Différences entre les versions de « Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 11 - l'agenda du libéralisme »

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Ce système nécessite non seulement une grande faculté d'adaptation chez les hommes, mais une mobilité plus grande encore du capital. Dans l'ensemble ce sont les machines qui doivent venir à l'homme et non l'homme aux machines. Des nomades qui ne se fixent nulle part et n'ont pas de racines profondes dans un lieu déterminé ne peuvent mener une vie civilisée. Car des gens qui viennent d'arriver et doivent bientôt partir ont tendance à faire preuve d'une avidité sans scrupules. Ils sont des passagers qui n'ont aucun engagement permanent dans aucune collectivité, et il n'y a pas entre eux et leurs voisins d'autre lien que celui de l'argent. Ils ne vivent que dans le présent, n'ont aucune tradition ancestrale fixée en un point quelconque, et aucun souci de la postérité. La vie ne peut être très bonne partout où les hommes ne se sentent pas comme des maillons d'une chaîne qui va du passé à l'avenir, partout où ils vivent au jour le jour sans liaisons profondes et sans vieux souvenirs, et sans rien d'autre que des espérances purement personnelles. Il est certain que la révolution industrielle a décivilisé d'énormes masses d'hommes en les tirant de leurs foyers ancestraux et en les assemblant dans d'énormes faubourgs mornes et anonymes pleins de taudis surpeuplés.
Ce système nécessite non seulement une grande faculté d'adaptation chez les hommes, mais une mobilité plus grande encore du capital. Dans l'ensemble ce sont les machines qui doivent venir à l'homme et non l'homme aux machines. Des nomades qui ne se fixent nulle part et n'ont pas de racines profondes dans un lieu déterminé ne peuvent mener une vie civilisée. Car des gens qui viennent d'arriver et doivent bientôt partir ont tendance à faire preuve d'une avidité sans scrupules. Ils sont des passagers qui n'ont aucun engagement permanent dans aucune collectivité, et il n'y a pas entre eux et leurs voisins d'autre lien que celui de l'argent. Ils ne vivent que dans le présent, n'ont aucune tradition ancestrale fixée en un point quelconque, et aucun souci de la postérité. La vie ne peut être très bonne partout où les hommes ne se sentent pas comme des maillons d'une chaîne qui va du passé à l'avenir, partout où ils vivent au jour le jour sans liaisons profondes et sans vieux souvenirs, et sans rien d'autre que des espérances purement personnelles. Il est certain que la révolution industrielle a décivilisé d'énormes masses d'hommes en les tirant de leurs foyers ancestraux et en les assemblant dans d'énormes faubourgs mornes et anonymes pleins de taudis surpeuplés.
Il s'ensuit que si l'on veut adapter les nécessités d'une vie civilisée à l'économie nouvelle, il faut modifier le principe de l'économie classique qui veut que capital et travail soient tous deux parfaitement mobiles. Il faut que le capital soit plus mobile que le travail, dans une mesure suffisante pour compenser l'inévitable et désirable résistance des hommes à une existence migratrice. Je ne veux pas dire que toutes les générations doivent pour toujours rester enracinées à l'endroit où elles se trouvent. Mais je veux dire que les courants de population doivent se déplacer lentement si l'on veut éviter que l'émigration dévitalise les communautés anciennes et que l'immigration inassimilable submerge les nouvelles. Pour atténuer ce fléau, il faut prendre des mesures de contrôle social qui incitent le capital inanimé, plutôt que les hommes, à acquérir un haut degré de mobilité. Il faut une politique de l'enseignement qui rende la plupart des gens souples et capables de s'adapter à l'endroit de leur naissance, et une politique économique qui rende le capital mobile.
Au début de l'industrialisme du XIXe siècle, il était peut-être techniquement impossible de déplacer le capital, et il était par conséquent nécessaire de déraciner et de déplacer des hommes. Mais les obstacles techniques peuvent être surmontés. Ils sont beaucoup moins redoutables qu'il y a cent ans, alors que la force motrice qui faisait marcher les machines était produite par des machines à vapeur ou des chutes d'eau, lorsque seuls des produits de grande valeur par rapport à leur masse pouvaient être transportés à bon compte, lorsque le capital disponible était individuel et soumis à la gestion personnelle de son propriétaire. Les inventions modernes permettent aux hommes de créer de la force motrice presque partout et de la transmettre à de longues distances. Les transports à bon marché permettent de déplacer des matières premières pondéreuses. Le développement de la société anonyme a séparé la propriété du capital de la gestion de l'entreprise. Tout cela permet d'utiliser l'industrialisme au besoin qu'ont les hommes de vivre en collectivités sédentaires. Il est aujourd'hui techniquement possible, et il ne l'était pas il y a cent ans, de déplacer le capital vers les collectivités, et d'abolir ainsi le fléau de la surpopulation urbaine et de la migration forcée.
Mais si l'on veut arriver à ce résultat, la loi et la politique sociale doivent se proposer pour but de faciliter et d'encourager la mobilité du capital. Il faut donner de la sécurité au capital lorsqu'il a été transporté au loin et se trouve placé sous le contrôle d'administrateurs lointains. Il faut donc exiger que les lanceurs d'affaires soient strictement responsables de la qualité et de la bonne foi des valeurs qu'ils émettent, et que les administrateurs soient strictement responsables de leur gestion du capital de l'actionnaire.
Ce n'est pas tout. Si l'on veut que le capital acquière la mobilité nécessaire, il ne faut pas le laisser se retrancher, s'embouteiller, dans des institutions favorisées. C'est ce qui se produit lorsqu'on permet aux administrateurs de retenir les bénéfices au-delà du montant nécessaire pour l'amortissement et les réserves de roulement, et de les réinvestir sans les soumettre à l'épreuve du marché des capitaux régi par la concurrence. L'effet de ces pratiques est d'agrandir certaines sociétés au delà de leur véritable valeur économique, et de provoquer une congestion de capitaux aux mauvais endroits. Tous les partisans du principe de la liberté du marché régulateur de l'économie constatent qu'il faut interdire à la société anonyme de retenir les bénéfices et de les réinvestir selon le bon plaisir des administrateurs et non selon le jugement du marché. Car cette pratique immobilise des capitaux alors que l'économie de la division du travail exige que le capital se déplace facilement vers les lieux et les hommes qui font la meilleure offre pour l'obtenir.
De plus, bien que la séparation de la propriété et de la gestion soit nécessaire au fonctionnement de l'économie, la séparation du contrôle et de la gestion ne l'est pas. Le développement des sociétés holding, c'est-à-dire de sociétés qui contrôlent d'autres sociétés, est une innovation extrêmement suspecte. Elle crée des empires industriels à l'intérieur desquels le bon plaisir des administrateurs et des planificateurs remplace le marché comme régulateur de l'entreprise. On prend souvent à tort leur dimension pour le signe de leur succès économique, mais en réalité ils souffrent des vices inhérents à toute économie dirigée. Il n'y a pas moyen de se rendre un compte exact des prix à l'intérieur de l'empire d'une holding. Les entreprises qui en font partie se livrent des marchandises les unes aux autres à des prix fixés par la direction supérieure, et non pas aux prix qui s'établiraient sur un marché libre. La gestion d'une société géante qui dirige des douzaines d'opérations industrielles différentes est par conséquent, au point de vue économique, irrationnelle. Elle ne sait pas si ses laminoirs subventionnent ses mines de charbon ou les exploitent. Elle ne possède aucun criterium vraiment économique pour déterminer si ses placements en hauts fourneaux ou en chemins de fer doivent être augmentés ou arrêtés. Je parle naturellement des grandes affaires qui sont grandes parce qu'elles contrôlent un grand nombre d'entreprises séparées, et non pas d'entreprises séparées qui sont devenues grandes. On confond souvent ces deux choses très différentes : la petite affaire qui grandit en fabriquant une quantité de plus en plus grande de son produit est un succès consacré par le marché ; mais l'affaire qui est devenue grande par la création d'une holding, ou par quelque autre procédé juridique, ou par la communauté du contrôle financier est le résultat d'un effort délibéré pour échapper à l'épreuve du marché.
Les grandes affaires de cette nature sont entièrement incompatibles avec les principes d'une économie libre. En fait elles sont la forme que prend le collectivisme chez les gens d'affaires. A cet égard, rappelons que le mouvement socialiste est fondé sur l'idée que lorsque les grandes affaires auront supprimé la liberté d'entreprise et remplacé le marché par le bon plaisir administratif, l'affaire sera mûre pour la socialisation et la transition sera facile. Il n'y aura plus qu'à déposséder les actionnaires et à fonctionnariser les administrateurs. En pratique, ce serait un peu plus difficile, comme Lénine l'a découvert en 1918. Mais il est certain que si l'on encourage la tendance collectiviste des grandes affaires, on finira par tenter leur nationalisation. Une quantité aussi grande de pouvoir souverain, échappant à la maîtrise objective des marchés libres, ne saurait rester longtemps entre les mains d'individus. De même que la Compagnie des Indes est devenue le gouvernement de l'Inde, de même les trusts géants, si on les laisse continuer, deviendront des départements du gouvernement.
Les grandes affaires de cette nature sont considérées par les socialistes tout comme par les grands capitalistes comme le résultat de l'inévitable évolution du capitalisme. Sur ce point Karl Marx et le juge Gary étaient entièrement d'accord. Mais ils se trompaient tous deux. La ''United State Corporation'' n'a pas grandi. Elle a été montée de toutes pièces. Elle n'est pas le produit d'une victoire dans la lutte pour la vie, mais d'une manipulation hardie et ingénieuse de la loi sur les sociétés. La société holding n'aurait pas pu être créée sans les privilèges offerts par la loi, et comme ces privilèges légaux peuvent être retirés ou modifiés selon les nécessités publiques, il ne peut pas être vrai que le trust géant représente l'évolution nécessaire de l'industrie moderne. C'est une évolution, fortuite née de la situation juridique, et elle marque un des points essentiels sur lesquels la loi n'a pas été adaptée à l'économie, et l'a pervertie. Ainsi donc, la rénovation des lois sur les sociétés, afin d'empêcher une affaire de devenir plus grande qu'elle ne peut le devenir à l'épreuve du marché, est un article nécessaire du programme du libéralisme.
Le lecteur se rend compte dès à présent à quel point les nécessités du libéralisme sont étrangères au laissez faire. Mais cette revue rapide est loin d'être terminée. Pour que l'économie de la division du travail sur des marchés libres fonctionne, il faut non seulement que les hommes épargnent pour placer des capitaux, mais encore que l'épargne soit effectivement investie, et que les capitaux représentent effectivement de l'épargne. Les anciens économistes prêchaient la vertu de l'épargne, mais ils supposaient que toute l'épargne était automatiquement investie, et que tous les placements représentaient nécessairement de l'épargne. Cette supposition était assez juste à une époque où les hommes investissaient leur propre épargne dans leur propre entreprise, ou empruntaient directement l'épargne de quelque autre personne. Mais elle ne l'est plus à une époque où les hommes remettent leur épargne à des banquiers qui financent les placements au moyen de crédits basés sur des réserves fractionnées.
Dans un tel système, l'épargne et l'investissement sont deux opérations très distantes et très distinctes l'une de l'autre, et il n'est pas du tout sûr que ce qui est épargné soit investi et que ce qui est investi ait été épargné. Il semble que ce soit là une des causes, voire la principale, du cycle des affaires. Car lorsqu'on investit moins que ce qui est épargné, il y a déflation, c'est-à-dire demande de marchandises insuffisante ; et lorsqu'on investit plus qu'il n'est épargné, il y a inflation, c'est-à-dire demande de marchandises excessive. Dans la déflation, le pouvoir d'achat, qui n'est pas autre chose que les marchandises et les services disponibles pour l'échange, se trouve bloqué. Dans l'inflation, le pouvoir d'achat artificiel, qui ne représente pas des marchandises et des services disponibles, peut demander des marchandises et des services.
Les effets funestes et les dangers de ce cycle se passent d'explication. Il est clair qu'il est nécessaire de veiller à ce que l'épargne réelle soit égale aux investissements réels. Le développement des instruments de contrôle social indispensables à cette surveillance a été, jusqu'à notre génération, entièrement négligé par les économistes et les hommes d'Etat libéraux. Ils ne se sont pas rendus compte que lorsque l'épargne et l'investissement deviennent distincts, la valeur de la monnaie devient le sous-produit accidentel des transactions entre les banquiers et leurs clients. La principale monnaie d'une société moderne consiste non pas en numéraire frappé dans l'Hôtel des Monnaies, mais en dépôts bancaires qui augmentent et se contractent avec la création du crédit privé. Ainsi donc la monnaie, qui est l'instrument des échanges, et l'unité dans laquelle sont exprimés les prix qui règlent la division du travail, est restée, jusqu'à une époque récente, dépendant du hasard<ref>Par exemple de la découverte de gisements d'or, de nouveaux procédés métallurgiques de production de l'or et de l'argent, de booms spéculatifs, de krachs bancaires, et toujours de transactions bancaires entreprises sans considération de leur effet sur la valeur de la monnaie.</ref>. La valeur de la monnaie a connu de violentes fluctuations depuis un siècle et demi que dure la révolution industrielle. Cependant, l'interdépendance étroite et complexe de l'humanité est inconcevable sans la monnaie. Car cette interdépendance consiste en d'innombrables échanges d'une variété infinie de marchandises et de services qui ont lieu à chaque heure de chaque jour sur des marchés innombrables. Ces échanges ne pourraient s'effectuer par voie de troc. Ils ne sont possibles que parce que toutes les marchandises et tous les services sont réductibles à un commun dénominateur. Ils sont évalués non pas par rapport les uns aux autres, mais par rapport à la monnaie. Ils ont un prix, et dans la mesure où la monnaie n'est pas neutre, les prix sont injustes et le calcul économique entravé.
Nous ne discuterons pas ici des mesures propres à maintenir la neutralité de la monnaie. Nous voulons déterminer le domaine des mesures à prendre dans une économie d'échanges, notant au passage les points essentiels d'un programme du libéralisme. Qu'il suffise de dire ici que l'expérience de plus d'un siècle a démontré que l'étalon-or automatique, si jamais il a existé, ne fournit pas une monnaie suffisamment neutre pour une économie basée sur la division mondiale du travail. La réforme monétaire, et ce que l'on appelle aujourd'hui la monnaie dirigée, sont donc nécessaires.
Nous voyons maintenant que les marchés réels sur lesquels l'économie est réglée sont loin d'être les marchés idéaux supposés par l'économie classique. Tous les acheteurs et les vendeurs de marchandises et de services ne sont pas également au courant de l'état réel du marché, et ne sont pas également capables de traiter librement et en pleine connaissance de cause<ref>J. A. Hobson, ''The Industrial System'', chap. IX : « Le mécanisme des marchés ». </ref>. Ceux qui peuvent attendre ont un gros avantage sur ceux qui sont obligés de vendre immédiatement. Ainsi le fermier qui a une récolte périssable est moins favorisé que celui dont la récolte peut être emmagasinée et se conserver. Le propriétaire du sol peut en général attendre plus longtemps que son locataire. Mais celui qui est le moins capable de marchander est celui qui n'a que son travail à vendre. S'il ne travaille pas aujourd'hui, le produit de cette journée de travail est perdu pour toujours. Plus le vendeur peut attendre, plus il a de temps et d'occasions d'étudier le marché pour obtenir le prix maximum. Il y a donc des différences énormes entre les rendements des divers marchés. Dans certains d'entre eux, le prix exprime presque exactement l'équilibre entre l'offre et la demande. Dans d'autres, le prix représente à peine plus que ce que l'ignorance et l'impuissance des uns peut arracher à l'habileté renseignée des autres.
L'inégalité du pouvoir de négociation atteint surtout les paysans qui traitent avec des intermédiaires, les ouvriers non qualifiés qui traitent avec de gros employeurs, les pauvres dans leurs achats, et les investissements des petits épargnants. Ils ne peuvent pas attendre. Ils ne savent rien. Ils concluent leurs transactions sur des marchés très imparfaits. A très juste titre ils se défient des marchés et se souviennent des nombreux cas dans lesquels on les a trompés, exploités et ruinés. Ces marchés maudits sont une tentation permanente offerte à la fraude, à l'escroquerie, à l'usure, à la malfaçon, à la tromperie sur la marchandise, au charlatanisme et à toutes les combinaisons malhonnêtes de la pègre du capitalisme.
Une société libérale a évidemment le devoir de veiller à ce que ses marchés soient efficients et honnêtes. Mais les partisans utopistes du laissez faire ont supposé que les marchés parfaits s'organiseraient en quelque sorte d'eux-mêmes, ou tout au moins que les marchés sont aussi parfaits qu'ils peuvent l'être. Ce n'est pas vrai. Dans une société libérale, l'amélioration des marchés doit faire l'objet d'une étude incessante. C'est un vaste domaine de réformes nécessaires. Il s'agit avant tout d'assurer l'application d'un principe universellement admis depuis toujours, à savoir que le gouvernement doit veiller à l'honnêteté des poids et des mesures. Lorsqu'on applique aux complexités de l'économie moderne, dans lesquelles les marchandises sont produites au moyen de procédés techniques intelligibles par les seuls experts, le principe de l'honnêteté des poids et mesures entraîne nécessairement une transformation radicale du vieil adage ''caveat emptor''. L'acheteur n'est plus capable de juger de l'honnêteté technique des marchandises qu'on lui offre. Il ne sait pas si elles sont conformes à ce qu'annonce la publicité. Il devient donc nécessaire de punir le vendeur qui donne à ses marchandises une présentation mensongère, d'interdire la vente des produits nuisibles, de stipuler que seuls les articles de même qualité porteront la même étiquette, de fournir à l'acheteur le moyen de vérifier s'il obtient le meilleur produit possible pour le prix qu'il paie.
En même temps qu'on assainit les marchés, il faut assurer la liberté des transactions. L'État libéral ne saurait rester neutre entre ceux qui n'ont pas le moyen de marchander et ceux qui peuvent le faire trop facilement. En vertu de ses propres principes, il doit encourager et aider à s'organiser coopérativement, les producteurs tels que les cultivateurs, et les ouvriers, qui sont obligés de vendre immédiatement, à n'importe quel prix, et sans connaître la situation réelle de l'offre et de la demande. De même que l'État, en permettant la constitution de sociétés anonymes, a rendu possible l'utilisation collective d'épargnes individuelles, de même il pourrait imaginer une forme de société qui donnerait des droits collectifs et des devoirs correspondants aux organisations de cultivateurs, d'ouvriers et de consommateurs.
Il est évident que ces organisations seront tentées de devenir des monopoles et de manifester une tendance à restreindre le trafic. Nous le savons par le fait que les sociétés anonymes cèdent très souvent à la même tentation. C'est pourquoi une politique libérale doit nécessairement mettre hors la loi le monopole et toutes les pratiques malhonnêtes qui y aboutissent. On croit communément que la tendance générale de l'économie va vers le monopole. Cela est peut-être vrai dans une société qui se laisse aller sans avoir une conception claire de la nature de son économie. Mais une fois que les hommes se rendent sérieusement compte qu'ils sont liés à un mode de production qui ne peut être réglé que sur des marchés libres, ils sont obligés de réformer les lois qui permettent la floraison des monopoles. Je suis sûr qu'ils découvriront que peu de véritables monopoles sont institués, et qu'aucun ne saurait subsister longtemps sans un privilège légal. Ce peut être une concession, la possession exclusive d'un produit naturel, ou un brevet, un droit de douane, ou simplement une exploitation de la législation sur les sociétés. Mais si le monopole dépend d'un privilège concédé par la loi, on peut l'abolir ou en empêcher la création en modifiant la loi.
Nous n'avons pas encore terminé notre revue des domaines dans lesquels la politique libérale doit s'efforcer d'adapter l'ordre social à l'économie d'échange. De par sa nature même, l'économie est dynamique, c'est-à-dire que la technique et la localisation de la production changent continuellement. Certaines industries meurent, et d'autres naissent ; à l'intérieur d'une même industrie, il y a des entreprises qui grandissent et d'autres qui déclinent. Des industries établies dans un endroit sont remplacées par d'autres établies ailleurs, souvent aux antipodes. A la longue, il en résulte un progrès industriel. Mais vu de près, ce processus entraîne une multitude de drames humains. Nulle part les derniers libéraux n'ont manifesté de façon plus évidente leur insensibilité de doctrinaires que dans l'indifférence avec laquelle ils ont accepté les ravages causés à la personne humaine par le progrès industriel.
Pourtant il n'y a rien dans les nécessités de l'économie nouvelle qui oblige la société à rester indifférente à ces souffrances humaines. Il n'y a aucune raison pour ne pas prélever au moyen de l'impôt une partie des richesses produites pour l'employer à assurer et à indemniser les hommes contre les pertes personnelles que peut leur faire subir le progrès industriel. Si les améliorations techniques augmentent la richesse, et elles l'augmentent certainement, si la société en général devient plus riche lorsqu'une industrie se déplace d'un endroit où le coût de production est élevé vers un autre où il est plus bas, une partie de cette richesse accrue peut être utilisée pour secourir les victimes du progrès. On peut l'utiliser pour les aider pendant qu'ils changent de métier, pour faire leur rééducation personnelle, pour les installer ailleurs s'ils doivent changer de résidence.
Il n'y a aucune raison pour qu'un Etat libéral n'assure et n'indemnise pas les hommes contre les risques de son propre progrès. Il a au contraire toutes les raisons de le faire. Car, s'il est bien organisé, un tel système d'assurance sociale favoriserait les transformations techniques nécessaires, et réduirait la résistance si naturelle de ceux qui se voient sacrifiés au progrès. On ne saurait blâmer un homme qui déteste une machine qui le réduira à l'indigence et lui enlèvera le seul métier qu'il connaisse.
Les ouvriers de l'industrie ne sont pas les seuls, cependant, à souffrir du progrès industriel. Tous les producteurs sont dans une certaine mesure soumis au même risque lorsque l'on invente de nouveaux procédés, lorsque surgissent des concurrents à meilleur rendement, ou lorsque les goûts du public changent. Certes, le trésor public ne saurait les assurer et les indemniser tous. Mais on peut limiter les pertes. Comment ? C'est là un problème très complexe que je ne prétends pas être capable de résoudre. Pour contribuer à la recherche d'une solution, indiquons que les entreprises seraient plus capables de faire face aux risques du progrès industriel si les sociétés étaient obligées d'amortir leur capital dans un délai égal à la durée utile des machines et des procédés que le capital a servi à acheter, et si elles étaient obligées, pour se procurer de nouveaux capitaux, de s'adresser au marché financier au lieu de puiser dans des bénéfices accumulés. Ce système serait très bien adapté aux petites sociétés. Mais les petites sociétés sont plus mobiles que les grandes. Elles peuvent se dissoudre plus facilement et l'on en crée plus facilement de nouvelles. De telles sociétés seraient mieux adaptées à une économie dynamique, et elles ne soulèveraient pas les problèmes et les tragédies de ces monstres à moitié hors d'usage, incapables de vivre comme de mourir, que sont les grandes sociétés.
On voit que cet agenda du libéralisme est long. Je ne prétends cependant pas qu'il soit complet. L'adaptation de l'ordre social à la division du travail est nécessairement une tâche immense, car il ne s'agit de rien de moins que de trouver à l'humanité un nouveau genre de vie. Elle doit donc, dans toutes ses ramifications, dépasser l'entendement de n'importe quel contemporain, le programme de n'importe quel parti, les énergies réformatrices de n'importe quelle génération. J'ai simplement voulu indiquer les points les plus critiques et les plus évidents sur lesquels la société moderne est mal adaptée à son mode de production, et ensuite illustrer la mission inachevée du libéralisme. L'agenda prouve que le libéralisme est tout autre chose que l'apologétique stérile qu'il était devenu pendant sa sujétion au dogme du laissez faire et à l'incompréhension des économistes classiques. Il démontre, je crois, que le libéralisme est, non pas une justification du ''statu quo'', mais une logique du réajustement social rendu nécessaire par la révolution industrielle.
Si nous considérons maintenant cet agenda dans son ensemble, nous voyons qu'il implique une répartition des revenus différente de celle qui existe aujourd'hui dans la plupart des sociétés organisées. L'effet de ces réformes serait en effet avant tout de réduire considérablement les possibilités d'enrichissement par l'exploitation et par l'exercice de privilèges légaux. Ces réformes s'attaquent à la source des gros revenus provenant des divers genres de monopoles, des mauvais marchés sur lesquels les ignorants et les faibles sont désavantagés. Au point de vue de l'économie d'échange, les revenus provenant de ces inégalités naturelles et juridiques ne sont pas légitimement gagnées. Ils sont parasitaires, adventices, et si le monde réel était conforme à la théorie des économistes classiques, ces revenus illégitimes n'existeraient pas. Ils ne représentent ni la rétribution du travail ou de la gestion, ni un intérêt du capital, ni les profits d'une entreprise, tels que les déterminent des marchés libres et équilibrés. Ce sont des tributs levés sur les salaires, les intérêts et les profits en dénaturant ou en manipulant le prix du marché.
Les réformateurs du libéralisme doivent donc se proposer de rectifier la situation qui permet à ces revenus illicites de se former ; si leurs réformes sont profondes et efficaces, il ne s'en formera plus. Or nous avons vu qu'afin de rectifier cette situation il faut : engager d'énormes dépenses pour l'eugénisme et l'éducation ; assurer la conservation du sol et des richesses naturelles qui constituent le patrimoine national, développer ce patrimoine par des travaux de récupération, de lutte contre les inondations et la sécheresse, d'aménagement des cours d'eaux, des ports et des routes, de développement de la houille blanche, d'amélioration des possibilités de transport et d'échange de marchandises et de services ; perfectionner les marchés en organisant des services de renseignements, d'inspection et autres, assurer et indemniser contre les risques et les pertes dues aux transformations économiques et techniques. Il faut encore bien d'autres choses, par exemple fournir les possibilités de récréation qui ne peuvent pas exister dans des collectivités spécialisées et surpeuplées.


== Notes et références ==  
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