Différences entre les versions de « Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 6 - l'abondance planifiée en temps de paix »

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La caractéristique essentielle de l’élévation du niveau de vie est en effet qu’une portion croissante du revenu de chacun est dépensée pour le superflu. En d’autres termes, elle est consacrée à des choses qu’on achète par goût plutôt que par nécessité. Si la totalité du revenu devait être dépensée que par les choses absolument indispensables à la vie, les marchandises nécessaires seraient moins nombreuses, et leur production pourrait facilement être standardisée. Il convient de rappeler que tous les exemples connus d’économie planifiée se sont manifestés dans la disette. Dans les économies de guerre de 1914 à 1918, dans les régimes collectivistes en Russie, en Allemagne et en Italie, l’offre de marchandises nécessaires n’a jamais été à la hauteur de la demande. Dans ces conditions, de même que pendant un siège ou une famine, le principe communiste est non seulement applicable, mais encore indispensable. Mais au fur et à mesure que la production dépasse le niveau du strict nécessaire, la variété des choix se multiplie. Et au fur et à mesure que cette variété se multiplie, il devient de moins en moins possible à l’autorité de calculer le rapport entre l’offre et la demande.  
La caractéristique essentielle de l’élévation du niveau de vie est en effet qu’une portion croissante du revenu de chacun est dépensée pour le superflu. En d’autres termes, elle est consacrée à des choses qu’on achète par goût plutôt que par nécessité. Si la totalité du revenu devait être dépensée que par les choses absolument indispensables à la vie, les marchandises nécessaires seraient moins nombreuses, et leur production pourrait facilement être standardisée. Il convient de rappeler que tous les exemples connus d’économie planifiée se sont manifestés dans la disette. Dans les économies de guerre de 1914 à 1918, dans les régimes collectivistes en Russie, en Allemagne et en Italie, l’offre de marchandises nécessaires n’a jamais été à la hauteur de la demande. Dans ces conditions, de même que pendant un siège ou une famine, le principe communiste est non seulement applicable, mais encore indispensable. Mais au fur et à mesure que la production dépasse le niveau du strict nécessaire, la variété des choix se multiplie. Et au fur et à mesure que cette variété se multiplie, il devient de moins en moins possible à l’autorité de calculer le rapport entre l’offre et la demande.  


On peut se rendre compte de l’ordre des grandeurs en jeu dans ce domaine en rappelant que, pendant l’année 1929, la population des Etats-Unis a dépensé environ 90 milliards de dollars<ref>William H. Lough, ‘’High-Level Consumption’’, App. A.</ref>. J’ai essayé en vain de trouver une évaluation même approximative du nombre de marchandises et de services différents que cette somme a servi à payer. Mais on peut se faire une idée de leur infinie variété en songeant aux marchandises offertes dans un grand magasin, en jetant un coup d’œil sur les noms des sociétés inscrites aux tableaux des valeurs en bourse, en feuilletant un annuaire du téléphone, en regardant les catalogues, les annonces d’offres d’emploi, et la publicité des journaux. La variété des marchandises et des services offerts sur les marchés américains défie toute description. Sur les 90 milliards de dollars dépensés, 20 milliards ont été consacrés à l’achat de produits alimentaires. Cela représente un régime extrêmement varié. Mais en admettant même que l’alimentation est la plus calculable de toutes les nécessités humaines, la plus susceptible d’un rationnement obtenu en simplifiant le menu des masses, il reste, pour 1929, 70 milliards de dépenses diverses.  
On peut se rendre compte de l’ordre des grandeurs en jeu dans ce domaine en rappelant que, pendant l’année 1929, la population des Etats-Unis a dépensé environ 90 milliards de dollars<ref>William H. Lough, ''High-Level Consumption'', App. A.</ref>. J’ai essayé en vain de trouver une évaluation même approximative du nombre de marchandises et de services différents que cette somme a servi à payer. Mais on peut se faire une idée de leur infinie variété en songeant aux marchandises offertes dans un grand magasin, en jetant un coup d’œil sur les noms des sociétés inscrites aux tableaux des valeurs en bourse, en feuilletant un annuaire du téléphone, en regardant les catalogues, les annonces d’offres d’emploi, et la publicité des journaux. La variété des marchandises et des services offerts sur les marchés américains défie toute description. Sur les 90 milliards de dollars dépensés, 20 milliards ont été consacrés à l’achat de produits alimentaires. Cela représente un régime extrêmement varié. Mais en admettant même que l’alimentation est la plus calculable de toutes les nécessités humaines, la plus susceptible d’un rationnement obtenu en simplifiant le menu des masses, il reste, pour 1929, 70 milliards de dépenses diverses.  


Par quelle formule l’autorité planifiante pourrait-elle déterminer les marchandises qu’il faut produire pour permettre à trente millions de familles de faire pour 70 milliards d’achats ? Un tel calcul n’est même pas théoriquement possible. Car, à moins d’enlever à la population le droit de disposer à son gré de ses revenus, celui qui voudrait faire le plan de la production américaine devrait commencer par prévoir la quantité de chaque produit que la population achètera, non seulement aux prix variables du produit envisagé, mais encore dans toutes les combinaisons possibles des prix de tous les produits existants<ref>Voir ‘’Recent Social Trends’’, rapport de la commission d’enquête du président Hoover. « Malgré la fameuse tendance à la standardisation de la vie américaine, les inventaires des biens mobiliers de chaque maison, et la liste des occupations de chaque membre de chaque famille sont probablement plus variés aujourd'hui qu’elles ne l’ont jamais été dans l’histoire. Le problème du consommateur est plus que jamais un problème de choix.  
Par quelle formule l’autorité planifiante pourrait-elle déterminer les marchandises qu’il faut produire pour permettre à trente millions de familles de faire pour 70 milliards d’achats ? Un tel calcul n’est même pas théoriquement possible. Car, à moins d’enlever à la population le droit de disposer à son gré de ses revenus, celui qui voudrait faire le plan de la production américaine devrait commencer par prévoir la quantité de chaque produit que la population achètera, non seulement aux prix variables du produit envisagé, mais encore dans toutes les combinaisons possibles des prix de tous les produits existants<ref>Voir ''Recent Social Trends'', rapport de la commission d’enquête du président Hoover. « Malgré la fameuse tendance à la standardisation de la vie américaine, les inventaires des biens mobiliers de chaque maison, et la liste des occupations de chaque membre de chaque famille sont probablement plus variés aujourd'hui qu’elles ne l’ont jamais été dans l’histoire. Le problème du consommateur est plus que jamais un problème de choix.  


Une industrie doit entrer en concurrence non seulement contre les marques rivales d’un même produit, mais encore, à un degré jusqu’ici inconnu, contre tout l’ensemble des autres marchandises et services ».</ref>.
Une industrie doit entrer en concurrence non seulement contre les marques rivales d’un même produit, mais encore, à un degré jusqu’ici inconnu, contre tout l’ensemble des autres marchandises et services ».</ref>.
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Une fois la décision prise en faveur de la vie sédentaire et contre la vie nomade, il faudrait refaire le plan de toute une série d’autres activités. Il faudrait probablement davantage de postes de TSF et de pantoufles, et moins de cinémas et d’ « hostelleries ». L’Etat devrait soit fournir davantage de métros et d’autobus pour transporter les pères de famille à leur travail, les mères au marché et les enfants à l’école, soit rapprocher les usines, les marchés et les écoles des habitations. L’autorité devrait calculer sans erreur ces demandes variables afin d’abolir le chaos et le désordre de l’individualisme et de la concurrence. Il y faudrait de sérieux talents de mathématicien. En fait, un régime d’Einstein de parviendrait pas à faire le calcul, parce qu’un tel problème est, par essence, incalculable. Même si nous faisons l’hypothèse fantastique d’une autorité capable d’évaluer avec justesse la demande dans toutes les combinaisons de prix, et pour les milliers d’articles que les Américains achètent, il resterait impossible d’établir un programme correspondant à l’idée que le public se fait de l’abondance maximum.
Une fois la décision prise en faveur de la vie sédentaire et contre la vie nomade, il faudrait refaire le plan de toute une série d’autres activités. Il faudrait probablement davantage de postes de TSF et de pantoufles, et moins de cinémas et d’ « hostelleries ». L’Etat devrait soit fournir davantage de métros et d’autobus pour transporter les pères de famille à leur travail, les mères au marché et les enfants à l’école, soit rapprocher les usines, les marchés et les écoles des habitations. L’autorité devrait calculer sans erreur ces demandes variables afin d’abolir le chaos et le désordre de l’individualisme et de la concurrence. Il y faudrait de sérieux talents de mathématicien. En fait, un régime d’Einstein de parviendrait pas à faire le calcul, parce qu’un tel problème est, par essence, incalculable. Même si nous faisons l’hypothèse fantastique d’une autorité capable d’évaluer avec justesse la demande dans toutes les combinaisons de prix, et pour les milliers d’articles que les Américains achètent, il resterait impossible d’établir un programme correspondant à l’idée que le public se fait de l’abondance maximum.


Il faudrait par conséquent choisir arbitrairement un des innombrables plans de production possibles. Il n’existe absolument pas de criterium objectif et universel qui permette de choisir entre des maisons et des automobiles, entre le bœuf et le porc, entre la TSF et le cinéma. Pour les plans militaires, ce criterium existe : il s’agit de mobiliser l’armée la plus puissante que les ressources du pays puissent entretenir. L’Etat-major général peut définir cet objectif par un nombre d’hommes déterminé ayant chacun un équipement déterminé, et l’on peut établir le plan économique en conséquence. Mais il n’existe pas de criterium définissable pour faire le plan d’une vie plus prospère en temps de paix. Il ne peut pas y en avoir. Il est par conséquent impossible de faire les calculs nécessaires, et la conception d’une économie planifiée « civile » est non seulement impossible à réaliser dans la pratique administrative, mais encore inconcevable en théorie. Cette conception est totalement dépourvue de signification : elle ne contient littéralement rien.  
Il faudrait par conséquent choisir arbitrairement un des innombrables plans de production possibles. Il n’existe absolument pas de criterium objectif et universel qui permette de choisir entre des maisons et des automobiles, entre le bœuf et le porc, entre la TSF et le cinéma. Pour les plans militaires, ce criterium existe : il s’agit de mobiliser l’armée la plus puissante que les ressources du pays puissent entretenir. L’Etat-major général peut définir cet objectif par un nombre d’hommes déterminé ayant chacun un équipement déterminé, et l’on peut établir le plan économique en conséquence. Mais il n’existe pas de criterium définissable pour faire le plan d’une vie plus prospère en temps de paix. Il ne peut pas y en avoir. Il est par conséquent impossible de faire les calculs nécessaires, et la conception d’une économie planifiée « civile » est non seulement impossible à réaliser dans la pratique administrative, mais encore inconcevable en théorie. Cette conception est totalement dépourvue de signification : elle ne contient littéralement rien.


==Conscription et rationnement en vue de l’économie planifiée==
==Conscription et rationnement en vue de l’économie planifiée==
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