Différences entre les versions de « Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 6 - l'abondance planifiée en temps de paix »

Ligne 9 : Ligne 9 :
==L’économie planifiée a besoin de l’esprit de guerre==
==L’économie planifiée a besoin de l’esprit de guerre==


Bien que tous les exemples connus de collectivisme aient eu la guerre comme origine, ou aient la préparation à la guerre pour but, on croit très généralement qu’il serait possible d’organiser un régime collectiviste en vue de la paix et de l’abondance. « Il est absurde », dit M. George Soule, « de dire qu’il est matériellement impossible de faire à des fins pacifiques ce que nous avons fait pour la guerre »<ref>Op. cit., ‘’We planned in war’’, p. 187.</ref>. Si l’Etat peut organiser pour la guerre, pourquoi ne pourrait-il pas organiser en vue de la paix et de l’abondance ? S’il peut mobiliser contre un ennemi extérieur, pourquoi ne pourrait-il mobiliser contre la pauvreté, le taudis et tous les maux qui les accompagnent ?
Bien que tous les exemples connus de collectivisme aient eu la guerre comme origine, ou aient la préparation à la guerre pour but, on croit très généralement qu’il serait possible d’organiser un régime collectiviste en vue de la paix et de l’abondance. « Il est absurde », dit M. George Soule, « de dire qu’il est matériellement impossible de faire à des fins pacifiques ce que nous avons fait pour la guerre »<ref>Op. cit., ''We planned in war'', p. 187.</ref>. Si l’Etat peut organiser pour la guerre, pourquoi ne pourrait-il pas organiser en vue de la paix et de l’abondance ? S’il peut mobiliser contre un ennemi extérieur, pourquoi ne pourrait-il mobiliser contre la pauvreté, le taudis et tous les maux qui les accompagnent ?


Il est clair que si une nation veut pouvoir exercer le maximum de sa puissance militaire, elle a besoin d’un collectivisme dictatorial : il est évident qu’en pareille circonstance, on ne peut gaspiller les capitaux et le travail pour fabriquer des objets de luxe. L’Etat ne peut tolérer aucune dissidence, ni admettre que les hommes aient le moindre droit au bonheur individuel. C’est là une vérité incontestable. Un Etat de guerre doit être autoritaire et collectiviste. Ce qu’il s’agit de savoir maintenant, c’est si un système indispensable dans la conduite de la guerre peut être adapté à l’idéal civil de la paix et de l’abondance. Une forme d’organisation historiquement liée à des fins et à des nécessités guerrières, peut-elle être utilisée en vue de l’amélioration générale de la condition humaine ? La question est grave. Car c’est en y répondant que nous déterminerons si les espoirs qu’on met dans les promesses des collectivistes sont valables et méritent notre adhésion.  
Il est clair que si une nation veut pouvoir exercer le maximum de sa puissance militaire, elle a besoin d’un collectivisme dictatorial : il est évident qu’en pareille circonstance, on ne peut gaspiller les capitaux et le travail pour fabriquer des objets de luxe. L’Etat ne peut tolérer aucune dissidence, ni admettre que les hommes aient le moindre droit au bonheur individuel. C’est là une vérité incontestable. Un Etat de guerre doit être autoritaire et collectiviste. Ce qu’il s’agit de savoir maintenant, c’est si un système indispensable dans la conduite de la guerre peut être adapté à l’idéal civil de la paix et de l’abondance. Une forme d’organisation historiquement liée à des fins et à des nécessités guerrières, peut-elle être utilisée en vue de l’amélioration générale de la condition humaine ? La question est grave. Car c’est en y répondant que nous déterminerons si les espoirs qu’on met dans les promesses des collectivistes sont valables et méritent notre adhésion.  
Ligne 19 : Ligne 19 :
C’est pour de telles raisons que la guerre fournit un climat favorable à l’organisation d’une économie planifiée. Elle est également très favorable aux faiseurs de plans lorsqu’il s’agit pour eux de décider en quoi consistera leur plan. « Il nous faut », dit M. Soule, « un objectif pouvant être si concrètement définit qu’il puisse déterminer les quantités à produire et l’ordre d’importance à donner aux besoins ». En temps de guerre, ou lorsqu’une nation se consacre entièrement à la préparation de la guerre, les faiseurs de plans de M. Soule vont demander à l’Etat-major général un programme d’armes, de munitions, de combustibles, de pièces détachées, d’uniformes, de produits alimentaires et pharmaceutiques, de casernes, de transports nécessaires pour entraîner, équiper et ravitailler une armée d’une importance déterminée. Ayant sous les yeux les demandes du commandement, ils peuvent faire l’inventaire des hommes, des matériaux et des compétences techniques qu’ils ont à leur disposition. Ils peuvent évaluer les besoins indispensables de la population civile. En partant de ces facteurs plus ou moins bien connus, ils peuvent calculer les chiffres et l’ordre d’urgence des renforts, des fournitures et des dépenses.  
C’est pour de telles raisons que la guerre fournit un climat favorable à l’organisation d’une économie planifiée. Elle est également très favorable aux faiseurs de plans lorsqu’il s’agit pour eux de décider en quoi consistera leur plan. « Il nous faut », dit M. Soule, « un objectif pouvant être si concrètement définit qu’il puisse déterminer les quantités à produire et l’ordre d’importance à donner aux besoins ». En temps de guerre, ou lorsqu’une nation se consacre entièrement à la préparation de la guerre, les faiseurs de plans de M. Soule vont demander à l’Etat-major général un programme d’armes, de munitions, de combustibles, de pièces détachées, d’uniformes, de produits alimentaires et pharmaceutiques, de casernes, de transports nécessaires pour entraîner, équiper et ravitailler une armée d’une importance déterminée. Ayant sous les yeux les demandes du commandement, ils peuvent faire l’inventaire des hommes, des matériaux et des compétences techniques qu’ils ont à leur disposition. Ils peuvent évaluer les besoins indispensables de la population civile. En partant de ces facteurs plus ou moins bien connus, ils peuvent calculer les chiffres et l’ordre d’urgence des renforts, des fournitures et des dépenses.  


La planification et le contrôle par l’autorité supérieure de l’activité économique sont alors réalisables parce que le plan peut faire l’objet d’un calcul<ref>L’idée selon laquelle une économie planifiée est incapable de « calcul économique » en temps de paix semble être due à l’économiste autrichien Ludwig von Mises. (‘’Die Wirtschaftrechnung im Sozialistichen Gemeinwesen’’, dans ‘’Archiv für Sozialwissenschaft’’, vol. XLVII, I, avril 1920). Le professeur von Mises a développé cette idée dans la deuxième partie de son ouvrage ‘’Die Gemeinwirtschaft’’ (1922), dont une traduction a paru à la Librairie de Médicis, Paris, sous le titre ‘’Le Socialisme’’.  
La planification et le contrôle par l’autorité supérieure de l’activité économique sont alors réalisables parce que le plan peut faire l’objet d’un calcul<ref>L’idée selon laquelle une économie planifiée est incapable de « calcul économique » en temps de paix semble être due à l’économiste autrichien Ludwig von Mises. (''Die Wirtschaftrechnung im Sozialistichen Gemeinwesen'', dans ''Archiv für Sozialwissenschaft'', vol. XLVII, I, avril 1920). Le professeur von Mises a développé cette idée dans la deuxième partie de son ouvrage ''Die Gemeinwirtschaft'' (1922), dont une traduction a paru à la Librairie de Médicis, Paris, sous le titre ''Le Socialisme''.  


D’autres, et en particulier le sociologue allemand Max Weber et l’économiste russe Boris Brutzkus, semblent être arrivés chacun de son côté et en même temps, aux mêmes conclusions. Une littérature considérable a paru sur ce sujet depuis 1920. Outre le ‘’Socialisme’’ de von Mises, les ouvrages les plus importants sont : ‘’L’économie planifiée en régime collectiviste’’ par F. A. von Hayek, qui contient des articles de N. G. Pierson, Ludwig von Mises, Georg Halm et Enrico Barone, ainsi qu’une bibliographie, et le livre de Boris Brutzkus : ‘’Economic Planning in Soviet Russia’’.
D’autres, et en particulier le sociologue allemand Max Weber et l’économiste russe Boris Brutzkus, semblent être arrivés chacun de son côté et en même temps, aux mêmes conclusions. Une littérature considérable a paru sur ce sujet depuis 1920. Outre le ‘’Socialisme’’ de von Mises, les ouvrages les plus importants sont : ''L’économie planifiée en régime collectiviste'' par F. A. von Hayek, qui contient des articles de N. G. Pierson, Ludwig von Mises, Georg Halm et Enrico Barone, ainsi qu’une bibliographie, et le livre de Boris Brutzkus : ''Economic Planning in Soviet Russia''.


La connaissance de cette école de critique socialiste est indispensable à tous ceux qui veulent étudier le problème du collectivisme. </ref>. On peut le calculer parce qu’il existe un objectif déterminé à atteindre : à savoir fournir à une armée déterminée, au moyen de ressources connues, une quantité d’approvisionnements également déterminée. Tous les autres besoins doivent se conformer à cet objectif concret. Les faiseurs de plans savent exactement quels sont les produits et les quantités nécessaires. Il n’existe pas de problème de vente. Il devient inutile de se préoccuper des variations des goûts d’une clientèle libre ; le consommateur est rationné. Impossible de choisir son métier : la main d’œuvre est enrôlée. L’économie de guerre, dont le rendement est notoirement très faible, peut par conséquent très bien être administrée suivant un plan dirigé par l’autorité, parce que, théoriquement au moins, il n’y a pas de facteurs inconnus, et qu’il ne peut pas y avoir de résistance. On peut donc calculer le rapport des moyens aux fins, et exécuter le plan de gré ou de force.  
La connaissance de cette école de critique socialiste est indispensable à tous ceux qui veulent étudier le problème du collectivisme. </ref>. On peut le calculer parce qu’il existe un objectif déterminé à atteindre : à savoir fournir à une armée déterminée, au moyen de ressources connues, une quantité d’approvisionnements également déterminée. Tous les autres besoins doivent se conformer à cet objectif concret. Les faiseurs de plans savent exactement quels sont les produits et les quantités nécessaires. Il n’existe pas de problème de vente. Il devient inutile de se préoccuper des variations des goûts d’une clientèle libre ; le consommateur est rationné. Impossible de choisir son métier : la main d’œuvre est enrôlée. L’économie de guerre, dont le rendement est notoirement très faible, peut par conséquent très bien être administrée suivant un plan dirigé par l’autorité, parce que, théoriquement au moins, il n’y a pas de facteurs inconnus, et qu’il ne peut pas y avoir de résistance. On peut donc calculer le rapport des moyens aux fins, et exécuter le plan de gré ou de force.  
1 854

modifications