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==Progrès technique et réaction politique==
Il y avait une fois un homme qui prétendait que la terre est plate parce qu'il l'avait vue plate partout où il était allé. De même chaque génération est disposée à considérer que ses hypothèses essentielles se passent de toute démonstration, même lorsqu'elles ont en fait été adoptées sans jugement. Cette disposition est en général renforcée par quelque large interprétation de l'expérience historique fournie par les érudits de l'époque. On en trouve un exemple classique dans la doctrine de la monarchie de droit divin. En affirmant que le roi règne par la grâce de Dieu, on soustrait à la discussion la prétention du roi au pouvoir absolu, c'est-à-dire qu'on en fait un axiome. Ceux qui voudraient mettre le pouvoir royal en question, sont ainsi réduits au silence, car ils n'osent pas mettre en question le Dieu par la grâce duquel le roi règne.  
Il y avait une fois un homme qui prétendait que la terre est plate parce qu'il l'avait vue plate partout où il était allé. De même chaque génération est disposée à considérer que ses hypothèses essentielles se passent de toute démonstration, même lorsqu'elles ont en fait été adoptées sans jugement. Cette disposition est en général renforcée par quelque large interprétation de l'expérience historique fournie par les érudits de l'époque. On en trouve un exemple classique dans la doctrine de la monarchie de droit divin. En affirmant que le roi règne par la grâce de Dieu, on soustrait à la discussion la prétention du roi au pouvoir absolu, c'est-à-dire qu'on en fait un axiome. Ceux qui voudraient mettre le pouvoir royal en question, sont ainsi réduits au silence, car ils n'osent pas mettre en question le Dieu par la grâce duquel le roi règne.  


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==Les machines et la concentration industrielle==
==Les machines et la concentration industrielle==
Ceux qui prétendent que les progrès de la technique industrielle rendent nécessaire un accroissement de l'autorité politique ont probablement été induits en erreur par certains phénomènes de l'industrialisme moderne. Ils constatent par exemple que dans certaines branches, un petit nombre de grandes entreprises, voire une seule, contrôlent toute l'industrie, fixent les prix et les salaires. Ils supposent alors que cette concentration de puissance industrielle est le résultat de la production par la machine, que cette production ne saurait se régler elle-même dans un marché soumis à la concurrence, et qu'il faut par conséquent qu'elle soit réglementée par un gouvernement très fort.  
Ceux qui prétendent que les progrès de la technique industrielle rendent nécessaire un accroissement de l'autorité politique ont probablement été induits en erreur par certains phénomènes de l'industrialisme moderne. Ils constatent par exemple que dans certaines branches, un petit nombre de grandes entreprises, voire une seule, contrôlent toute l'industrie, fixent les prix et les salaires. Ils supposent alors que cette concentration de puissance industrielle est le résultat de la production par la machine, que cette production ne saurait se régler elle-même dans un marché soumis à la concurrence, et qu'il faut par conséquent qu'elle soit règlementée par un gouvernement très fort.  


Ce raisonnement pèche par sa base. La concentration du contrôle ne vient pas de la mécanisation de l'industrie. Elle vient de l'État. C'est l'État qui, il y a cent ans environ, a commencé à accorder à quiconque lui payait une légère redevance un privilège jusqu'alors très rare et très exceptionnel : celui de constituer des sociétés dans lesquelles les responsabilités sont limitées aux apports et dont les titres sont transmissibles à perpétuité par voie de succession. Voici ce que M. Nicholas Butler pense de cette révolution juridique capitale :
Ce raisonnement pèche par sa base. La concentration du contrôle ne vient pas de la mécanisation de l'industrie. Elle vient de l'État. C'est l'État qui, il y a cent ans environ, a commencé à accorder à quiconque lui payait une légère redevance un privilège jusqu'alors très rare et très exceptionnel : celui de constituer des sociétés dans lesquelles les responsabilités sont limitées aux apports et dont les titres sont transmissibles à perpétuité par voie de succession. Voici ce que M. Nicholas Butler pense de cette révolution juridique capitale :
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Les collectivistes ont supposé que le développement du capitalisme concentré des grandes sociétés est la conséquence naturelle et nécessaire de la technique nouvelles. C'est pourquoi, grands hommes d'affaires ou socialistes, ont abandonné la conception libérale pour une conception autoritaire de la société. S'ils avaient vu plus loin, ils se seraient rendu compte qu'ils étaient mal partis, et se seraient rappelés que les progrès scientifiques qui, selon eux, exigent aujourd'hui le rétablissement de l'autorité, n'ont été possibles que lorsque la recherche scientifique s'est affranchie de l'autorité. Ils auraient rappelés que pour créer la société moderne, il a fallu assujettir l'État à un régime constitutionnel. Ils se seraient moins empressés de faire appel à la contrainte comme instrument « de synthèse, de coordination, et de contrôle rationnel »<ref>George Soule, ''A Planned Society'', p.91</ref>, et de la considérer comme le remède spécifique aux convoitises individuelles et à l'égoïsme antisocial. Ils se seraient rappelés que l'humanité a connu pendant des siècles toutes les corruptions du pouvoir personnel. Ils auraient parlé moins légèrement de socialiser et d'unifier des nations par décret, s'ils s'étaient rappelés que la soumission des féodaux par les rois, que la fusion de tribus ennemies en nations unies ont été autant de révoltes contre des autorités vexatoires, arbitraires, et profondément despotiques. Ils n'auraient jamais oublié que la technique moderne et que l'abondance dues à la division du travail sont venues ''après'' que les hommes se furent émancipés des règlements compliqués des corporations, de la politique mercantiliste des propriétaires fonciers, de l'Église et de la royauté.  
Les collectivistes ont supposé que le développement du capitalisme concentré des grandes sociétés est la conséquence naturelle et nécessaire de la technique nouvelles. C'est pourquoi, grands hommes d'affaires ou socialistes, ont abandonné la conception libérale pour une conception autoritaire de la société. S'ils avaient vu plus loin, ils se seraient rendu compte qu'ils étaient mal partis, et se seraient rappelés que les progrès scientifiques qui, selon eux, exigent aujourd'hui le rétablissement de l'autorité, n'ont été possibles que lorsque la recherche scientifique s'est affranchie de l'autorité. Ils auraient rappelés que pour créer la société moderne, il a fallu assujettir l'État à un régime constitutionnel. Ils se seraient moins empressés de faire appel à la contrainte comme instrument « de synthèse, de coordination, et de contrôle rationnel »<ref>George Soule, ''A Planned Society'', p.91</ref>, et de la considérer comme le remède spécifique aux convoitises individuelles et à l'égoïsme antisocial. Ils se seraient rappelés que l'humanité a connu pendant des siècles toutes les corruptions du pouvoir personnel. Ils auraient parlé moins légèrement de socialiser et d'unifier des nations par décret, s'ils s'étaient rappelés que la soumission des féodaux par les rois, que la fusion de tribus ennemies en nations unies ont été autant de révoltes contre des autorités vexatoires, arbitraires, et profondément despotiques. Ils n'auraient jamais oublié que la technique moderne et que l'abondance dues à la division du travail sont venues ''après'' que les hommes se furent émancipés des règlements compliqués des corporations, de la politique mercantiliste des propriétaires fonciers, de l'Église et de la royauté.  


Mais tout cela, les maîtres et les dirigeants auxquels la génération actuelle obéit l'ont oublié. Dans les soixante ou soixante-dix dernières années, le principe fondamental de toute pensée et de toute action est devenu le suivant : le progrès de l'humanité ne peut venir que d'une restauration de l'autorité, et non pas d'une extension de la liberté.
Mais tout cela, les maîtres et les dirigeants auxquels la génération actuelle obéit l'ont oublié. Dans les soixante ou soixante-dix dernières années, le principe fondamental de toute pensée et de toute action est devenu le suivant : le progrès de l'humanité ne peut venir que d'une restauration de l'autorité, et non pas d'une extension de la liberté. Cependant nous constatons que sous le règne de cette doctrine, le progrès a été freiné petit à petit mais de plus en plus complètement, jusqu'à la régression sensationnelle du niveau de vie et de civilisation à laquelle nous assistons aujourd'hui. Jamais les appareils gouvernementaux n'ont été plus complexes, et pourtant l'économie mondiale ne cesse de se dissocier en fragments de plus en plus petits. Même aux États-Unis, on a vu se développer une tendance prononcée à l'établissement, à l'intérieur d'une économie nationale déjà très protégée, de toutes sortes de barrières régionales ou professionnelles camouflées à l'abri desquelles des groupes d'intérêts exercent une action politique afin d'obtenir certains privilèges spéciaux. Il suffit de rappeler le morcellement de l'Europe, où l'exercice de l'autorité provoque partout, non seulement entre les États mais à l'intérieur de chacun d'eux, des tendances séparatistes qu'on n'arrive que difficilement à réprimer en exerçant encore plus d'autorité.
 
Notons surtout qu'en renforçant l'autorité gouvernementale on n'aggrave pas seulement la désunion qu'on voudrait éviter ; on arrête même le progrès scientifique au nom duquel on exalte l'autorité. Dans plusieurs grands pays qui se proclament à l'avant-garde du progrès, on a aboli la liberté des recherches, qui est la condition même de la découverte scientifique, afin que le gouvernement puisse mieux gouverner. Ainsi, ceux qui, interprétant naïvement le monde moderne, ont prétendu justifier l'accroissement du pouvoir par la nécessité de faire tenir à la science ses promesses, constatent que l'on écrase la science afin de renforcer le pouvoir de l'État.
 
==Le progrès par la libération==
 
Les évènements auxquels nous assistons ne nous permettent pas d'ignorer plus longtemps que notre génération n'a pas compris l'expérience de l'humanité. Nous avons renoncé à la sagesse du passé pour embrasser des erreurs que ce passé lui-même avait mises au rebut. Pour progresser vers la connaissance, vers la maîtrise de la nature, vers l'unité, vers la sécurité individuelle, l'humanité s'est affranchie peu à peu de sa servitude à l'égard de l'autorité, des monopoles et des privilèges. C'est en libérant l'énergie humaine que les hommes se sont élevés au-dessus de la lutte primitive pour les nécessités élémentaires de l'existence ; c'est en abolissant les contraintes qu'ils ont pu s'adapter à la vie des grandes sociétés. C'est en abolissant les privilèges que les hommes se sont élevés de l'état d'esclaves, de serfs et de sujets, à celui d'hommes libres jouissant d'une inviolable indépendance spirituelle.
 
Réfléchissons. Comment l'humanité pourrait-elle progresser si ce n'est par l'émancipation d'un nombre toujours plus grand d'individus dans des cercles d'activité toujours plus larges ? Comment peut-on concevoir de nouvelles idées ? Comment de nouvelles relations, de nouvelles habitudes peuvent-elles se former ? Uniquement en accroissant la liberté de penser, de discuter, de débattre, de commettre des erreurs, d'en tirer des leçons, d'explorer et parfois de découvrir, de risquer et d'entreprendre. Sans quoi le changement ne sera jamais rien de plus que le roulement d'un programme routinier. Ceux qui, par héritage, par élection ou par force, détiennent le pouvoir, ne sont pas les seuls à frayer des voies nouvelles. C'est donc que l'énergie du progrès prend sa source dans les masses au fur et à mesure que les individus les mieux doués sont affranchis de toute contrainte et stimulés par leurs rapports avec d'autres individus libres de se mouvoir et de penser.
 
Telle était la foi des hommes qui ont fait le monde moderne. Renaissance, Réforme, Déclaration des Droits de l'Homme, Révolution industrielle, Unification nationale, tout cela a été conçu et accompli par des hommes qui se considéraient comme des libérateurs. Tous ces mouvements ont été des mouvements pour abolir l'autorité. C'est l'énergie libérée par cette émancipation progressive qui a inventé, fabriqué et mis à la disposition de l'humanité tout entière tous les bienfaits de la civilisation moderne. Aucun gouvernement n'a planifié, aucune autorité politique n'a dirigé le progrès matériel des quatre derniers siècles et l'humanisation croissante qui l'a accompagné. Seule une formidable libération des esprits, des cœurs et des vies humaines a permis l'échange universel des biens, des services et des idées, et c'est dans cette atmosphère tonique et nourricière que des principautés minuscules se sont fondues en vastes confédérations.
 
Pourquoi veut-on donc que pendant la seconde moitié du XIXe siècle, la méthode éprouvée du progrès humain ait subitement perdu sa valeur ? Pourquoi faut-il que désormais ce soit au moyen d'une autorité sans cesse accrue, et non plus d'une émancipation sans cesse étendue, que l'humanité puisse avancer ? Peu de temps après l'abandon des méthodes de liberté par les dirigeants intellectuels du monde moderne, nous avons vu le monde entrer dans une ère de rivalités nationales croissantes, dont le point culminant a été la Grande Guerre, et de luttes intestines toujours plus graves, qui ont ravagé toutes les nations et infligé à certaines d'entre elles une série de massacres, d'assassinats, de persécutions et de brigandages comme le monde occidental n'en avait pas connu depuis au moins deux siècles.
 
Nous appartenons à une génération qui a perdu sa voie. Incapable de développer les grandes vérités qu'elle a reçues des émancipateurs, elle est revenues aux hérésies de l'absolutisme, de l'autorité, et de la domination de l'homme par l'homme. L'esprit progressiste du monde occidental n'est qu'une longue et toujours plus vive protestation contre toutes ces idées. Nous avons déchiré l'esprit humain, et ceux dont les sympathies profondes semblaient les destiner à être les porteurs de la tradition civilisatrice se sont dressés les uns contre les autres dans une lutte fratricide.
 
Cette décision est la plus tragique et la plus atroce des méprises. Faut-il donc que les hommes renoncent à toutes les conquêtes de leurs ancêtres, ou qu'ils abandonnent l'espoir de léguer un monde meilleur à leurs enfants ? Faut-il qu'ils rejettent comme autant de sottises périmées les principes au nom desquels on a soumis les gouvernements à des lois, imposé des responsabilités aux puissants, et donné des droits aux humbles ? Faut-il qu'ils oublient comment la violence des factions a été réprimée ? Faut-il qu'ils oublient comment leurs aïeux ont souffert et péri pour mettre fin à la tyrannie et libérer l'humanité ?
 
C'est l'éternelle tentation de Satan, qui offre aux hommes le royaume de ce monde en échange de leur âme immortelle. Et comme toujours, on découvre après mille tourments qu'à ce prix, on n'achète même pas les biens de ce monde.


== Notes et références ==  
== Notes et références ==  
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