Différences entre les versions de « Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 11 - l'agenda du libéralisme »

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L'inégalité du pouvoir de négociation atteint surtout les paysans qui traitent avec des intermédiaires, les ouvriers non qualifiés qui traitent avec de gros employeurs, les pauvres dans leurs achats, et les investissements des petits épargnants. Ils ne peuvent pas attendre. Ils ne savent rien. Ils concluent leurs transactions sur des marchés très imparfaits. A très juste titre ils se défient des marchés et se souviennent des nombreux cas dans lesquels on les a trompés, exploités et ruinés. Ces marchés maudits sont une tentation permanente offerte à la fraude, à l'escroquerie, à l'usure, à la malfaçon, à la tromperie sur la marchandise, au charlatanisme et à toutes les combinaisons malhonnêtes de la pègre du capitalisme.
L'inégalité du pouvoir de négociation atteint surtout les paysans qui traitent avec des intermédiaires, les ouvriers non qualifiés qui traitent avec de gros employeurs, les pauvres dans leurs achats, et les investissements des petits épargnants. Ils ne peuvent pas attendre. Ils ne savent rien. Ils concluent leurs transactions sur des marchés très imparfaits. A très juste titre ils se défient des marchés et se souviennent des nombreux cas dans lesquels on les a trompés, exploités et ruinés. Ces marchés maudits sont une tentation permanente offerte à la fraude, à l'escroquerie, à l'usure, à la malfaçon, à la tromperie sur la marchandise, au charlatanisme et à toutes les combinaisons malhonnêtes de la pègre du capitalisme.
Une société libérale a évidemment le devoir de veiller à ce que ses marchés soient efficients et honnêtes. Mais les partisans utopistes du laissez faire ont supposé que les marchés parfaits s'organiseraient en quelque sorte d'eux-mêmes, ou tout au moins que les marchés sont aussi parfaits qu'ils peuvent l'être. Ce n'est pas vrai. Dans une société libérale, l'amélioration des marchés doit faire l'objet d'une étude incessante. C'est un vaste domaine de réformes nécessaires. Il s'agit avant tout d'assurer l'application d'un principe universellement admis depuis toujours, à savoir que le gouvernement doit veiller à l'honnêteté des poids et des mesures. Lorsqu'on applique aux complexités de l'économie moderne, dans lesquelles les marchandises sont produites au moyen de procédés techniques intelligibles par les seuls experts, le principe de l'honnêteté des poids et mesures entraîne nécessairement une transformation radicale du vieil adage ''caveat emptor''. L'acheteur n'est plus capable de juger de l'honnêteté technique des marchandises qu'on lui offre. Il ne sait pas si elles sont conformes à ce qu'annonce la publicité. Il devient donc nécessaire de punir le vendeur qui donne à ses marchandises une présentation mensongère, d'interdire la vente des produits nuisibles, de stipuler que seuls les articles de même qualité porteront la même étiquette, de fournir à l'acheteur le moyen de vérifier s'il obtient le meilleur produit possible pour le prix qu'il paie.
En même temps qu'on assainit les marchés, il faut assurer la liberté des transactions. L'État libéral ne saurait rester neutre entre ceux qui n'ont pas le moyen de marchander et ceux qui peuvent le faire trop facilement. En vertu de ses propres principes, il doit encourager et aider à s'organiser coopérativement, les producteurs tels que les cultivateurs, et les ouvriers, qui sont obligés de vendre immédiatement, à n'importe quel prix, et sans connaître la situation réelle de l'offre et de la demande. De même que l'État, en permettant la constitution de sociétés anonymes, a rendu possible l'utilisation collective d'épargnes individuelles, de même il pourrait imaginer une forme de société qui donnerait des droits collectifs et des devoirs correspondants aux organisations de cultivateurs, d'ouvriers et de consommateurs.
Il est évident que ces organisations seront tentées de devenir des monopoles et de manifester une tendance à restreindre le trafic. Nous le savons par le fait que les sociétés anonymes cèdent très souvent à la même tentation. C'est pourquoi une politique libérale doit nécessairement mettre hors la loi le monopole et toutes les pratiques malhonnêtes qui y aboutissent. On croit communément que la tendance générale de l'économie va vers le monopole. Cela est peut-être vrai dans une société qui se laisse aller sans avoir une conception claire de la nature de son économie. Mais une fois que les hommes se rendent sérieusement compte qu'ils sont liés à un mode de production qui ne peut être réglé que sur des marchés libres, ils sont obligés de réformer les lois qui permettent la floraison des monopoles. Je suis sûr qu'ils découvriront que peu de véritables monopoles sont institués, et qu'aucun ne saurait subsister longtemps sans un privilège légal. Ce peut être une concession, la possession exclusive d'un produit naturel, ou un brevet, un droit de douane, ou simplement une exploitation de la législation sur les sociétés. Mais si le monopole dépend d'un privilège concédé par la loi, on peut l'abolir ou en empêcher la création en modifiant la loi.
Nous n'avons pas encore terminé notre revue des domaines dans lesquels la politique libérale doit s'efforcer d'adapter l'ordre social à l'économie d'échange. De par sa nature même, l'économie est dynamique, c'est-à-dire que la technique et la localisation de la production changent continuellement. Certaines industries meurent, et d'autres naissent ; à l'intérieur d'une même industrie, il y a des entreprises qui grandissent et d'autres qui déclinent. Des industries établies dans un endroit sont remplacées par d'autres établies ailleurs, souvent aux antipodes. A la longue, il en résulte un progrès industriel. Mais vu de près, ce processus entraîne une multitude de drames humains. Nulle part les derniers libéraux n'ont manifesté de façon plus évidente leur insensibilité de doctrinaires que dans l'indifférence avec laquelle ils ont accepté les ravages causés à la personne humaine par le progrès industriel.
Pourtant il n'y a rien dans les nécessités de l'économie nouvelle qui oblige la société à rester indifférente à ces souffrances humaines. Il n'y a aucune raison pour ne pas prélever au moyen de l'impôt une partie des richesses produites pour l'employer à assurer et à indemniser les hommes contre les pertes personnelles que peut leur faire subir le progrès industriel. Si les améliorations techniques augmentent la richesse, et elles l'augmentent certainement, si la société en général devient plus riche lorsqu'une industrie se déplace d'un endroit où le coût de production est élevé vers un autre où il est plus bas, une partie de cette richesse accrue peut être utilisée pour secourir les victimes du progrès. On peut l'utiliser pour les aider pendant qu'ils changent de métier, pour faire leur rééducation personnelle, pour les installer ailleurs s'ils doivent changer de résidence.
Il n'y a aucune raison pour qu'un Etat libéral n'assure et n'indemnise pas les hommes contre les risques de son propre progrès. Il a au contraire toutes les raisons de le faire. Car, s'il est bien organisé, un tel système d'assurance sociale favoriserait les transformations techniques nécessaires, et réduirait la résistance si naturelle de ceux qui se voient sacrifiés au progrès. On ne saurait blâmer un homme qui déteste une machine qui le réduira à l'indigence et lui enlèvera le seul métier qu'il connaisse.
Les ouvriers de l'industrie ne sont pas les seuls, cependant, à souffrir du progrès industriel. Tous les producteurs sont dans une certaine mesure soumis au même risque lorsque l'on invente de nouveaux procédés, lorsque surgissent des concurrents à meilleur rendement, ou lorsque les goûts du public changent. Certes, le trésor public ne saurait les assurer et les indemniser tous. Mais on peut limiter les pertes. Comment ? C'est là un problème très complexe que je ne prétends pas être capable de résoudre. Pour contribuer à la recherche d'une solution, indiquons que les entreprises seraient plus capables de faire face aux risques du progrès industriel si les sociétés étaient obligées d'amortir leur capital dans un délai égal à la durée utile des machines et des procédés que le capital a servi à acheter, et si elles étaient obligées, pour se procurer de nouveaux capitaux, de s'adresser au marché financier au lieu de puiser dans des bénéfices accumulés. Ce système serait très bien adapté aux petites sociétés. Mais les petites sociétés sont plus mobiles que les grandes. Elles peuvent se dissoudre plus facilement et l'on en crée plus facilement de nouvelles. De telles sociétés seraient mieux adaptées à une économie dynamique, et elles ne soulèveraient pas les problèmes et les tragédies de ces monstres à moitié hors d'usage, incapables de vivre comme de mourir, que sont les grandes sociétés.
On voit que cet agenda du libéralisme est long. Je ne prétends cependant pas qu'il soit complet. L'adaptation de l'ordre social à la division du travail est nécessairement une tâche immense, car il ne s'agit de rien de moins que de trouver à l'humanité un nouveau genre de vie. Elle doit donc, dans toutes ses ramifications, dépasser l'entendement de n'importe quel contemporain, le programme de n'importe quel parti, les énergies réformatrices de n'importe quelle génération. J'ai simplement voulu indiquer les points les plus critiques et les plus évidents sur lesquels la société moderne est mal adaptée à son mode de production, et ensuite illustrer la mission inachevée du libéralisme. L'agenda prouve que le libéralisme est tout autre chose que l'apologétique stérile qu'il était devenu pendant sa sujétion au dogme du laissez faire et à l'incompréhension des économistes classiques. Il démontre, je crois, que le libéralisme est, non pas une justification du ''statu quo'', mais une logique du réajustement social rendu nécessaire par la révolution industrielle.
Si nous considérons maintenant cet agenda dans son ensemble, nous voyons qu'il implique une répartition des revenus différente de celle qui existe aujourd'hui dans la plupart des sociétés organisées. L'effet de ces réformes serait en effet avant tout de réduire considérablement les possibilités d'enrichissement par l'exploitation et par l'exercice de privilèges légaux. Ces réformes s'attaquent à la source des gros revenus provenant des divers genres de monopoles, des mauvais marchés sur lesquels les ignorants et les faibles sont désavantagés. Au point de vue de l'économie d'échange, les revenus provenant de ces inégalités naturelles et juridiques ne sont pas légitimement gagnées. Ils sont parasitaires, adventices, et si le monde réel était conforme à la théorie des économistes classiques, ces revenus illégitimes n'existeraient pas. Ils ne représentent ni la rétribution du travail ou de la gestion, ni un intérêt du capital, ni les profits d'une entreprise, tels que les déterminent des marchés libres et équilibrés. Ce sont des tributs levés sur les salaires, les intérêts et les profits en dénaturant ou en manipulant le prix du marché.
Les réformateurs du libéralisme doivent donc se proposer de rectifier la situation qui permet à ces revenus illicites de se former ; si leurs réformes sont profondes et efficaces, il ne s'en formera plus. Or nous avons vu qu'afin de rectifier cette situation il faut : engager d'énormes dépenses pour l'eugénisme et l'éducation ; assurer la conservation du sol et des richesses naturelles qui constituent le patrimoine national, développer ce patrimoine par des travaux de récupération, de lutte contre les inondations et la sécheresse, d'aménagement des cours d'eaux, des ports et des routes, de développement de la houille blanche, d'amélioration des possibilités de transport et d'échange de marchandises et de services ; perfectionner les marchés en organisant des services de renseignements, d'inspection et autres, assurer et indemniser contre les risques et les pertes dues aux transformations économiques et techniques. Il faut encore bien d'autres choses, par exemple fournir les possibilités de récréation qui ne peuvent pas exister dans des collectivités spécialisées et surpeuplées.


== Notes et références ==  
== Notes et références ==  
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