Benoît Malbranque:Introduction à la méthodologie économique - Les croisades contestataires

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Benoît Malbranque:Introduction à la méthodologie économique - Les croisades contestataires


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Chapitre 3 : Les croisades contestataires

A entendre comment l’Ecole Autrichienne parvint à établir l’ancienne orthodoxie sur des bases solides, il est tentant de s’imaginer qu’une position en apparence peu contestable soit restée peu ou pas contestée. Il est certain que les premières attaques, apparues dans le dernier quart du dix-neuvième siècle, eurent cet avantage qu’elles poussèrent les méthodologistes orthodoxes à peaufiner leurs doctrines et à réaffirmer leurs positions dans des termes plus clairs. Ainsi, il est vrai qu’après l’ouvrage de Neville Keynes et les travaux des économistes autrichiens, il semblait que la messe était dite. C’est donc avec un grand étonnement qu’on apprendra que dès les années 1940 cette orthodoxie auparavant si défendue avait perdue presque tous ses défenseurs.

Et ce ne fut pas la seule évolution. Le premier quart du XXe siècle vit le développement de l’approche holiste en économie, et la naissance d’une discipline presque autonome à l’intérieur de la science économique : la macroéconomie. Les économistes travaillant dans cette optique étaient très peu enclins à adopter une méthodologie qui sapait ou risquait de saper les fondements mêmes de leur discipline. Ainsi, l’individualisme méthodologique mis en exergue par les derniers représentants de la méthodologie « classique » était en tout point incompatible avec le projet des macro-économistes. Expliquant les raisons du changement de paradigme en méthodologie économique, Mark Blaug précisera bien ceci : « Il est utile de noter ce que l’individualisme méthodologique interprété de manière stricte impliquerait pour la science économique. Dans les faits, cela réduirait en poussière toutes les propositions macroéconomiques qui ne peuvent pas être réduites à des propositions microéconomiques, et comme on est peu parvenu à effectuer cette réduction, cela revient au fond à dire adieu à la quasi-totalité de la macroéconomie. » [1] Ne pouvant accepter une telle conséquence, Blaug se retranche et déclare immédiatement qu’ « il doit surement y avoir quelque chose de faux dans un principe méthodologique qui a des effets si dévastateurs. » [2] Sans plus de justifications.

La destruction de l’édifice classique en méthodologie économique se fit en plusieurs actes. Nous retiendrons ici les deux principales contributions à cette contre-offensive : l’introduction en économie du falsificationnisme de Popper (Hutchison, puis Blaug), et l’instrumentalisme de Milton Friedman. La question de l’unité ou du dualisme entre science économique et sciences naturelles sera étudiée au milieu du prochain chapitre.

Terence Hutchison et la logique poppérienne

En 1938, Terence Hutchison fit paraître un ouvrage intitulé La signification et les postulats de base de la théorie économique, qui mettait en exergue la nécessité d’une appréciation « poppérienne » des théories économiques, c’est-à-dire fondée sur le critère de falsifiabilité. Il s’agissait ni plus ni moins d’intégrer dans l’horizon méthodologique de l’économie les conclusions du philosophe Karl Popper. Quel que soit la pertinence des analyses d’Hutchison, il est remarquable qu’un auteur ait écrit un tel ouvrage dès 1938, à une période où la Logik der Forschung (1934) de Popper était presque entièrement inconnue. [3]

La falsifiabilité, touchant à la fois les hypothèses de travail et les conséquences de l’analyse, signifiait un recours aux données empiriques pour « tester », c’est-à-dire tenter d’infirmer le travail des économistes. Cela supposait bien évidemment la possibilité véritable de tirer des leçons de données empiriques, et c’est sur cette supposition très contestable que l’ouvrage a été attaqué. Frank Knight, par exemple, considéra qu’il relevait d’une dérive positiviste et écrivit de manière très tranchée qu’ « il n’est pas possible de "vérifier" les propositions sur le comportement économique avec une procédure "empirique". » [4]

A l’époque où écrivit Hutchison, l’orthodoxie déductive jouissait encore d’un grand prestige, et bien que la contestation commençait à faire son chemin, il lui restait encore beaucoup à parcourir. La méthodologie déductive, dans sa forme Classique ou Autrichienne, continuait à séduire bien au-delà des cercles autrichiens. Frank Knight, justement, était l’un de ceux qui, tout en ayant de fortes divergences avec les Autrichiens sur de nombreux points théoriques, considéra leur méthodologie économique comme pertinente. Refusant d’admettre la force persuasive qu’avait encore l’orthodoxie déductive à cette époque, Mark Blaug se rangera derrière un pseudo paradoxe, et déclarera qu’ « il est curieux que Knight, qui au début des années 1930 était devenu l’un des principaux adversaires de la théorie autrichienne du capital, ait continué durant toute sa vie à accepter de tirer ses principes méthodologiques de Mises & cie. » [5] Le seul élément curieux est peut-être que Blaug s’étonne de ce fait.

Milton Friedman et l’instrumentalisme

Ceux qui connaissent les positions que défendit Milton Friedman en tant qu’économiste seront sans doute surpris par le fait qu’il ne soit pas classé avec les Autrichiens ni même proche d’eux. Cela prouve que des divergences majeures de méthode peuvent s’accompagner de similitudes théoriques superficielles.

Nous connaissons Milton Friedman pour sa théorie monétaire et l’école monétariste, voire pour son engagement libéral et ses recommandations politiques, mais tous ou presque ignorent ses positions sur les questions de méthode. Et pourtant, encore de nos jours, il reste l’auteur le plus cité, le plus débattu, et le plus décisif dans toute la littérature sur la méthodologie économique.

Les propositions de Friedman tournaient autour de deux grandes idées-cadres : la première, que l’analyse peut voire doit reposer sur des hypothèses farfelues ; la seconde, qu’une bonne théorie est une théorie qui prédit correctement les phénomènes économiques.

En effet, selon Friedman non seulement les hypothèses peuvent être fausses, mais il est même préférable qu’elles le soient. Cela signifie par exemple qu’il est pertinent de poser comme hypothèse de travail le fait que les joueurs de billard calculent les angles et les trajectoires de la boule avant chaque coup, tout en sachant pertinemment que ce n’est pas le cas. [6] C’est une position que défendra également Ernest Nagel en expliquant que « si vous voulez développer une théorie adéquate, il vous faut simplifier et idéaliser les hypothèses, et même en choisir qui sont clairement contraires à la réalité telle qu’on la connait. Cela est nécessaire pour développer un corps théorique, pour faciliter l’analyse. La justification empirique de cela est la possibilité d’introduire des hypothèses supplémentaires par la suite, lesquelles rapprocheront la théorie de la réalité. » [7]

Comme on peut s’en douter, cette recommandation a fait l’objet de vives et nombreuses critiques. En faisant reposer certaines théories sur des hypothèses clairement irréalistes, cette méthodologie s’est attiré les foudres de l’autrichien Murray Rothbard, qui remarqua qu’en procédant ainsi, les économistes obtenaient l’autorisation d’utiliser des hypothèses aussi fantaisistes que leur imagination pouvait produire, ce qui avait nécessairement des conséquences sur la pertinence de leurs analyses. Commentant un livre de James Buchanan, Rothbard notera ainsi : « ce livre montre comme peu d’autres à quel point les choses peuvent déraper lorsque l’approche philosophique d’un auteur — son épistémologie — est défectueuse. » Dans ce livre, Buchanan utilisait des hypothèses clairement et ouvertement contraires à la réalité, ce qui ne le dérangeait pas, puisque « les hypothèses n’ont pas besoin d’être réalistes ». [8]

Cette nonchalance face aux prémisses du raisonnement économique s’explique par l’objectif unique que Friedman déclarait fournir à la théorie économique : la prédiction. Sa position méthodologique est qualifiée d’ « instrumentaliste » parce que les théories ne sont pour lui que des instruments en vue de cet objectif ultime. Comme le note Blaug, « une fois que les théories ne sont plus considérées que comme des instruments pour générer des prédictions, la thèse de l’inimportance des hypothèses est irrésistible. » [9]

Le tableau se noircit gravement si nous considérons la possibilité d’une théorie qui prédit correctement mais qui repose sur des hypothèses manifestement fausses et un raisonnement qui ne permet pas de comprendre pourquoi le fait économique fonctionne ainsi. Prenons un exemple. Au dix-neuvième siècle, les économistes étaient encore à la recherche d’une théorie permettant d’expliquer la récurrence des cycles économiques. Par un raisonnement presque « friedmanien », l’économiste Jevons expliqua que les cycles économiques étaient liés aux cycles des taches solaires. Les deux avaient une durée similaire, et se reposer sur les taches solaires pour prédire les cycles économiques avait des résultats assez satisfaisants. La méthodologie économique « instrumentaliste » aurait exigé qu’on considère l’explication de Jevons comme une bonne théorie. Il est aisé de comprendre pourquoi nous ne pouvons pas souscrire à une méthodologie qui aurait de telles implications.

Beaucoup ont critiqué l’instrumentalisme de Friedman en faisant remarquer que c’était une position méthodologique bien pauvre. La théorie peut bien prédire correctement mais n’apporte aucune connaissance sur le pourquoi des choses. « La science devrait faire bien plus que simplement prédire correctement » critiquera notamment Blaug. [10] Plus spécifiquement, cet instrumentalisme doit être rejeté parce qu’il ne fournit aucune clé pour comprendre l’économie. Lorsque les économistes ont compris que les cycles économiques n’étaient pas liés aux taches solaires, ils l’ont fait en analysant de manière plus correcte et plus profonde les véritables causes de ce phénomène. Ils auraient été dans un grand embarras s’ils avaient accepté à l’unisson l’explication de Jevons parce qu’elle permettait, semble-t-il, de « prédire ».

Si une théorie est uniquement bonne ou mauvaise en fonction de ses qualités prédictives, alors il faudrait sans doute se débarrasser d’elle dès que ses conclusions sont mises en défaut par la réalité empirique. Cet état de fait, simple conclusion de la méthodologie instrumentaliste, n’est pas sans poser de lourdes difficultés. Ces difficultés sont traitées au chapitre 5 et ne seront donc pas reprises ici.

Une théorie ne peut être pertinente qu’à condition que ses hypothèses ne soient pas des falsifications manifestes de la réalité et que le raisonnement déductif soit mené avec rigueur. En réalité, il est difficile de comprendre comment une vision aussi étriquée et aussi étroite de la science économique a pu exercer une influence aussi considérable sur toute une génération d’économistes. Le summum de la science n’est pas l’obtention de résultats justes avec des prémisses volontairement farfelues. Il n’est pas raisonnable de considérer comme satisfaisante une théorie qui repose sur des fondements incorrects, ni de recommander qu’ils soient en effet incorrects. Il est certain qu’une théorie à capacité prédictive aura plus d’utilité qu’une théorie ne possédant pas cette qualité ; il est également vrai que le choix d’assomptions hasardeuses peut permettre de déterminer quels sont les vrais fondements d’une théorie, tout comme, plus généralement, l’erreur permet d’avancer sur le chemin de la science. Pour autant, il est clair non seulement que la science économique mérite mieux que cette vision instrumentaliste, ou « ultra-instrumentaliste », comme certains l’ont dit ; et que la méthodologie économique, lorsqu’elle tend à être normative, doit plutôt s’attacher à décrire les processus idéaux ou scientifiquement parfaits — compte tenu des limites inhérents à la science économique — plutôt que de défendre des méthodes ouvertement défectueuses, que celles-ci nous fassent obtenir de bons résultats ou non.

Mark Blaug et le falsificationnisme

Ce n’est pas par plaisir que nous avons utilisé une nouvelle fois un mot aussi rebutant que « falsificationnisme » pour caractériser la méthodologie économique de Mark Blaug. Le terme a été utilisé précédemment, pour décrire la méthodologie de Terence Hutchison, avec laquelle celle de Blaug offre de fortes ressemblances, et ne peut pas être évité.

Au-delà d’Hutchison, qui devait être étudié séparément en tant que « point de bascule intellectuel », ce courant méthodologique se revendique des écrits de Karl Popper et du philosophe Imre Lakatos, et a pour principal représentant Mark Blaug. Nous nous concentrerons ici sur cet auteur, parce qu’il est celui qui a fourni à la méthodologie falsificationniste la formulation la plus pure et la plus aboutie.

Le falsificationnisme soutient qu’une théorie économique, pour être scientifique, doit pouvoir être testée à des fins d’infirmation ultérieure ; en somme, l’économiste doit produire des théories qui pourront être invalidées par les faits. Pour rendre claire cette position méthodologique, les mots de Caldwell méritent d’être cités : « Les scientifiques ne doivent pas seulement tester empiriquement leurs hypothèses, ils doivent construire des hypothèses qui produisent des prédictions notables, et ils doivent essayer de réfuter ces hypothèses par leurs tests. » [11]

Telle est, pour ses défenseurs, la seule méthode scientifiquement acceptable, car la seule à être véritablement et pleinement scientifique. Comme l’indiquera Blaug avec aplomb « la Mecque de la science économique n’est pas, comme le pensait Marshall, la biologie, ou quelque autre branche de la science. La Mecque de la science économique est la méthode de la science elle-même. » [12]

L’idée sous-tendant cette posture est que le scientifique n’est jamais capable de prouver parfaitement qu’une théorie est juste, mais qu’il est en revanche capable de prouver qu’elle est fausse, si elle s’avère l’être. Tel est le processus de falsification qu’il faut mener. L’exemple classique est celui des cygnes. Jusqu’au XIXe siècle, nous pensions que tous les cygnes étaient blancs, et ce n’est qu’avec la découverte de cygnes noirs en Australie que nous avons compris notre erreur. Telle peut être et telle doit être la méthode de la science économique, soutiennent les partisans du falsificationnisme.

D’où la nécessité impérieuse que les théories produites par les économistes puissent être matériellement falsifiables, c’est-à-dire qu’elles émettent des prédictions qui puissent être infirmées par les faits. Comme le rappellera Blaug, cela vaut tout autant pour les conclusions pratiques des théories économiques que pour les hypothèses que celles-ci utilisent. « Je suis en faveur du falsificationnisme, défini comme une posture méthodologique qui considère que les théories et les hypothèses sont scientifiques si et seulement si leurs prédictions sont falsifiables, au moins en principe. » [13]

Il est tout à fait fascinant que des méthodologistes enclins à mettre l’accent de façon si forte sur la capacité prédictive des théories économiques sont tout autant capables de reconnaître l’incapacité qu’a encore la science économique a réaliser dans la pratique des prédictions correctes. « Nous devons reconnaître à quel point cette capacité prédictive est limitée de nos jours. Nous ne savons pas correctement prédire la croissance du PIB d’une économie plus de deux ans à l’avance et nous ne savons même pas prédire la croissance du PIB dans certains secteurs de l’économie plus de deux ou trois ans à l’avance. C’est une amélioration par rapport à ce qui peut être obtenu par la simple observation de tendances passées, mais c’est insuffisant pour se satisfaire de l’état de l’économie moderne orthodoxe. De la même manière, pour un grand nombre de problèmes — les fonctions de demande pour les biens de consommation, les fonctions d’investissement, les fonctions de demande et d’offre de monnaie, et les larges modèles économétriques pour l’économie entière — il s’avère que l’ajustement d’une régression linéaire durant la période d’observation n’est pas un guide fiable pour ce qui se passe dans la période qui suit. Clairement, il reste encore de sérieuses limites à la capacité des économistes de prédire la course véritable des évènements économique, et donc un espace très large pour le scepticisme vis-à-vis de la science économique orthodoxe. » [14]

Aussi paradoxale puisse-t-elle nous paraître, cette reconnaissance de l’incapacité prédictive de l’économie est une réalité chez tous les auteurs du courant falsificationniste, mais ne semble pas les en faire dévier. Au contraire, il semble que cette incapacité les conforte dans l’idée que la science est un arbre exigeant qui ne donne que difficilement ses fruits. Les mots de Caldwell sont représentatifs : « Mon erreur fut de clamer que le falsificationnisme était une méthodologie inappropriée pour la science économique parce que les théories économiques ne peuvent pas être véritablement falsifiées. Pour soutenir cette proposition, j’ai noté de nombreux obstacles qui empêchent d’obtenir des tests clairs des théories en économie. Mais toute science rencontre des difficultés pour aboutir à des réfutations claires. Ce n’est ainsi pas un argument contre le falsificationnisme de noter cette réalité que les réfutations véritables sont rares. Le problème existe toujours. » [15]

La méthodologie actuelle

Après avoir détaillé les principales positions méthodologiques en économie, il reste encore à préciser quelle est celle, ou quelles sont celles actuellement en usage chez les économistes professionnels.

Il est assez peu probable que ce soit la méthode falsificationniste héritée de Popper. Mark Blaug, son défenseur dévoué, le reconnaît  d’ailleurs sans peine : les économistes modernes prêchent fréquemment en faveur du falsificationnisme, mais le mettent rarement en pratique. En effet, bien que beaucoup aient succombé aux sirènes positivistes, il semble que les exigences défendues par les falsificationnistes comme Blaug soient difficiles à mettre en pratique — si elles ne sont pas complètement impossibles. Daniel Hausman a notamment mis le doigt sur cette difficulté, et c’est ainsi qu’il explique pourquoi les économistes contemporains souscrivent à cette méthodologie mais ne l’appliquent pas, ou de manière très superficielle. Selon lui, ils n’en font pas usage parce qu’elle est impossible à utiliser en économie. [16]

Selon Lawrence Boland, la méthodologie en usage aujourd’hui est conforme aux recommandations contenues dans l’essai de Friedman : les théories doivent être construites pour émettre des prédictions et sont jugées à l’aune des résultats de ces prédictions. Pour autant, ajoute-t-il, s’ils approuvent ces recommandations, « ils ne le diront pas publiquement. En partie à cause de la pression sociale, et en grande partie parce qu’ils ne comprennent pas leurs propre position concernant la méthodologie. » [17]

Même Mark Blaug, qui est pourtant très critique envers Friedman et défend une autre méthodologie que lui, tire le même constat : « Friedman et Machlup semblent bien avoir convaincu la plupart de leurs collègues du fait que la vérification directe des postulats ou hypothèses des théories économiques est à la fois inutile et gênante ». [18]

La prochaine partie traitera de la place des mathématiques dans l’économie, et de ce que la méthodologie économique a à dire sur leur emploi. Ce ne sera pas une surprise, mais la méthodologie actuellement acceptée par les économistes est très complaisante vis-à-vis des mathématiques et défend l’utilité de son usage avec une certaine ferveur. Ainsi, selon les mots de Lawrence Boland, « la profession d’économiste est aujourd’hui dominée par les instrumentalistes dont le principal outil est la construction de modèles économétriques. Les constructeurs de modèles économétriques, étant des instrumentalistes, ne nous autorisent jamais à leur demander si leurs modèles sont corrects. Nous n’avons pas non plus le droit de remettre en cause leur utilisation d’hypothèses comportementales contenues dans ces modèles. » [19]

Il est important de signaler que cette tendance des économistes à se fier de manière tout à fait tranquille aux modélisations mathématiques et aux outils économétriques a été l’objet d’une réponse sérieuse de la part de nombreux méthodologistes. T. Mayer, puis D. Hendry, ont très tôt signalé les défauts de telles pratiques. [20]

De manière plus générale, on pourrait également dire que l’orthodoxie actuelle représente d’abord et avant tout un rejet de toute méthodologie. Les travaux des auteurs que nous avons cités sont connus de nombreux économistes, mais sont volontairement ignorés dans la pratique. Parce que leurs recommandations érigent de trop hauts murs pour les recherches économiques, les méthodologistes en économie voient souvent leur travail relégué au rang de « modèle idéal » vers lequel il faut tendre mais que nous pouvons, dans la pratique, ignorer tout à fait tranquillement.

Significatifs sur ce point sont les propos de Brodbeck vis-à-vis de l’individualisme méthodologique, c’est-à-dire cette idée que l’économie ne doit pas s’étudier par les « touts » fictifs construits pour le raisonnement, mais en prenant en compte les consommateurs comme autant d’individus distincts, les entreprises comme autant de producteurs distincts, etc. Brodbeck explique ainsi : « Le plus que nous pouvons attendre d’un professionnel des sciences sociales, c’est qu’il conserve fermement le principe de l’individualisme méthodologique dans son esprit comme un principe auquel se dévouer, un idéal vers lequel tendre le plus possible. Dans le même temps, il ne laissera pas cette règle méthodologique l’empêcher bêtement de travailler sur des sujets sur lesquels beaucoup peut être dit, bien que de façon peu précise. » [21] Tel est, résumé dans sa forme la plus pure, l’état de la méthodologie économique de nos jours.

Bien que non majoritaire, une position courante concernant la méthodologie économique est de dire qu’aucune des méthodologies n’est la réponse unique aux défis épistémologiques de l’économie, et que, pour cette raison, il convient de n’en employer aucune de manière directe. Ce « pluralisme méthodologique », comme certains l’ont appelé, a de nombreux défenseurs et jouit d’un prestige grandissant. [22] Il est pourtant aisé de comprendre pourquoi ce n’est pas une position satisfaisante. Au fond, le pluralisme méthodologique n’est rien de plus que la réponse d’économistes égarés incapables de se faire un avis sur ce qui constitue la méthode appropriée à la science économique.

Un tel portrait présente certainement une situation très peu satisfaisante pour le méthodologiste, et nombreuses sont les raisons pour lesquelles il pourrait la déplorer. Le présent livre n’a pas la prétention de vouloir rectifier cette situation, mais si le lecteur peut en sortir avec une attention plus nette portée aux questions méthodologiques, alors la partie sera gagnée.

Car la réponse des économistes aux échecs de leur science apparaît bien déplorable. D’un côté, ils s’éloignent de toute posture méthodologique soit en refusant l’utilité d’une méthodologie, soit en considérant qu’aucune n’est véritablement appropriée à leur discipline — ce qui, au final conduit à un résultat comparable. D’un autre côté, ils restent accrochés aux principes instrumentalistes de Friedman, malgré leurs échecs répétés à former des théories qui parviennent effectivement à prédire correctement.

Ce rejet de la méthodologique tend donc à s’accompagner d’une « sophistication » des modèles mathématiques et une étendue du règne de l’économétrie. Murray Rothbard évoquera cette réaction curieuse : « Le fait embarrassant que les prévisions des prétendus prophètes économiques ont toujours donné des résultats calamiteux, particulièrement celles prétendant à une précision quantitative, conduit les partisans de l'économie dominante à vouloir raffiner une fois de plus leur modèle en vue d'essayer à nouveau. » [23]

Au lieu d’admettre que la cause du problème vient justement de l’emploi de ces méthodes qui, malgré leurs prétentions, sont profondément non-scientifiques, les économistes poursuivent ainsi dans une erreur qui, même s’ils ne le soupçonnent pas, est de nature méthodologique. L’économie, par sa nature, est incompatible avec les formulations mathématiques et les modèles économétriques — c’est ce qu’il nous faut voir à présent.

NOTES

  1. Mark Blaug, The Methodology of Economics, Cambridge University Press, 1993, p.46
  2. Ibid.
  3. Ibid., p.83
  4. Frank Knight, « What is Truth in Economics ? », Journal of Political Economy, reprinted in On the History and Method of Economics. Selected Essays, University of Chicago Press, 1956, p. 163
  5. Mark Blaug, The Methodology of Economics, Cambridge University Press, 1993, pp.86-87
  6. Ibid., p.92
  7. Ernest Nagel, cité dans David Gordon, The Essential Rothbard, Ludwig von Mises Institute, 2007, p.76
  8. Murray Rothbard, cité dans Ibid.
  9. Cité dans David Gordon, The Essential Rothbard, Ludwig von Mises Institute, 2007, p.76
  10. Mark Blaug, The Methodology of Economics, Cambridge University Press, 1993, p.98
  11. Ibid.
  12. B. Caldwell, Beyond Positivism : Economic Methodology in the Twentieth Century, Allen and Unwin, 1982, p. 125
  13. Mark Blaug, The Methodology of Economics, Cambridge University Press, 1993, p.134
  14. Ibid., p.XIII
  15. Ibid., pp.246-247
  16. B. Caldwell, « Clarifying Popper », Journal of Economic Literature, 29, 1991, p. 7
  17. Cf. Daniel Hausman, « Is Falsificationism Unpractised or Unpractisable ? », Philosophy of Science, 15, 1985, pp.313-19
  18. Lawrence A. Boland, « On the state of economic methodology », 1983, p.2
  19. Mark Blaug, The Methodology of Economics, Cambridge University Press, 1993, pp.110-111
  20. Lawrence A. Boland, « On the state of economic methodology », 1983, p.3
  21. T. Mayer, « Economics as Hard Science: Realistic Goal or Wishful Thinking? », Economic Inquiry, vol.18, 1980, pp. 165-177. ; D. Hendry, « Econometrics: Alchemy or Science », Economica, vol. 47. pp. 387-406.
  22. M. Brodbeck, « Methodological Individualism : Definition and Reduction », Philosophy of Science, 1958, p. 293
  23. Sheila Dow, “Methodological Morality in the Cambridge Controversies”, Journal of Post-Keynesian Economics, vol. 2, 1980, pp. 368-80 ; B. Caldwell, Beyond Positivism : Economic Methodology in the Twentieth Century, Allen and Unwin, 1982
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