Différences entre les versions de « Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 5 - les régimes totalitaires »

Ligne 38 : Ligne 38 :


Pour que le système fonctionne, pour qu'on puisse combiner l'autorité et le conformisme des masses, la seule solution pratique, semble-t-il, serait d'avoir une caste dirigeante héréditaire. Il serait alors possible, en théorie, de maintenir le peuple dans son isolement et sa stérilité intellectuels, dans sa docilité, cependant qu'on donnerait aux dirigeants héréditaires une éducation véritable. Si l'on n'adopte pas cette division de la nation en castes, il restera nécessaire de donner à tous à peu près les mêmes chances intellectuelles. Si ces chances sont assez variées pour éduquer et sélectionner des chefs, elles encourageront ce que les Japonais appellent « les pensées dangereuses », dans les masses. Si elles sont assez maigres pour maintenir le peuple dans sa docilité, elles seront insuffisantes pour produire des chefs. Par conséquent, à moins d'abolir le principe libéral de l'universalité de l'éducation et de l'égalité des chances, les fascistes manqueront de chefs, ou détruiront le conformisme.
Pour que le système fonctionne, pour qu'on puisse combiner l'autorité et le conformisme des masses, la seule solution pratique, semble-t-il, serait d'avoir une caste dirigeante héréditaire. Il serait alors possible, en théorie, de maintenir le peuple dans son isolement et sa stérilité intellectuels, dans sa docilité, cependant qu'on donnerait aux dirigeants héréditaires une éducation véritable. Si l'on n'adopte pas cette division de la nation en castes, il restera nécessaire de donner à tous à peu près les mêmes chances intellectuelles. Si ces chances sont assez variées pour éduquer et sélectionner des chefs, elles encourageront ce que les Japonais appellent « les pensées dangereuses », dans les masses. Si elles sont assez maigres pour maintenir le peuple dans sa docilité, elles seront insuffisantes pour produire des chefs. Par conséquent, à moins d'abolir le principe libéral de l'universalité de l'éducation et de l'égalité des chances, les fascistes manqueront de chefs, ou détruiront le conformisme.
Il leur faut donc avoir le courage de leur despotisme, et revenir, dans ce domaine comme dans presque tous les autres, à la pratique ancienne de tous les despotismes : à savoir fournir une éducation différente au sujet et au gouvernant. La caste doit être héréditaire. Car si les fascistes essaient de sélectionner des jeunes qui promettent pour leur donner une formation spéciale, il sera peut-être trop tard pour que les jeunes en question puissent tenir leur promesse. Il n'existe aucune méthode sûre pour détecter assez tôt les qualités d'un chef. Il serait très embarassant de déclarer que le fils d'un haut fonctionnaire nazi n'est pas apte à recevoir une formation de chef, cependant que le fils d'un caporal est apte à gouverner l'Etat. A moins d'être désignés dès leur naissance, les chefs de l'avenir ne pourront recevoir de formation spéciale dans les talents que le fascisme doit précisément décourager chez la masse que les chefs devront commander. Les petits garçons ne naissent pas avec un certificat de chef, et le seul moyen de désigner les futurs chefs est par conséquent de rendre l'autorité héréditaire. On mènera ainsi à sa conclusion logique la doctrine qui veut que tous les droits et les vertus de l'homme soient biologiquement prététerminés.
Il y a cependant une objection fatale à cette unique solution pratique du paradoxe fasciste. Elle a pour résultat de faire renaître la diversité sociale que la doctrine fasciste se propose précisément d'abolir. Toute caste gouvernante entrerait bientôt en conflit d'intérêts avec la masse de ses sujets, conflit plus ou moins grave suivant que la caste gouvernante aurait plus ou moins bien réussi à former le peuple et le gouvernerait plus ou moins sagement. Mais, jouissant d'une position privilégiée, la caste serait tentée de défendre ses privilèges, voire de les étendre, ce qui n'aurait rien que de très humain. Et, à moins que les dresseurs et les propagandistes n'accomplissent de véritables miracles, l'envie, le désir de plus d'égalité, le sentiment de l'injustice donneraient bientôt naissance au mécontentement populaire. Une fois de plus, il deviendrait nécessaire de définir des droits antagonistes, et d'aplanir la diversité des intérêts.
La vérité est que la doctrine fasciste ne contient pas la moindre formule qui puisse même suggérer le moyen d'en réaliser l'idéal social. Elle recherche deux résultats par essence incompatibles : de grands chefs, et une nation soumise. Si elle se consacre à faire régner le conformisme, elle ne peut pas produire de chefs. Elle ne peut produire que des routiniers, des bureaucrates, et des courtisans. Si au contraire elle se consacre à la production de chefs, elle finira par détruire le conformisme des masses. Si elle établit une classe dirigeante héréditaire, elle peut parvenir à produire des chefs audacieux et des sujets dociles. Mais elle revient alors à la société divisée en classes qui est incompatible avec son idéal d'unanimité et de solidarité nationale.
==La réalité fasciste==
Quoique les contradictions inhérentes à la doctrine fasciste en démontrent bien le caractère fantastique, le mystère du fascisme se dissipe aussitôt que nous adoptons l'explication que Hitler et Mussolini eux-même fournissent de leur politique lorsqu'ils ne sont pas en proie au délire mystique. Ils affirment tout simplement qu'ils manquent de ressources matérielles nécessaires pour entretenir leurs peuples au niveau de vie désirable, et qu'il leur faut conquérir leur place au soleil.


== Notes et références ==  
== Notes et références ==  
1 854

modifications