Différences entre les versions de « Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 4 - l'ascension intellectuelle du collectivisme »

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Le monde actuel est si profondément imbu d'esprit collectiviste qu'à première vue il semblerait don quichottesque de lutter contre cette tendance. Et pourtant, à l'époque où Adam Smith écrivait ''La Richesse des Nations'' les perspectives d'un renversement de la tendance mercantiliste n'étaient sans doute guère brillantes. Nous savons maintenant qu'à cette époque, ces tendances avaient déjà commencé leur déclin. L'Ancien Régime était condamné, bien que l'Europe n'eût pas encore traversé les guerres et les révolutions qui en marquèrent la fin. Peut-être est-ce aujourd'hui le commencement de la fin, peut-être vivons-nous au point culminant du mouvement collectiviste, peut-être ses promesses ne laissent-elles déjà plus qu'un goût de cendre dans la bouche des hommes, peut-être ses conséquences réelles ne sont-elles plus des sujets de débats théoriques, mais de sanglantes et amères réalités d'expériences. Dans la génération d'avant la guerre, au moment où il devient à la mode de penser que tous les hommes raisonnables et éclairés doivent être collectivistes, personne n'avait jamais vécu dans une société régie par un Etat omnipotent suivant un plan officiellement établi. De 1914 à 1919, les hommes ont pu goûter à ce genre de vie pendant la guerre, et depuis, ils ont eu l'occasion d'observer les expériences russe, italienne et allemande. La facile confiance de la génération d'avant-guerre est aujourd'hui ébranlée par le doute, et elle se demande si le principe collectiviste est compatible avec la paix et la prospérité, avec la dignité morale et intellectuelle de l'homme civilisé.  
Le monde actuel est si profondément imbu d'esprit collectiviste qu'à première vue il semblerait don quichottesque de lutter contre cette tendance. Et pourtant, à l'époque où Adam Smith écrivait ''La Richesse des Nations'' les perspectives d'un renversement de la tendance mercantiliste n'étaient sans doute guère brillantes. Nous savons maintenant qu'à cette époque, ces tendances avaient déjà commencé leur déclin. L'Ancien Régime était condamné, bien que l'Europe n'eût pas encore traversé les guerres et les révolutions qui en marquèrent la fin. Peut-être est-ce aujourd'hui le commencement de la fin, peut-être vivons-nous au point culminant du mouvement collectiviste, peut-être ses promesses ne laissent-elles déjà plus qu'un goût de cendre dans la bouche des hommes, peut-être ses conséquences réelles ne sont-elles plus des sujets de débats théoriques, mais de sanglantes et amères réalités d'expériences. Dans la génération d'avant la guerre, au moment où il devient à la mode de penser que tous les hommes raisonnables et éclairés doivent être collectivistes, personne n'avait jamais vécu dans une société régie par un Etat omnipotent suivant un plan officiellement établi. De 1914 à 1919, les hommes ont pu goûter à ce genre de vie pendant la guerre, et depuis, ils ont eu l'occasion d'observer les expériences russe, italienne et allemande. La facile confiance de la génération d'avant-guerre est aujourd'hui ébranlée par le doute, et elle se demande si le principe collectiviste est compatible avec la paix et la prospérité, avec la dignité morale et intellectuelle de l'homme civilisé.  
Je crois qu'une réaction a déjà commencé, réaction aussi précise et profonde que celle qui s'attaqua à l'Ancien Régime vers la fin du XVIIIe siècle, et aux brutalités du laissez-faire au siècle suivant. Mais les dirigeants populaires et influents de la pensée contemporaine sont fort embarrassés. Leurs convictions les obligent à croire qu'un ordre nouveau se crée dans l'un ou l'autre des Etats collectivistes ; leurs instincts et leurs observations leur disent que la naissance de cette société nouvelle s'accompagne d'un grand nombre de symptômes de retour à la barbarie. Ils n'aiment pas les dictatures, les camps de concentration, la censure, le travail forcé, les fusillades ni les bourreaux en habit noir. Mais à voir la façon de penser des intellectuels qui répandent des théories aujourd'hui considérées comme  « libérales »,  « progressistes » ou  « radicales », on constate qu'ils sont presque tous collectivistes dans leur conception de l'Etat, totalitaires dans leur conception de la société.
M. Stuart Chase, par exemple, est un homme d'instincts libéraux et de sympathies démocratiques, mais il nous dit que pour arriver à la prospérité pour tous il nous faut : « la centralisation du gouvernement, la planification et le contrôle par l'autorité supérieure de l'activité économique... Les Etats-Unis et le Canada entreront dans un cadre régional unique, de même que la plus grande partie de l'Europe. Un état-major général industriel doit exercer une autorité suprême sur ces cadres, et disposer de pouvoirs dictatoriaux pour assurer le fonctionnement harmonieux (''sic'') de toutes les grandes sources de matières premières et d'approvisionnements. La démocratie politique peut subsister ''à condition que les questions économiques soient exclues de son domaine''<ref>Stuart Chase, op. cit., pp 312-313. Voir également George Soule, op. cit., pp. 214-215.</ref> » (c'est moi qui souligne).
Ainsi, M. Chase, tout en étant un partisan enthousiaste d'une dictature qui s'étendrait à des continents entiers, voudrait en même temps conserver l'essentiel de la liberté individuelle. Pour lui, comme pour tous les collectivistes de son école, le problème consiste à concilier la théorie d'une économie dictatoriale avec une répulsion instinctive contre la conduite des dictateurs en exercice. Certains arrivent assez facilement à réaliser cette conciliation. Ils s'arrangent pour expliquer la barbarie des dictatures qu'ils admirent, tout en dénonçant bravement celle de toutes les autres dictatures. Les sympathisants de l'expérience communiste sont profondément émus par les persécutions en Allemagne et les déportations en Italie. Mais ils croient dur comme fer qu'on a exagéré et qu'on a mal compris les persécutions et les déportations en Russie. M. Soule par exemple, parlant de la Russie des Soviets, déclare avec une conscience apparemment tranquille que la terre et le capital sont, en Russie, administrés par le Parti communiste  « afin que toutes ces choses soient utilisées pour le bien de la population tout entière (excepté ceux que l'Etat socialiste considère comme des individus inutiles : hommes d'Etat, prêtres, commerçants, patrons) ». D'autres, qui sympathisent avec la tentative fasciste, sont persuadés que les brutalités pires d'un régime communiste. C'est par une telle casuistique que les hommes concilient leur foi dans le principe collectiviste avec leur souvenir de ce que doit être une société civilisée.
Les apologistes du communisme et du fascisme sont donc obligés de croire que l'absolutisme qu'ils voient régner sur ces terres promises n'est que transitoire<ref>Voir par exemple la lettre d'Engels à Bebel (1875) :  « L'Etat n'étant qu'une institution transitoire que nous sommes obligés d'utiliser dans la lutte révolutionnaire, afin d'écraser nos ennemis par la force, il est absolument absurde de parler d'un Etat populaire libre. Pendant la période où le prolétariat ''a besoin'' de l'Etat, il en a besoin, non pas pour la liberté, mais pour écraser ses adversaires; et lorsqu'il sera devenu possible de parler vraiment de liberté, l'Etat en tant que tel aura cessé d'exister.  » (Cité dans l'''Etat et la Révolution'', de Lénine. Lénine donne une définition analogue : « La dictature est un pouvoir reposant directement sur la force, et qui n'est lié par aucune loi. La dictature révolutionnaire du prolétariat est une autorité maintenue au moyen de la force et contre la bourgeoisie, et elle n'est liée par aucune loi. », ''La révolution prolétarienne''.</ref> ; qu'il est une tare accidentelle ou une nécessité temporaire. Leur erreur est profonde. Une société collectiviste ne peut exister que sous un régime absolutiste, et c'est une vérité que M. Chase semble avoir vaguement entrevue lorsqu'il dit que « la démocratie politique peut subsister à condition que les questions économiques soient exclues de son domaine ». Si l'on considère, par exemple, que les écoles, les universités, les églises, les journaux, les livres et même le sport ont besoin d'argent, de clients, et d'appui économique, le domaine abandonné à la liberté et à la démocratie par M. Chase est égal à zéro. C'est pourquoi l'absolutisme que nous voyons en Russie, en Allemagne, en Italie, loin d'être transitoire, constitue le principe essentiel d'un ordre collectiviste digne de ce nom.
Car dans la mesure où les hommes se mettent à croire que l'Etat doit, par la contrainte, organiser et diriger la vie économique, ils s'engagent à supprimer l'opposition résultant de la diversité des intérêts et des objectifs humains. Ils ne peuvent y échapper. Dans une société planifiée, la population doit se conformer au plan. Si sa fin lui est assignée officiellement, il ne doit pas y avoir de fins individuelles qui lui soient antagonistes. C'est l'inexorable conséquence logique du principe. En l'on s'en rend compte bien mieux en examinant les paroles et les actes des vrais collectivistes au pouvoir, qu'en consultant les écrits de révolutionnaires abrités comme M. Chase ou M. Soule ou, mieux encore, comme Karl Marx, assis à sa table de travail au British Museum. Lorsqu'on vit en sécurité sous un régime de liberté, il est facile de combiner les avantages des deux sociétés et de rêver qu'il est possible de concilier les promesses de l'Etat-providence avec les bienfaits de la liberté.
Mais lorsque nous regardons les collectivistes en action, le tableau est fort différent. La conception fasciste de la vie, dit Mussolini, « n'admet l'individu que dans la mesure où ses intérêts coincident avec ceux de l'Etat ». Le communisme l'admet-il à d'autres conditions ? Reconnaît-il au travail, à la propriété, à la pensée, à la foi et à la parole le moindre droit qui ne coincide pas avec les intérêts de l'Etat ? Il ne saurait en reconnaître. L'idéal suprême, le but pragmatique, l'inévitable destinée de tout véritable collectivisme ont été annoncés par Mussolini, qui, au cours de sa vie, a professé toutes les variétés de collectivisme : « Tout dans l'Etat, rien en dehors de l'Etat, rien contre l'Etat ».
« Tu n'auras pas d'autre dieux davant ma face ». La providence politique est nécessairement une divinité jalouse, et l'intensité de sa jalousie dépend de la rigueur des mesures que l'Etat est obligé de prendre pour diriger la société. Evidemment, le collectiviste humain, le collectiviste moyen<ref>Le lecteur de M. Mumford, de M. Chase, ou de M. Soule par exemple.</ref> ne souhaite pas aller jusqu'au bout de la voie qui mène à l'Etat totalitaire. Il ne voudrait pas arriver trop vite ni trop brusquement à l'endroit où il souhaiterait s'arrêter. Il n'en reste pas moins vrai qu'il a adhéré à un principe d'économie sociale qui ne connaît pas d'autre moyen de remédier au mal que d'intensifier l'autorité gouvernementale. Car, si le collectiviste moyen croit qu'il est possible de remédier à tous les grands maux en exerçant un peu plus d'autorité, comment peut-il dire où il veut s'arrêter ? S'il a raison de penser que l'Etat peut, par ce que M. Chase appelle « la planification et le contrôle par l'autorité supérieure de l'activité économique », remédier aux désordres de l'humanité, il serait certes inhumain et rétrograde de ne pas s'emparer du pouvoir pour mettre fin à tous les maux de la société. Certes, la plupart des collectivistes occidentaux espèrent bien s'arrêter longtemps avant l'absolutisme, mais il n'y a rien dans le principe collectiviste qui permette de déterminer le point d'arrêt ailleurs que dans l'Etat totalitaire. Leurs goûts et leurs scrupules sont les seules entraves à leurs principes, et ces principes sont nettement absolutistes.
Bien plus, les effets de l'application de ces principes s'additionnent. Dès 1884<ref>''The Man versus the State'', p. 33.</ref>, Herbert Spencer observait que « toute nouvelle ingérence de l'Etat fortifie la thèse suivant laquelle l'Etat a le devoir de remédier à tous les maux et de procurer tous les avantages ». En même temps il existe un besoin sans cesse croissant de « contrainte et de restriction administrative, qui résulte des maux et des inconvénients imprévus des contraintes et des restrictions précédentes ».
Spencer avait prédit que cette tendance mènerait à la transformation de régimes industriels et quasi populaires en « communautés militantes » organisées pour « un état de guerre continuelle » sous un « renouveau du despotisme »<ref>''The Coming slavery''.</ref>. Ce jugement pouvait être contesté en 1884. Mais nous voyons se dérouler sous nos yeux l'évolution annoncée par Spencer. Cinquante ans se sont écoulés, et dans ces cinquante années l'humanité a progressé sans arrêt vers une réglementation toujours plus grande de sociétés toujours plus fermées. Pendant la montée des tarifs douaniers, des redevances, des bureaucraties, des inspecteurs, des censeurs, des polices, des armées, dans le resserrement des marchés, la dissociation des Etats, la désunion des groupes techniques, il n'y a eu aucun moment où les collectivistes aient pu dire : « jusqu'ici, et pas plus loin ».
Comment pourraient-ils le dire ? L'application de leurs principes crée un désordre tel qu'ils ne sont jamais sûrs de ne pas être obligés de doubler la dose. Comment pourraient-ils, sans abandonner leur doctrine fondamentale, refuser d'invoquer l'Etat-sauveur, lorsqu'il y a encore tant de maux à corriger. Ils n'ont pas d'autres principe à invoquer. Ils ont perdu les principes de liberté comme on perd le secret d'un art ancien<ref>V. Livre III.</ref>.
Ils n'ont, par conséquent, aucun droit de se plaindre, si les hommes regardent vers la Russie, l'Italie et l'Allemagne pour voir où le culte de l'Etat les mène. Car c'est là-bas que l'idée s'est faite chair, s'est traduite en actes visibles aux yeux de tous.


== Notes et références ==  
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