
s'impose à un taux irréductible dans certains cas, cesse sa résistance | |||
dans d'autres, et inversement; c'est une question de force subordonnée | |||
aux circonstances. Les salaires peuvent eux-mêmes, par la | |||
puissance de la loi ou des organisations ouvrières, avoir une force | |||
suffisante pour s'imposer à un taux minimum comme le loyer de | |||
l'argent ou les impôts, et pour forcer la production à se restreindre | |||
lorsque les prix sont trop bas. Si les unions ouvrières sont capables | |||
de soutenir leurs chômeurs et d'exercer leur influence sur l'ensemble | |||
des ouvriers de la profession, elles préféreront cette politique de | |||
résistance à celle des concessions illimitées; elles aimeront mieux | |||
aggraver le chômage par leur fermeté, et appauvrir en conséquence | |||
leurs caisses de secours, que de consentir à des abaissements qui pourraient | |||
se consolider comme dans les industries à domicile. En Angleterre, | |||
depuis la constitution de trade-unions puissantes, les salaires, | |||
au lieu de tomber comme jadis, se maintiennent relativement | |||
stables dans les périodes de dépression industrielle, sans que le | |||
chômage soit devenu plus intense dans les mêmes périodes | |||
Il n'y a donc aucune raison théorique pour considérer les salaires | |||
comme destinés fatalement à subir le contre-coup des plus extrêmes | |||
fluctuations des prix. Et de fait, dans le dernier demi-siècle qui | |||
s'est écoulé, si les salaires ont été réduits pendant les périodes de | |||
crise, la baisse ne leur a pas fait perdre tout le terrain gagné; les | |||
reculs momentanés n'ont été que des oscillations dans un mouvement | |||
général de hausse. | |||
Ce mouvement est destiné à se prolonger et à grandir encore, | |||
parce que ses causes agiront dans l'avenir avec une force grandissante. | |||
Les découvertes de la science et la diffusion des connaissances | |||
techniques ne cesseront d'accroître la productivité du travail dans | |||
l'agriculture et dans l'industrie; les conditions resteront donc favorables | |||
à la hausse générale des salaires, sauf dans quelques industries | |||
où la main-d'oeuvre pourra se trouver momentanément atteinte | |||
par de brusques transformations du machinisme. En outre, les | |||
associations ouvrières, selon toute vraisemblance, se fortifieront par | |||
l'accroissement de leurs membres et de leurs ressources, par le perfectionnement | |||
de leurs méthodes et la centralisation de leur direction. | |||
Les salariés seront donc mieux armés dans l'avenir que par le | |||
passé; ils sauront mieux profiter de l'essor de la production pour | |||
élargir leur part dans la richesse sociale. | |||
Mais, ici encore, le théoricien pessimiste intervient pour jeter sa | |||
note découragée. Qu'importe la hausse générale des salaires? Quelle | |||
amélioration peut-elle procurer aux classes ouvrières, si elle doit | |||
entraîner, par l'augmentation des prix de revient, une hausse générale | |||
des prix et un accroissement équivalent des charges de la vie | |||
pour les travailleurs? | |||
Rien de tel cependant, ni en théorie ni en fait. En admettant | |||
même que la hausse des salaires se répercute exactement sur les prix | |||
des marchandises, il ne peut pas arriver que les prix haussent dans | |||
la même proportion que les salaires; car les prix ne se composent | |||
pas seulement des salaires; ils renferment d'autres éléments constitutifs, | |||
l'intérêt, le revenu foncier, le profit, qui ont plutôt une tendance | |||
à baisser. Si, par exemple, le prix d'une marchandise contient | |||
3 francs de salaires et 3 francs de revenus capitalistes, et si le salaire | |||
vient à doubler, le prix ne doublera pas, mais passera de 6 à 9 francs. | |||
Or, il n'est pas indifférent à l'ouvrier de recevoir 6 francs au lieu | |||
de 3, alors même que le produit devrait coûter désormais 9 francs | |||
au lieu de 6; sa part proportionnelle dans le produit s'élève de la | |||
moitié aux deux tiers. Tandis que la hausse générale des salaires profite exclusivement à la classe ouvrière, la hausse des prix qui peut | |||
en résulter ne pèse pas sur elle seule, et ne l'atteint en aucune façon | |||
quand il s'agit d'objets qui n'entrent pas dans sa consommation | |||
ordinaire. | |||
Cette dissertation, théorique est d'ailleurs dénuée d'intérêt, parce | |||
qu'elle suppose, à côté du salaire croissant, des frais qui restent | |||
invariables. Or, en fait, les progrès de la production et des transports | |||
ont tellement réduit les frais, même pour les produits agricoles, que | |||
dans tous les États qui n'ont pas à supporter des charges exceptionnelles, | |||
le coût de l'existence a plutôt diminué depuis trente ans, | |||
malgré la hausse générale des salaires. A part le logement dans les grandes villes, la viande, le lait et quelques produits moins importants, | |||
tous les objets de consommation populaire, tous les articles | |||
fabriqués de qualité commune sont aujourd'hui moins chers qu'en | |||
1870, et le seront moins encore dans l'avenir. | |||
Pour que le salariat perde son caractère oppressif, il ne suffit pas | |||
que le travail soit mieux rétribué; il faut aussi qu'il soit moins | |||
pénible, moins absorbant et moins dangereux. A cet égard encore, | |||
les améliorations réalisées depuis une cinquantaine d'années nous | |||
font présager celles qui seront obtenues à l'avenir. | |||
Dans la grande industrie, les journées de 13 à 15 heures ont fait | |||
place aux journées de 10 heures, et même à des durées plus courtes | |||
en Angleterre et en Australie, grâce aux exigences des lois de fabrique | |||
et des unions ouvrières. L'hygiène industrielle a été notablement | |||
améliorée, sur l'initiative des chefs d'industrie ou par l'effet des | |||
prescriptions légales. Or la loi, les associations ouvrières, l'action | |||
patronale elle-même, sont des forces qui continueront à agir dans le | |||
même sens avec une énergie croissante. | |||
Il faut encore, pour que le contrat de travail ne conserve aucune | |||
trace des anciens rapports de sujétion, que les termes en soient parfaitement | |||
définis, et que le mode, la qualité et la durée des prestations | |||
à fournir par lé travailleur soient nettement déterminés. A | |||
cette condition, le salarié n'est plus un serviteur à la discrétion de | |||
celui qui loue ses services; c'est un homme libre, qui a vendu une | |||
quantité de travail bien délimitée. Le contrat de travail tend certainement | |||
à prendre ce caractère de précision dans les pays où il est | |||
conclu par les associations ouvrières le contrat collectif fait perdre | |||
au louage de services son caractère irritant, surtout lorsqu'il est | |||
conclu par des groupes de travailleurs qui s'engagent à exécuter certains | |||
ouvrages pour un prix déterminé. | |||
Reste enfin, pour les salariés, à conquérir le bien le plus précieux | |||
et le plus essentiel, la sécurité de l'avenir. A cet égard, la loi leur | |||
est déjà venue en aide, en posant de nouveaux principes sur la | |||
responsabilité des accidents de travail et, dans certains pays, en | |||
instituant l'assurance obligatoire pour la maladie, l'invalidité et la | |||
vieillesse; en matière d'assurances ouvrières, la législation a été particulièrement | |||
féconde dans ces dernières années; elle le sera plus | |||
encore à l'avenir. Il faut observer aussi que le salaire, s'il devient | |||
plus élevé, permettra mieux l'épargne au travailleur, et le garantira | |||
davantage contre les risques auxquels il reste exposé. | |||
Mais il n'y a de véritable sécurité pour l'ouvrier que s'il peut | |||
compter sur la stabilité de son emploi. Nous rencontrons ici l'obstacle | |||
qui s'oppose incessamment aux efforts de la classe ouvrière, le mal | |||
dont elle souffre le plus dans notre organisation économique: le | |||
chômage. Nul problème plus douloureux et plus pressant, nul non | |||
plus qui échappe davantage à la volonté humaine; devant ce | |||
vice inhérent au régime de la concurrence, il semble jusqu'ici que | |||
la civilisation moderne reste impuissante. Et pourtant, sur ce | |||
point même, divers symptômes permettent d'espérer un état | |||
meilleur. | |||
Les crises générales, qui provoquent les chômages en masse les | |||
plus difficiles à secourir, semblent devoir s'atténuer. Quant aux chômages | |||
partiels, qui paraissent inévitables, ils peuvent cependant | |||
devenir moins intenses et moins fréquents. Le service du placement | |||
se perfectionne dans les offices municipaux et les Bourses du travail, | |||
qui se fédèrent pour organiser un service de renseignements centralisé, | |||
tandis que les syndicats facilitent les déplacements par des | |||
secours de route. D'autre part, les coalitions de producteurs, les associations | |||
ouvrières et les lois limitant la durée du travail agissent | |||
simultanément pour régulariser l'allure de la production, même dans | |||
les industries soumises aux variations de la mode. En temps normal | |||
et vis-à-vis d'un nombre restreint de chômeurs, des unions ouvrières | |||
fortement constituées comme en Angleterre sont capables de fournir | |||
des secours importants. Nous pouvons espérer que le remède se trouvera | |||
un jour dans une organisation généralisée de l'assurance ou de | |||
l'assistance contre le chômage, entreprise par les syndicats ouvriers | |||
avec l'aide des pouvoirs publics, ou par des corporations professionnelles | |||
de patrons et d'ouvriers, légalement organisées et rendues responsables | |||
des irrégularités de l'industrie vis-à-vis du personnel | |||
salarié de la profession. Quant à la masse flottante des incapables, | |||
des faibles et des infirmes qui sont en chômage chronique, elle reste | |||
nécessairement en dehors des organisations professionnelles et ne | |||
relève que de l'assistance mais ce n'est pas elle qui pèse sur le salaire | |||
des ouvriers valides et laborieux. | |||
Le chômage et le ''sweaty system'' dans les industries à domicile, | |||
voilà les deux grandes plaies des sociétés modernes. Sont-ce les | |||
seules? La situation des travailleurs, loin de s'améliorer, ne tend-elle | |||
pas encore à empirer par l'émigration des ouvriers agricoles et | |||
des très petits propriétaires ruraux vers les villes et les centres | |||
industriels? On ne peut nier que ce soit là un symptôme de malaise | |||
pour le prolétariat agricole. Toutefois, il ne faudrait pas l'interpréter | |||
sous des couleurs trop sombres. Si les travailleurs agricoles émigrent | |||
vers les villes, c'est sans doute qu'ils y trouvent des salaires plus | |||
élevés, et, à tout prendre, des conditions meilleures, non seulement | |||
dans l'industrie, mais aussi dans les petits emplois des chemins de | |||
fer, des administrations et du commerce. Par le fait de cette émigration, | |||
les ouvriers qui restent attachés à l'agriculture se trouvent | |||
eux-mêmes dans une situation plus favorable. Le mouvement peut | |||
se prolonger, mais non pas indéfiniment; il correspond à un état | |||
transitoire de la transformation économique d'un pays; il marque | |||
l'étape douloureuse par laquelle doit passer le prolétariat pour s'agglomérer | |||
en masses puissantes et s'affranchir des servitudes économiques | |||
qui pèsent encore sur lui. | |||
Le salariat peut donc devenir un état dans lequel le travailleur et | |||
l'employé trouveront plus de bien-être, d'indépendance et de sécurité. | |||
Bien que ces vues d'avenir se basent sur l'expérience de certains | |||
résultats déjà obtenus dans les pays les plus avancés, peut-être | |||
paraîtront-elles empreintes d'un optimisme excessif. Mais il ne faut | |||
pas oublier qu'une certaine dose d'optimisme est nécessaire dans les | |||
choses humaines, parce que l'optimisme est par lui-même une force | |||
qui tend à réaliser ses fins. On ne veut pas dire que l'élévation des | |||
classes ouvrières s'accomplira mécaniquement; elle ne se fera pas | |||
sans efforts et sans luttes; il y faut l'action persévérante des salariés | |||
étroitement unis dans leur volonté de s'émanciper eux-mêmes; il y | |||
faut aussi le concours de la puissance publique et de tous les hommes | |||
de bonne volonté. Mais cette tâche n'est pas impossible; l'oeuvre du | |||
relèvement des travailleurs ne rencontre pas d'obstacle infranchissable | |||
dans les lois naturelles du monde économique, et se trouve au | |||
contraire en harmonie avec l'ensemble du procès historique des | |||
sociétés modernes. | |||
Ce but, on l'atteindra d'autant mieux que les hommes sauront | |||
renoncer à leurs préjugés de classe, et cesseront de se représenter | |||
les hommes d'une autre classe sous les traits les plus corrompus. La | |||
classe ouvrière n'est pas la seule portion saine de là société; mais | |||
elle renferme les plus précieuses qualités de dévouement, de générosité | |||
et de solidarité; elle possède une abondante réserve de forces | |||
neuves, une élite d'hommes remarquables par leur caractère et leurs | |||
aptitudes administratives, qui se révèlent plus nombreux à mesure | |||
que les fonctions électives leur donnent l'occasion de mettre ces | |||
qualités en valeur dans les associations ouvrières et les administrations | |||
publiques. Ces hommes sont les organisateurs et les éducateurs | |||
naturels de leur classe; c'est à eux qu'il appartient, par un usage | |||
viril de leur autorité morale, d'enseigner à la classe ouvrière la pratique | |||
de ses devoirs sociaux, la contrainte sur soi-même, la persévérance | |||
dans l'accomplissement des obligations syndicales, la loyauté | |||
dans les rapports avec les employeurs, le respect des engagements | |||
librement contractés. | |||
De même encore, on peut dire que les travailleurs manuels ne constituent | |||
pas la nation tout entière, et que les problèmes qui les concernent | |||
ne sont pas les seuls intéressants pour la communauté nationale | |||
fussent-ils la masse, les salariés ne sauraient s'isoler des autres | |||
classes ni dédaigner l'opinion publique, dont la faveur n'est pas | |||
indifférente au succès de leurs revendications. Mais les questions | |||
ouvrières sont aussi les plus urgentes de l'heure présente, et nul | |||
homme de coeur, nul homme doué de quelque sens politique ne peut | |||
s'en désintéresser. S'il est vrai que l'état d'abaissement des prolétaires | |||
est pour une nation un état de barbarie, s'il est vrai que l'esprit révolutionnaire | |||
est une menace constante pour la civilisation, il n'est | |||
rien de plus essentiel pour la société moderne que le progrès des | |||
classes ouvrières; au point de vue même des intérêts matériels, il | |||
n'est rien de plus nécessaire, puisque toutes les conditions de l'accroissement | |||
des richesses, perfectionnement du machinisme, intensité | |||
et habileté du travail humain, sont étroitement liées à l'élévation | |||
des salaires et au bien-être des travailleurs. | |||
C'est dire que les entrepreneurs eux-mêmes, considérés en général, | |||
sont intéressés à ce progrès. Dans une population ouvrière préservée | |||
du surmenage, de la misère et de l'alcoolisme, les chefs d'établissement | |||
trouvent des travailleurs plus habiles et plus vigoureux, capables | |||
de conduire des machines délicates et d'atteindre le maximum | |||
de production. S'ils peuvent traiter avec des associations assez fortes | |||
pour assurer l'observation des contrats, ils entretiennent avec leurs | |||
ouvriers des rapports plus réguliers et plus sûrs; ils obtiennent la | |||
fixité des salaires, et se mettent à l'abri des grèves pendant la durée | |||
prévue par le contrat collectif. Si des dispositions légales et contractuelles, | |||
rigoureusement appliquées dans l'ensemble de l'industrie, | |||
limitent la journée de travail, interdisent le travail de nuit et prescrivent | |||
des jours de repos, ils y trouvent une protection contre | |||
l'expansion soudaine et momentanée de la production, et sont moins | |||
exposés aux crises de surproduction. Pourquoi donc redouteraientils | |||
l'accroissement de la puissance des travailleurs, s'il doit en résulter | |||
un état d'équilibre organisé où il y aura, pour eux comme pour les | |||
salariés, plus d'ordre et de sécurité? | |||
Il est vrai que le coût de production s'élève, toutes les fois que | |||
la loi ou les associations ouvrières introduisent une amélioration | |||
en faveur des salariés. Mais de même qu'en définitive un entrepreneur | |||
ne profite pas d'une baisse des salaires, parce que ses concurrents bénéficient de réductions semblables, de même il ne souffre pas d'un relèvement des salaires ou d'une diminution de la journée de | |||
travail, quand la règle est établie par la loi ou par de puissantes | |||
organisations syndicales qui peuvent l'imposer à tous; les conditions | |||
de la concurrence se trouvent alors égalisées, et les prix doivent se | |||
conformer au mouvement des frais. Si l'observation de la règle commune | |||
est rigoureusement contrôlée, soit par des inspecteurs du | |||
travail, soit par des syndicats patronaux et ouvriers suivant les | |||
cas, la concurrence déloyale des côtoyeurs qui font travailler ou | |||
acceptent de travailler à des conditions inférieures se trouve écartée. | |||
Il n'y a, pour souffrir de la situation, que les entreprises parasites, | |||
celles qui ne parviennent à subsister que par l'exploitation abusive | |||
des forces de travail; celles-là sont condamnées à succomber; c'est | |||
un mal social qui disparaît. | |||
Mais que deviennent les industries nationales, si elles ont il supporter | |||
des frais qui leur rendent la lutte impossible vis-à-vis de la | |||
concurrence étrangère? L'objection se retrouve à toute époque et | |||
en tout pays, contre toute réforme proposée en faveur de la classe | |||
ouvrière; elle est certainement grave, si l'on considère les intérêts | |||
immédiats des industries exposées à la concurrence étrangère. Mais | |||
toutes les industries d'un pays ne sont pas dans ce cas; l'industrie | |||
du bâtiment, les petites industries de l'alimentation et le commerce | |||
de détail, par exemple, n'ont rien à redouter de ce côté. D'autres | |||
branches de la production n'ont à subir la concurrence des produits | |||
étrangers que sur le marché intérieur; à celles-là, il est possible | |||
d'accorder une protection contre les pays retardataires qui menaceraient | |||
par leur concurrence les conquêtes de la classe ouvrière. | |||
L'objection ne prend toute sa force qu'à l'égard des industries d'exportation. | |||
Toutefois, l'expérience nous montre que les pays où la | |||
situation des travailleurs est la plus haute sont aussi les premiers | |||
dans la lutte industrielle; le travail y est plus productif, à cause de la | |||
vigueur des ouvriers et du développement du machinisme, de sorte | |||
que, malgré des salaires plus forts et des journées plus courtes, le | |||
coût de la main-d'oeuvre y est moins élevé qu'ailleurs. | |||
Cette observation n'a d'ailleurs qu'une valeur relative. Les hauts | |||
salaires et les courtes journées n'exercent leur effet sur la productivité | |||
du travail qu'à longue échéance, par la formation de nouvelles | |||
couches de travailleurs soumis à une meilleure hygiène et à une | |||
meilleure éducation professionnelle; il peut donc arriver qu'une | |||
hausse des salaires ou une réduction du temps de travail s'opérant | |||
d'une façon trop brusque dans un pays rompe momentanément l'équilibre au détriment de certaines industries nationales. D'un | |||
autre côté, l'avantage attaché à l'emploi d'ouvriers bien payés, | |||
incontestable dans les industries mécaniques où la perfection du | |||
machinisme assure la prééminence, cesse d'exister dans les industries a, | |||
domicile; là, les prix les plus bas, qui permettent de triompher sur les | |||
marchés extérieurs, ne peuvent être obtenus que par les pires excès | |||
d'exploitation à l'égard des travailleurs. Reste à savoir si une nation | |||
est réellement intéressée, même au point de vue purement utilitaire, | |||
à conserver des industries qui exportent le sang et la vie des hommes. | |||
Un jour viendra sans doute où les États se lasseront de cette lutte homicide, | |||
comme ils se lassent déjà des primes à l'exportation. | |||
Soit par la force de l'exemple, soit par des conventions diplomatiques, | |||
soit même par des accords entre syndicats de producteurs | |||
ou entre associations ouvrières, les limitations du travail se généraliseront, | |||
en même temps que les salaires poursuivront leur mouvement | |||
de hausse parallèle dans les différents pays industriels. La concurrence | |||
étrangère n'est pas, en définitive, un obstacle a l'ascension | |||
des classes ouvrières, parce que les mêmes causes agissent dans les | |||
pays en concurrence pour déterminer une progression simultanée. | |||
Lorsque le salariat aura subi ces transformations, l'opposition | |||
d'intérêts entre employeurs et salariés subsistera encore, comme elle | |||
existe entre producteurs et négociants, entre commerçants et consommateurs, | |||
entre tous ceux qui ont à débattre les clauses d'un | |||
marché; mais la lutte de classes, l'antagonisme haineux et violent, | |||
perdra sa raison d'être et cessera naturellement. La lutte de classes, | |||
est une révolte de la classe ouvrière contre un certain état de dépendance | |||
économique. Mais si l'on admet par présomption qu'un salaire | |||
plus élevé donnera un jour l'aisance aux travailleurs, qu'une journée | |||
de travail plus courte leur permettra d'atteindre un plus haut degré | |||
de culture, que des contrats soigneusement faits limiteront exactement | |||
la somme d'efforts à fournir pour un prix déterminé, les travailleurs | |||
se trouveront alors, comme vendeurs de travail, dans les mêmes conditions | |||
d'indépendance et d'égalité que des vendeurs de matières ou | |||
de machines. Il existera naturellement entre eux et les acheteurs une | |||
opposition d'intérêts, mais qui n'aura aucune raison de se transformer | |||
en guerre de classes; les vendeurs de travail, n'ayant pas à | |||
subir la domination des acheteurs, n'auront pas plus de motifs que | |||
les vendeurs de marchandises pour haïr les chefs d'entreprise avec | |||
lesquels ils se trouveront en relations d'affaires, surtout si les entrepreneurs, | |||
contractant avec des groupes coopératifs, se trouvent dispensés | |||
de toute surveillance; et les employeurs, de leur côté, sauront | |||
accepter les exigences des ouvriers et les hausses de salaires avec | |||
autant de sang-froid et de résignation qu'ils subissent aujourd'hui | |||
les hausses du prix de la houille ou du coton. | |||
===§ 4. L'individu dans la société.=== | |||
Le régime vers lequel nous porte l'évolution historique est un | |||
régime plus organisé que celui des débuts du capitalisme. Dans cette | |||
organisation, qui est un peu celle du présent, et qui sera vraisemblablement, | |||
dans une mesure bien plus large encore, celle de l'avenir, | |||
l'individu ne perd-il pas quelque chose de son autonomie? | |||
Question troublante, à coup sûr, dans un temps comme le nôtre, | |||
où l'individu est plus attaché que jamais à son indépendance et | |||
semble peu disposé à abdiquer ses droits. Le régime moderne se | |||
distingue justement de l'ancien par ce trait essentiel que l'individu, | |||
affranchi des liens qui l'attachaient à la terre, à la famille, à la corporation, | |||
à la caste ou à la cité, est devenu libre, mobile, capable de | |||
se déclasser, de s'élever ou de s'abaisser, dans la mêlée universelle | |||
où s'agitent confusément les éléments sociaux depuis la suppression | |||
des cadres fixes qui formaient la structure de l'ancienne société. | |||
L'individu va-t-il donc, par une nouvelle évolution, retomber sous | |||
le joug de l'État ou de la corporation? Assistons-nous à une reconstitution | |||
des corps, qui menacerait encore une fois l'indépendance | |||
individuelle conquise au prix de tant de luttes? N'y a-t-il pas, dans | |||
cette double tendance des sociétés modernes, une contradiction interne | |||
redoutable qui ne pourra se dénouer que par la ruine de l'un des | |||
deux termes, individualisme ou organisation collective? | |||
Assurément, l'ordre social qui se dessine dans le présent est bien | |||
éloigné de l'individualisme atomique qui domina longtemps en | |||
Europe, à la suite de la Révolution française et sous l'influence des | |||
philosophes de la liberté naturelle. Des associations de capitalistes, | |||
de producteurs, de consommateurs, de patrons, de salariés, assez | |||
puissantes pour limiter ou abolir la concurrence, pour imposer leurs | |||
règles à toute une profession, pour obliger les dissidents à se soumettre | |||
ou à disparaître, un tel régime est en contradiction avec la | |||
liberté du travail, des échanges et des contrats, avec la conception | |||
parcellaire et inorganique de la liberté. A plus forte raison la contrainte | |||
légale et fiscale, qui prend de nos jours une si grande extension | |||
au profit de certaines classes, est-elle en opposition avec ces | |||
principes. | |||
Mais les transformations sociales qui se sont opérées depuis le | |||
début du XIXème siècle ne permettent plus de revenir à l'individualisme | |||
de la législation révolutionnaire. Les liens d'interdépendance et de | |||
coopération sont devenus trop nombreux et trop forts, par l'effet de | |||
la civilisation moderne, pour que l'individu puisse encore aspirer à | |||
la liberté hypothétique de l'homme de la nature, ou à l'indépendance | |||
de l'homme primitif qui se suffit à lui-même. L'individualisme a | |||
changé de nature, et ne se conçoit plus autrement que fortifié par | |||
l'association. | |||
Or, il est inévitable qu'une association, quelle qu'elle soit, cherche | |||
à atteindre son plus haut degré de puissance et exerce effectivement | |||
son pouvoir pour remplir sa destination, même aux dépens de l'autonomie | |||
individuelle. L'État devra-t-il donc entreprendre la lutte | |||
contre les associations, et s'efforcer de détruire lui-même les germes | |||
les plus féconds d'une organisation des forces collectives, au nom | |||
d'un idéal suranné de dispersion et de concurrence anarchique? | |||
Faudra-t-il qu'il établisse ou qu'il conserve un appareil archaïque de | |||
répression contre les syndicats de producteurs, lors même que ces | |||
nouvelles combinaisons se présenteraient comme des formes perfectionnées | |||
de l'organisation économique, donnant aux producteurs le | |||
moyen de réduire les frais, de régler la production d'après les besoins, | |||
et d'assurer la prééminence aux industries nationales? Combattra-t-il | |||
les coopératives, alors que les consommateurs réalisent une économie | |||
et un progrès en supprimant par leurs associations des intermédiaires | |||
devenus inutiles? S'opposera-t-il aux entreprises des communes, | |||
lorsqu'elles tendent à ériger en services publics des monopoles | |||
qui intéressent la généralité de leurs habitants? Devra-t-il se mutiler | |||
lui-même, et renoncer à toute action sociale par respect pour le principe | |||
individualiste? Ce serait une politique singulièrement rétrograde | |||
que celle qui se proposerait d'étouffer toutes les manifestations | |||
de la vie collective et tous les efforts d'organisation, prémices d'un | |||
avenir meilleur; elle ne réussirait qu'à retarder un mouvement | |||
nécessaire, au grand dommage des intérêts généraux. | |||
Si les associations exercent une action légitime lorsqu'elles usent | |||
de leur force pour remplir leur fonction, on accordera que les associations | |||
ouvrières sont aussi dans leur rôle naturel, lorsqu'elles | |||
exercent leur pouvoir de fait pour réaliser leurs fins. Non sans doute | |||
qu'il puisse jamais être permis à un syndicat ouvrier de commettre | |||
des attentats et de troubler l'ordre public; aucune société régulière | |||
ne saurait tolérer le désordre et la violence, d'où qu'ils viennent. | |||
Mais on conçoit qu'une association ouvrière recoure aux moyens | |||
pacifiques qui sont à sa portée pour atteindre son but. Il est naturel | |||
qu'elle interdise de travailler pour un salaire inférieur à un taux | |||
déterminé, qu'elle cherche à imposer les conditions syndicales à | |||
tous les ouvriers de la profession, et qu'elle mette en interdit les | |||
récalcitrants, généralement inférieurs en moralité ou en capacité, | |||
qui lèsent les intérêts de leur classe en acceptant des conditions plus | |||
basses. L'individu, suivant la conception unioniste anglaise, conserve | |||
la faculté de débattre ses intérêts particuliers pour obtenir la | |||
prime due à sa supériorité; mais il n'a pas, sauf les cas de faiblesse | |||
appréciés individuellement, la faculté de compromettre le succès des | |||
efforts collectifs en allongeant la durée de son travail ou en travaillant | |||
au rabais. Si l'association est assez nombreuse et assez puissante, | |||
elle saura même contraindre les isolés à s'affilier, et ne permettra | |||
l'accès du métier qu'à cette condition; elle n'admettra pas | |||
qu'un homme se dérobe aux obligations et aux charges communes, | |||
en se réservant de recueillir le bénéfice de l'action syndicale. Aucune | |||
législation, aucune jurisprudence ne pourra jamais protéger efficacement | |||
les réfractaires contre la pression d'un syndicat comprenant | |||
déjà la grande majorité des ouvriers d'une profession. Tyrannie | |||
syndicale! dira-t-on. Faut-il donc lui préférer l'omnipotence patronale | |||
? Et si la contrainte des coalitions ouvrières est nécessaire au | |||
succès de leurs efforts, préférerait-on le régime de l'indépendance | |||
individuelle et du contrat individuel, qui laisse le patron maître de | |||
fixer le salaire à son gré sous la pesée de la concurrence? | |||
Un régime de grandes associations organisées, si favorable soit-il | |||
aux intérêts de l'ensemble, ne va donc pas sans sacrifices pour | |||
l'individu. Mais en quoi l'individu, qui subit aujourd'hui la loi de | |||
la majorité dans l'ordre politique, trouverait-il plus pénible de se | |||
soumettre à la même loi dans l'ordre de ses intérêts professionnels? | |||
La règle commune établie dans une profession par la loi ou par les | |||
syndicats supprime, il est vrai, la faculté individuelle de travailler ou | |||
de faire travailler à des conditions inférieures; mais c'est en vue de | |||
sauver l'individu lui-même de la dépression qui résulterait d'un état | |||
de concurrence anarchique; la réglementation a pour but de protéger | |||
le développement individuel, elle constitue la véritable garantie de | |||
l'individu. Enveloppé dans les grandes masses des unions permanentes, | |||
l'individu se trouve sans doute moins indépendant dans son | |||
activité économique, moins maître de ses destinées; mais il y gagne | |||
aussi d'être mieux soutenu et plus sûr de l'avenir. S'il perd quelque | |||
chose de son autonomie, c'est seulement dans le cercle de sa vie économique | |||
quant à ses conquêtes essentielles, quant aux libertés qui | |||
lui sont aussi précieuses aujourd'hui qu'au premier jour, liberté de | |||
mouvement, de pensée, de parole, liberté de citoyen, elles lui restent | |||
intactes, ou ne subissent d'atteintes que pour des causes absolument | |||
étrangères au mouvement d'organisation économique. | |||
Si toutefois l'individu se trouvait menacé dans ses intérêts légitimes | |||
et dans ses libertés essentielles par la puissance tyrannique | |||
des associations, il appartiendrait à l'État, organe du droit et gardien | |||
de l'équilibre social, de le protéger contre ce nouveau danger. | |||
Si le monopole des trusts et des cartels devenait vexatoire pour le | |||
public, l'État serait fatalement amené à intervenir comme il est déjà | |||
intervenu dans l'industrie des chemins de fer, soit pour imposer a ces | |||
dangereuses combinaisons une certaine publicité de leurs opérations | |||
et un contrôle administratif, soit pour limiter leurs prix par des tarifs, | |||
soit même pour les absorber. Le jour où il deviendrait nécessaire de | |||
combattre la puissance de l'aristocratie industrielle et financière, la | |||
démocratie, quelles que soient les immenses ressources de ses adversaires, | |||
ne saurait être longtemps trompée ni finalement vaincue. | |||
Si les associations professionnelles, devenues prépondérantes, | |||
usaient de leur pouvoir pour persécuter des individus ou les exclure | |||
du métier à raison de leurs opinions ou de leurs croyances, en | |||
dehors de tout motif d'intérêt professionnel et par simple malveillance | |||
à l'égard des personnes, il deviendrait nécessaire d'instituer | |||
des garanties contre ces abus. Des associations assez fortes pour | |||
imposer une réglementation générale ou une suspension de travail | |||
dans toute une profession prennent en quelque sorte le caractère | |||
d'institutions publiques, surtout si elles sont investies de certains | |||
pouvoirs par des lois d'organisation professionnelle; elles ne sauraient | |||
être affranchies de tout contrôle. | |||
Dans les pays où les communes s'emparent de multiples entreprises | |||
industrielles, il parait également nécessaire d'établir des règles générales d'exploitation qui protègent le public contre les malversations | |||
et les tyrannies locales. Une législation prévoyante peut ainsi obliger | |||
les villes à instituer pour leurs entreprises une administration indépendante | |||
et un budget distinct sur le modèle des exploitations privées il est possible de réserver aux municipalités une part légitime | |||
d'influence dans la gestion des entreprises municipales (comme dans | |||
celle des établissements hospitaliers), sans laisser ces services à leur | |||
entière discrétion, exposés à tous les contre-coups des vicissitudes | |||
électorales. | |||
Enfin l'État, dans ses propres exploitations industrielles, doit | |||
donner des garanties contre lui-même. II faut savoir écouter sans | |||
parti-pris les individualistes, dont les répugnances à l'égard des | |||
entreprises publiques ne sont que trop souvent justifiées par les faits; | |||
leur position n'est jamais si forte que lorsqu'ils dénoncent les périls | |||
du socialisme d'État. On peut le reconnaître en toute sincérité, | |||
bien que les adversaires du socialisme abusent souvent des comparaisons | |||
avec l'industrie privée pour accabler les exploitations publiques. | |||
Si l'État se substituait aux particuliers dans la direction des | |||
petites et des moyennes entreprises, il en résulterait évidemment | |||
une énorme déperdition d'énergie; mais, en dehors peut-être de | |||
quelques esprits rectilignes, dépourvus d'influence sur la marche | |||
des événements et des idées, qui donc aujourd'hui songe à cette | |||
socialisation intégrale manifestement impossible? L'exploitation par | |||
l'État ne peut s'appliquer qu'à de très grandes industries, qui sont | |||
entre les mains de sociétés anonymes quand elles ne sont pas dans | |||
les siennes; c'est donc à la gestion administrative des grandes compagnies | |||
qu'il faut comparer celle de l'État. | |||
Or on doit reconnaître, en dehors de tout esprit de système, que | |||
la gestion des entreprises publiques comporte trop aisément un | |||
fâcheux parasitisme fonctionnaires et ouvriers conservés inutilement | |||
après que leur emploi a perdu sa raison d'être, travail relâché | |||
et peu productif, commandes faites sans besoin réel dans le but de | |||
favoriser certaines branches de la production nationale, etc. Elle | |||
offre aussi des inconvénients particuliers au point de vue financier; | |||
les recettes, versées dans le budget de l'État, ne sont pas suffisamment | |||
appliquées aux besoins propres de l'exploitation qui les a fournies, | |||
de sorte que l'amortissement du capital est presque toujours | |||
complètement négligé, et les dépenses industrielles les plus essentielles, | |||
celles mêmes qui sont nécessaires à l'extension du service et | |||
à l'accroissement des produits, restent parfois en souffrance. | |||
L'administration des grandes compagnies est-elle supérieure? | |||
Celle d'une compagnie prospère ne connaît pas, il est vrai, ces faiblesses | |||
financières. Mais toute société anonyme souffre aussi du | |||
parasitisme, du népotisme des administrateurs, du gaspillage et de la | |||
lourdeur bureaucratique, d'autant plus sensiblement qu'elle est plus | |||
vaste. Et si les économistes voulaient bien faire le procès des | |||
grandes compagnies de transport et d'industrie, et constituer un | |||
dossier des abus qu'elles commettent vis-à-vis du public en y apportant | |||
la même perspicacité, la même rigueur et le même entrain qu'à | |||
leur critique des exploitations d'État, il est probable que l'administration des compagnies n'y résisterait pas mieux que celle de l'État. | |||
Les défauts se révéleraient à peu près les mêmes, parce qu'ils tiennent | |||
aux imperfections et aux erreurs des hommes appelés à diriger ces | |||
grands mécanismes impersonnels; et si, par certains côtés, la gestion | |||
de l'État se montre inférieure en vertu de sa constitution | |||
propre, du moins reste-t-elle plus préoccupée de servir l'intérêt public. | |||
Ce n'est donc pas dans ces faiblesses, inhérentes à toute grande | |||
entreprise, que se trouve le véritable vice du socialisme d'État il est | |||
plutôt dans le danger couru par la liberté. Plus les exploitations | |||
publiques deviennent nombreuses et importantes, plus s'accroît le | |||
nombre des fonctionnaires, des salariés, des fournisseurs, des | |||
clients de tout ordre qui tombent sous la dépendance immédiate ou | |||
indirecte des autorités publiques. Quel que soit le système politique, | |||
un tel régime de centralisation économique menace la liberté individuelle | |||
autant que les libertés publiques. Si le pouvoir tombe entre | |||
les mains d'un parti intolérant qui dispose des emplois, des tarifs et | |||
des contraintes pour favoriser sa clientèle politique et pour satisfaire | |||
ses rancunes, il ne reste aucun refuge l'individu contre l'arbitraire. | |||
Le mal est d'autant plus redoutable, que les masses populaires ont | |||
rarement le respect de la pensée individuelle et la notion des droits | |||
de la minorité; ces sentiments supposent un certain affinement moral | |||
et intellectuel, qui manque peut-être encore à nos démocraties. Le | |||
socialisme d'État, s'il n'accepte pas des freins nécessaires, peut | |||
rendre inhabitable aux dissidents le pays le plus intelligent et le plus policé. | |||
Aussi n'est-il pas de garanties plus nécessaires pour l'individu | |||
que celles qui doivent entourer la gestion par l'État des exploitations | |||
industrielles. C'est ici qu'il convient d'appliquer la distinction, chere aux | |||
collectivistes, entre le gouvernement des hommes et l'administration | |||
des choses, en séparant nettement du gouvernement politique | |||
l'administration des entreprises publiques. L'essentiel est que | |||
ces services soient exploités dans l'intérêt du public, et que les | |||
recettes nettes, après un prélèvement régulier pour l'amortissement | |||
du capital et l'extension de l'entreprise, profitent à la collectivité. | |||
Quant à la gestion, il est de l'intérêt général qu'elle appartienne à | |||
des autorités indépendantes, soustraites aux influences politiques, | |||
disposant d'un budget autonome comme celui des exploitations | |||
privées; il peut même paraître avantageux qu'elle soit déléguée à | |||
une société fermière, administrant le service pour le compte de l'État | |||
sous son contrôle, et recevant à titre de rétribution une part déterminée | |||
des bénéfices. | |||
On ne peut se dissimuler les difficultés du problème de la liberté | |||
dans une société qui tend à s'organiser; la liberté ne peut être sauvegardée | |||
que par un système compliqué de contrepoids, qui ménage | |||
les droits de l'individu sans entraver le développement légitime et | |||
bienfaisant des collectivités. Les esprits simplistes proclameront | |||
immédiatement la conciliation impossible; ils perdent de vue que la | |||
constitution sociale se complique nécessairement avec la marche de | |||
la civilisation. Les pouvoirs politiques sont devenus plus complexes | |||
depuis la chute des monarchies absolues; nos systèmes de gouvernement, | |||
fondés sur la séparation des pouvoirs et sur la conciliation | |||
de principes opposés, fonctionnent cependant depuis un siècle et | |||
plus, malgré leur complication et parfois leur incohérence. De | |||
même, l'équilibre économique résulte, dans les sociétés progressives, | |||
d'une série de compromis renouvelés à mesure que les situations se | |||
modifient. L'équilibre n'est pas impossible à maintenir entre l'individu | |||
et la collectivité. Aujourd'hui, demain surtout, c'est l'individu | |||
qui risque d'être sacrifié. Il n'est pas inutile d'insister sur la nécessité | |||
de lui ménager sa part. | |||
===§ 5. La démocratie dans l'ordre économique.=== | |||
On ne saurait faire trop de réserves lorsqu'on s'efforce de déchiffrer | |||
l'avenir à travers les données du présent; même à la suite d'une | |||
longue investigation, l'induction qui semblait la plus prudente peut | |||
n'être qu'une vaine aventure et se trouver démentie par les faits | |||
ultérieurs. | |||
C'est ainsi que les prévisions hasardées dans cette étude ont été | |||
établies par généralisation et prolongement de certains phénomènes | |||
observés dans les pays les plus progressifs. Mais toutes les nations ne | |||
sont pas appelées, sans doute, à suivre la même voie; les conditions | |||
de climat, de territoire, de race, de formation historique sont trop | |||
différentes, même dans les pays de civilisation occidentale, pour que | |||
la marche de leur évolution soit exactement semblable. Aujourd'hui | |||
même, les États-Unis, qui sont le pays d'élection des trusts, ne | |||
paraissent pas un terrain favorable à la coopération; l'association | |||
agricole, si prospère en Allemagne, ne s'implante pas en Angleterre; | |||
le socialisme municipal, si avancé dans ce dernier pays, existe à | |||
peine en France et en Belgique. Ces exemples pourraient être multipliés; | |||
ils nous prouvent que la constitution économique de la société | |||
future, ne s'élaborant pas partout de la même manière, peut se trouver, dans certaines régions, privées de certains organes dont l'évolution est plus lente ou même ne s’accomplira pas. | |||
Il faut aussi compter, en tout pays, avec les causes possibles d'arrêt ou de régression : recrudescence de l’esprit d’agression et de conquête, prédominance de l’esprit révolutionnaire sur l’esprit d’organisation, haines de races et haines de classes, conflits en matière religieuses détournant l’attention des problèmes économiques et absorbant les activités, réformes maladroites et précipitées atteignant la production dans ses sources, ruinant les finances publiques, provoquant une réaction dans les milieux de petite bourgeoisie jusque dans la classe populaire, etc. | |||
Enfin la marche du développement historique, telle que nous pouvons l’apercevoir, peut être profondément troublée par l’intervention de facteurs imprévus ou a peine entrevus. La science transformera encore les manières d’utiliser l'énergie naturelle dans l'industrie ; elle bouleversera peut-être les modes de transports et les moyens de communiquer la pensée ; elle est capable de révolutionner l’agriculture et de multiplier les moyens d’alimentation dans une proportion inespérée. Dès aujourd’hui, nous soupçonnons l’importance de la transmission de la force à grande distance ; nous devançons par la pensée l’époque où toutes les contrées habitables du globe seront soumises à une exploitation agricole et industrielle intensive ; mais nous nous représentons difficilement le mouvement de la production et de la circulation dans ce monde agrandi, et les répercussions de tout genre que ces progrès de la science et de la richesse pourront avoir sur l'état de l’homme en société. Par le fait de ces transformations, les problèmes qui absorbent aujourd’hui notre attention peuvent se trouver déplacés , altérés, transportés en dehors du domaine de nos provisions actuelles. | |||
Toutefois, il ne parait pas vraisemblable que des éléments nouveaux puissent intervertir, ni même retarder longtemps l'évolution parallèle ou successive des peuples civilisés vers un état de capitalisme, d'organisation collective et de démocratie, dans lequel les classes ouvrières grandiront en puissance, en richesse et en culture. | |||
Propriété individuelle et salariat y subsisteront encore. Nul ne peut prétendre que ce sont là des institutions éternelles et, à vrai dire, une telle affirmation serait démentie par l’histoire de toutes les institutions humaines. Déjà nous pouvons prévoir que le domaine de la propriété collective s'étendra, et que la propriété individuelle, sous la pression de certaines forces telles que les lois d'impôts et les lois de protection ouvrière, perdra elle-même sa qualité de droit | |||
absolu en subissant l'alliage du droit collectif; nous pouvons prévoir | |||
aussi que le salariat se modifiera par l'émancipation progressive des | |||
classes ouvrières. Mais l'observation la plus attentive des faits contemporains | |||
ne nous permet pas actuellement de présager une transformation | |||
générale de la propriété individuelle en propriété collective, | |||
ni une métamorphose du mode de la production et des échanges. | |||
Ouvriers inconscients des destinées de notre race, nous n'avons | |||
pas le droit de soulever plus avant le voile qui recouvre l'avenir | |||
sans être infidèles à la méthode de l'induction historique; tout le | |||
reste n'est qu'hypothèse dénuée de preuve expérimentale, et par | |||
conséquent de valeur scientifique. | |||
L'objectif présenté ici paraîtra sans doute trop médiocre aux uns, | |||
et trop avancé aux autres. Mais les événements ne se dirigent pas au | |||
gré d'un parti; ils sont la résultante de forces multiples agissant en | |||
sens contraire, et le cours de l'histoire, dans les pays de civilisation | |||
progressive, est un perpétuel compromis entre la force de la tradition | |||
conservatrice et celle de l'innovation rationaliste. | |||
L'état social que nous essayons d'apercevoir ne sera certes pas | |||
une apothéose après laquelle il ne resterait qu'à tirer le rideau; | |||
l'humanité ne connaîtra sans doute jamais cette étape définitive, | |||
l'état stationnaire dans le bonheur universel. Est-ce une raison pour | |||
renoncer au culte de l'idéal? La perte serait incalculable. C'est la | |||
vision d'une cité idéale de justice qui entretient chez les militants | |||
du parti révolutionnaire l'ardeur et la passion de la lutte; c'est elle | |||
qui soutient les plus humbles pendant les misères de la grève, et qui | |||
inspire les plus grands dévouements. Là se trouve la source la plus | |||
féconde des énergies; si elle venait à tarir, c'en serait fait du développement | |||
de la classe ouvrière, qui dépend avant tout de ses propres | |||
efforts. Mais pourquoi cette ardeur s'éteindrait-elle chez les travailleurs, | |||
le jour où leur esprit formé par l'expérience apercevrait l'idéal | |||
collectiviste comme une chimère, et apprendrait à mesurer ses espérances | |||
sur les réalités? N'est-ce pas déjà l'état d'esprit d'un grand | |||
nombre de travailleurs, de membres dirigeants des syndicats, des | |||
coopératives et des mutualités, et cette pleine connaissance des conditions | |||
positives de l'évolution exclut-elle chez eux l'activité et le | |||
dévouement aux intérêts de leur classe? Non, la conscience des réalités | |||
ne ralentit pas leur élan, parce qu'ils savent que le but réel du | |||
mouvement, l'amélioration progressive du salariat par la force des | |||
organisations ouvrières, est en lui-même un idéal digne d'être | |||
atteint, qui vaut l'effort et le sacrifice. | |||
A l'inverse, on peut comprendre l'inquiétude des esprits modérés et conservateurs devant les transformations si rapide de la constitution sociale, devant les agitations du monde moderne, les déplacements d'influence, les sentiments nouveaux des classes populaires. | |||
Le contraste est immense, en effet, entre le tourbillon confus des sociétés modernes et la stabilité hiérarchique de l'ancienne société. | |||
Il y a là un passage dangereux, où l'homme risque de perdre ses qualités d'autrefois sans acquérir celles que réclame son adaptation au nouvel état social. Mais « toute société recèle des forces latentes dont l'observateur n'a pas la mesure, des puissances de réaction contre le mal qui s'amassent sous des apparences de langueur, des germes nouveaux où dorment des forces inconnues ». Des vertus nouvelles naissent spontanément, en réaction contre les dangers qui menacent la nouvelle organisation sociale; la société possède ses moyens de défense comme un organisme. | |||
La société de l'avenir sera plus largement démocratique que la notre, parce qu'il est inévitable que la démocratie dans l'ordre politique engendre la démocratie dans l'ordre économique. Sachons donc accepter cette évolution nécessaire. C'est avoir l'inintelligence de son temps, c'est faire de la méthode historique un usage incomplet et par conséquent abusif, que de s'isoler dans un culte chagrin de la tradition et de la coutume des ancêtres; c'est manquer de sens historique que de renier tout le mouvement de son siècle en maudissant la souveraineté du nombre, les tendances à l'égalité et les « faux dogmes de 89 », malgré qu'ils aient acquis droit de cité dans l'histoire; c'est aussi faillir à la loi d'amour de l'Evangile que de fermer son coeur aux aspirations de la multitude vers une vie plus haute et un développement plus large de la personne humaine. | |||
Le passé a eu ses vertus et ses vices, comme le présent a les siens. L'orgueil de race, l'esprit de caste, la violence des passions égoïstes chez ceux qui détenaient la toute-puissance , la barbarie des peines, l'esprit d'intrigue, les faveurs iniques et la corruption des cours, n'avaient rien de plus nobles que l'envie populaire, l'esprit de secte, l'ambition intrigante et la corruption dans la démocratie; le sentiment de l'honneur féodal, les vertus patriarcales chez les maîtres et les serviteurs, n'avaient pas une valeur plus grande que le sentiment de l'indépendance et de la dignité personnelle, la pitié fraternelle, le dévouement à la science, l'activité généreuse dépensée au service de la cause populaire. La démocratie a ses faiblesses, parce | |||
qu'elle est humaine, mais elle a aussi sa grandeur. Il faut l'accueillir | |||
sans arrière-pensée et sans crainte; il faut l'aimer et la saluer avec | |||
joie, parce que c'est elle qui, dans un état de haute civilisation, | |||
multiplie le mieux les valeurs individuelles et réalise la plus grande | |||
somme de bonheur pour le plus grand nombre. |
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