Franz Oppenheimer:L'Etat, son origines, son évolution et son avenir - Partie II : L'Etat féodal primitif

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Franz Oppenheimer:L'Etat, son origines, son évolution et son avenir - Partie II : L'Etat féodal primitif


Anonyme


Partie II : L'Etat féodal primitif
l’Etat, Ses origines, son évolution et son avenir
Der Staat
B577.jpg
Auteur : Franz Oppenheimer
Genre
sociologie
Année de parution
1913
Dans l'archipel malais comme dans le grand laboratoire sociologique africain, dans tous les pays du globe où l'évolution des races a dépassé la période de sauvagerie primitive, l'Etat est né de la subjugation d'un groupe humain par un autre groupe et sa raison d'être est, et a toujours été, l'exploitation économique des asservis.
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La domination

Sa forme est la domination, la domination d'une minorité peu nombreuse mais belliqueuse, unie par les liens de consanguinité, sur un territoire strictement délimité et sur ses habitants. Cette domination est exercée selon la formule d'un droit consacré par l'usage, qui fixe les privilèges et les exigences des maîtres et le devoir d'obéissance et les obligations des sujets, et les fixe en outre de telle sorte que la capacité prestative du paysan – l’expression date du XVIIIe siècle – n'en souffre pas. L' « apiculture » consacrée par la loi ! Au devoir de prestation du paysan correspond un devoir de protection du seigneur, protection à l'intérieur contre les empiétements des autres seigneurs et protection à l'extérieur contre les attaques de l'ennemi du dehors. C'est là un côté du caractère de l'Etat ; l'autre côté, incomparablement plus important au début, est l'exploitation économique, le « moyen politique » de la satisfaction des besoins. Le paysan donne une partie du produit de son travail sans recevoir d'équivalent : Au commencement était la rente foncière !

Les formes dans lesquelles s'accomplissent le prélèvement et la consommation de la rente foncière varient selon le lieu et le temps. Tantôt les maîtres sont établis en compagnie militaire dans un camp fortifié et consomment de façon communiste le tribut des communautés paysannes : tel fut l'Etat Inca. Tantôt un certain territoire est déjà assigné à chaque noble guerrier, mais il en consomme encore les produits de préférence dans la « syssitie[1] » avec ses égaux et ses compagnons d'armes : il en est ainsi à Sparte. Tantôt l'aristocratie territoriale est disséminée sur tout le territoire conquis, chaque membre réside avec sa suite dans son château fort et consomme individuellement les produits de ses terres. Mais il n'est pas encore « propriétaire », il reçoit seulement le tribut de serfs qu'il n'a ni à diriger ni à surveiller : c'est le type de la seigneurie domaniale du moyen âge dans les pays d'aristocratie germanique. Et finalement le seigneur devient le gentilhomme campagnard, les serfs se transforment en ouvriers de sa grande exploitation et le tribut apparaît maintenant comme profit de l'entrepreneur. C'est le type de la première entreprise capitaliste des temps modernes, la grande exploitation agricole dans l'ancien district slave de l'Allemagne de l'Est. Il y a enfin, menant d'un degré à l'autre, de nombreuses périodes de transition.

Mais c'est partout en principe le même Etat. Son but est toujours et partout le « moyen politique » de la satisfaction des besoins : appropriation de la rente foncière d'abord, tant qu'il n'existe pas de travail industriel susceptible d’être accaparé. Sa forme est toujours et partout la domination : l'exploitation imposée comme droit, comme constitution, maintenue et poursuivie strictement, cruellement même au besoin. Pourtant le droit absolu du conquérant est aussi légalement limité dans l'intérêt même du prélèvement permanent de la rente foncière. Le devoir de production du sujet est borné par son droit au maintien de sa capacité prestative ; le droit de taxation des seigneurs est complété par leur devoir de protection à l'intérieur et à l'extérieur. Protection légale et défense des frontières.

Dès lors l'Etat primitif est arrivé à maturité, entièrement développé dans l'ensemble de ses éléments constitutifs. La condition embryonnaire est dépassée et il ne se manifestera plus maintenant que des phénomènes de croissance.

Comparé aux agrégats familiaux, l'Etat représente indiscutablement une espèce supérieure. Il embrasse une masse humaine plus considérable dans le cercle d'une organisation plus rigide, plus capable de dompter les forces de la nature et de repousser les ennemis. Il transforme en travail méthodique assidu les occupations, jusque-là de simples passe-temps. Par là, il est vrai, il amasse une détresse infinie sur la longue suite des générations à venir qui devront gagner leur pain à la sueur de leur front, parce qu'à l'âge d'or des libres associations familiales a succédé l'âge de fer de la domination autoritaire. Mais aussi par la découverte du travail véritable il a introduit dans le monde la Puissance, qui seule peut nous ramener l'âge d'or nouveau convenant à un degré supérieur de la civilisation, l'âge d'or du bonheur universel. Il détruit, comme le dit Schiller, le bonheur naïf des peuples enfants pour les élever par l'aride chemin de la souffrance au bonheur « sentimental », au bonheur conscient de la maturité.

Une espèce supérieure ! Déjà Paul de Lilienfeld[2], un des principaux représentants de l'Ecole qui voit dans l'État un organisme supérieur, a indiqué le parallélisme remarquable existant ici entre l'organisme développé et l'organisme rudimentaire. Tous les êtres supérieurs se reproduisent sexuellement ; les êtres inférieurs se reproduisent par division, par gemmation ou tout au plus par la copulation. La croissance et la reproduction de l'association familiale antérieure à l'Etat correspondent exactement à ces simples méthodes. Elle aussi se développe jusqu'à ce que, devenue trop grande pour que la cohésion soit encore possible, elle se divise, se sépare, el les hordes individuelles ne conservent plus entre elles que de vagues relations sans aucune organisation d'ensemble. La copulation peut se comparer à la fusion de groupes exogames.

L'État, par contre, est engendré sexuellement. Dans l'acte de la génération bi-sexuelle, le principe masculin, une petite cellule excessivement active et mobile, le spermatozoïde, recherche le principe féminin, l'ovule, une grande cellule inerte dépourvue de motion propre, la pénètre et se confond avec elle, ce qui donne lieu à un processus de croissance imposante, de merveilleuse différenciation qu'accompagne une intégration aussi complète. La race paysanne inerte et attachée au sol est l'ovule, la tribu pastorale nomade le spermatozoïde de cet acte de génération sociologique : et son résultat est l’arrivée à maturité d'un organisme social supérieur, plus fortement constitué (intégré) et possédant une division organique plus parfaite. On peut prolonger le parallèle à l’infini. La façon dont d’innombrables spermatozoïdes harcèlent l’ovule jusqu’à ce que l'un d'eux, le plus fort ou le plus heureux, découvre et conquière le mikropyle, peut être comparée aux luttes de frontières qui précèdent la formation de l’Etat ; de même la force d'attraction magique qu'exerce l'ovule sur les spermatozoïdes rappelle l'attraction qu'a la plaine fertile pour les enfants du désert.

Tout ceci est d'ailleurs loin d'être une preuve en faveur de la théorie de l'organicisme. Mais le problème ne peut être qu'indiqué ici.

L'intégration

Nous avons suivi le cours de la formation de l'Etat depuis sa seconde période, pendant sa croissance objective, dans ses formes politiques et légales et dans sa substance économique. Sa croissance subjective, sa différenciation et son intégration socio-psychologiques sont d'une importance plus grande encore, toute sociologie étant presque entièrement psychologie sociale.

Parlons d'abord de l'intégration.

Le réseau des relations intérieures que nous avons vu se tendre dès la deuxième période se resserre de plus en plus, devient de plus en plus étroit, à mesure que progresse la fusion matérielle que nous avons décrite. Les deux dialectes deviennent une langue ou encore l'un des deux langages, souvent essentiellement différents, disparaît ; parfois, celui des vainqueurs, plus souvent celui des vaincus. Les deux cultes se fondent en une religion dans laquelle le dieu tribal du vainqueur est adoré comme dieu principal pendant que les anciennes divinités deviennent ses subordonnés ou ses antagonistes, démons ou diables. Le type physique s'unifie sous l'influence d'un même climat et d'un genre de vie analogue. Là où une grande différence a existé et se maintient[3] entre les deux types, les bâtards rapprochent les extrêmes jusqu'à un certain degré, et le type de l'ennemi au-delà de la frontière est graduellement ressenti par tous comme opposition ethnique, comme « étranger » plus fortement que ne l'est la différence encore existante entre les deux types désormais réunis. De plus en plus les maîtres et les asservis apprennent à se considérer comme « semblables » du moins par rapport à l'étranger du dehors. Finalement le souvenir de l'origine différente s'affaiblit et s'efface parfois entièrement : les conquérants passent pour les descendants des anciens dieux, et le sont aussi en fait très souvent, comme ces dieux ne sont autres que les âmes déifiées des ancêtres. Le sentiment de solidarité devient plus fort à l'intérieur à mesure que croît chez les membres du « cercle de paix » la conscience de l'isolement vis-à-vis des étrangers au-delà de la frontière : ce sentiment, s'affirme surtout lors des heurts avec les Etats voisins, beaucoup plus agressifs que ne l'étaient autrefois les communautés familiales. L'esprit de fraternité, d'équité, s'enracine de plus en plus fortement, cet esprit qui régnait jadis entre les membres de la horde seulement et qui réunit maintenant encore les membres de l'aristocratie. Ce ne sont d'abord que de très faibles liens allant de haut en bas. Équité et fraternité ne reçoivent qu'autant de place que peut le permettre le droit au moyen politique. Mais cette place, elles la reçoivent. Et c'est surtout la protection légale à l'intérieur qui, bien plus que la défense extérieure, noue un lien puissant de solidarité : Justitia fundamentum regnorum ! Lorsque les seigneurs, agissant comme groupe social, exécutent « de par la loi» un gentilhomme meurtrier ou voleur qui a outrepassé les limites du droit d'exploitation, le sujet reconnaissant se réjouit plus sincèrement qu'après une bataille gagnée.

Tels sont les grands traits du développement de l'intégration intérieure. Les intérêts communs d'ordre et de paix engendrent un puissant sentiment collectif que l'on peut presque nommer déjà « conscience d'Etat ».

La différenciation (Théories et psychologie des groupes)

De l'autre côté, il s'accomplit « pari passu[4] », comme dans tout développement organique, une différenciation intérieure aussi importante. Les intérêts des différents groupes engendrent de forts sentiments de classe ; les couches inférieures et supérieures de la société développent une conscience de groupe correspondant à leurs intérêts particuliers.

L'intérêt du groupe dominateur est de maintenir le droit du moyen politique qu'il a imposé : il est « conservateur ». L'intérêt du groupe dominé tend au contraire à abolir ce droit et à le remplacer par un nouveau droit d’égalité pour tous les membres de l'Etat : il est « libéral » et révolutionnaire.

Là est la source profonde de toutes les psychologies de classe et de parti. Et déjà se forment, selon de sévères lois psychiques, des enchaînements d'idées incomparablement puissants qui, comme théories de classe, dirigeront et légitimeront pendant des milliers d'années les luttes sociales dans la conscience des contemporains.

« Quand la volonté parle, la raison doit se taire » dit Schopenhauer, et Ludwig Gumplowicz émet une opinion identique lorsqu'il écrit : « L'homme agit comme être naturel avant de penser comme homme. » L'individu, dont la volonté est strictement déterminée, doit agir comme le commande son milieu : la même loi s'applique à toutes les communautés humaines, groupe, classe, ou Etat. Toutes se portent du lieu de plus haute pression économique et sociale vers le lieu de plus faible pression en suivant la ligne de moindre résistance. L'individu, comme le groupe social, croit agir librement alors qu'une inexorable loi le force à considérer le chemin qu'il parcourt, le point auquel il aspire, comme chemin, comme but librement choisi. Et l'homme étant un être raisonnable et moral, c'est-à-dire un être social, est contraint de justifier le moyen, le but de son activité devant le tribunal de la raison et de la moralité, autrement dit devant la conscience morale.

Tant que les relations entre les deux groupes ont été de simples relations internationales entre des ennemis, le moyen politique n'a pas eu besoin de justification : l'étranger n'a aucun droit. Mais dès que l'intégration intérieure a développé le sentiment de solidarité, la conscience d'Etat, dès que le serf a acquis un « droit » et à mesure que s'approfondit le sentiment d'égalité, le moyen politique doit être justifié et chez les dominateurs prend naissance la théorie de groupe : le légitimisme.

Partout et toujours le légitimisme avance pour justifier la domination et l'exploitation les mêmes raisons anthropologiques et théologiques. Le groupe dominateur qui considère le courage et la valeur guerrière comme les uniques vertus de l'homme, se proclame lui-même, le vainqueur – et très justement à son point de vue – la race la plus digne, la race supérieure ; et cette opinion s'affermit à mesure que déchoit la race asservie, amoindrie par un labeur acharné et une nourriture insuffisante. De plus comme le dieu tribal du groupe dominateur est devenu le dieu principal de la religion d'Etat nouvellement instituée, cette religion proclame – et très justement à son point de vue – que l'ordre établi est « selon la volonté divine », et est « tabou », Par un simple renversement logique le groupe subjugué lui apparait vraiment comme de race indiscutablement inférieure, récalcitrante, perfide, paresseuse et lâche, absolument incapable de se gouverner et se défendre elle-même. Et chaque soulèvement contre l'autorité doit inévitablement lui apparaître comme une révolte contre Dieu lui-même et contre sa loi morale. Aussi le groupe dominateur est-il partout étroitement lié au clergé dont les dignitaires se recrutent généralement parmi ses fils et qui participe à ses droits politiques et à ses privilèges économiques.

Telle était, telle est encore de nos jours, la théorie de classe des dirigeants : pas un trait n'a été effacé, pas un trait ajouté. Même l'affirmation toute moderne par laquelle l'aristocratie territoriale en France et dans l'Allemagne de l'Est, a essayé de repousser les revendications des paysans à la propriété du sol, en déclarant que la terre appartenait à l'origine à l'aristocratie qui la céda en fief aux laboureurs, cette affirmation est avancée également chez les Vahouma[5] et fort probablement aussi en nombre d'autres pays.

De même que leur théorie de classe, leur psychologie est et a été de tout temps la même. Le trait le plus saillant est l'orgueil aristocratique, le mépris de la classe laborieuse. Cet orgueil est si profondément entré dans le sang qu'il subsiste encore chez les pasteurs lorsqu'ils sont tombés dans une quasi-servitude par suite de la perte de leurs troupeaux. « Les Galla[6] au nord du Tana, que les Somalis ont dépouillés de leurs riches troupeaux et qui sont devenus bergers chez des maîtres étrangers et même parfois laboureurs (dans la contrée du Sabaki), regardent néanmoins avec mépris les Vapokomos[7] ; ils semblent avoir plus de considération pour les peuples chasseurs des Vabonis, Vassanias et Vulangoulos (Ariangoulos) tributaires des Galla auxquels ils ressemblent[8].» Et la description suivante des Toubous[9] semble avoir été faite pour Gautier-sans-Avoir[10], ou la foule des chevaliers errants qui allèrent chercher dans les croisades butin et seigneurie ; elle s'applique aussi à maint noble aventurier de l'Allemagne de l'Est, à maint Schlachzize (noble polonais) ou Hidalgo en haillons : « Les Toubous possèdent un haut sentiment de dignité ; ils peuvent être des mendiants, mais ne sont jamais des parias. D'autres peuples dans les mêmes circonstances seraient misérables et aveulis : les Toubous ont une nature d'acier. Ils ont toutes les qualités nécessaires pour être des brigands, des guerriers, des dominateurs parfaits. Leur système de pillage même est admirable dans sa vilenie. Ces Toubous dépenaillés, affamés, se débattant dans la plus noire misère, élèvent des prétentions impudentes qu'avec une bonne foi, réelle ou apparente, ils proclament comme leur droit. Le droit du chacal qui considère l'avoir de l'étranger comme possession commune sauve seul ces êtres avides du dénuement complet. A ces traits viennent s'ajouter l'insécurité d'un état de guerre presque constant qui donne à l'existence un élément quémandeur réclamant des satisfactions immédiates[11]. » Et ce que l'on rapporte du soldat en Abyssinie n'est pas davantage un trait exclusivement Est-Africain : « Ainsi équipé il arrive, plein de dédain pour tous ; la terre lui appartient, c'est pour lui que le paysan doit peiner[12]. »

Avec une naïveté absolue l'aristocrate, plein de mépris pour le moyen économique et son représentant, le paysan, se déclare ouvertement partisan du moyen politique. La guerre « loyale » et le rapt « loyal » représentent son industrie seigneuriale, son bon droit. Son droit s'étend – vis-à-vis de quiconque n'appartient pas au même cercle de paix – exactement aussi loin que son pouvoir. Nulle part, je crois, on ne trouve une glorification plus caractéristique du moyen politique que dans le chant dorien bien connu :

J'ai de précieux trésors, ma lance et mon épée
Et puis l'abri du corps, mon pesant bouclier.
Leur fier travail remplit de lourds épis mes granges,
Extrait le suc doré au temps de la vendange
Et me sacre « Seigneur » ! Le reste n'est que fange.
Mes esclaves jamais ne brandiront l'épée;
Ils n'oseraient lever mon pesant bouclier,
Le front dans la poussière et courbés sous ma loi
Comme le font mes chiens, ils me baisent les doigts.
Je suis leur« Grand Seigneur » Mon nom sème l'effroi.

Si l'orgueil du maître conquérant éclate dans ces strophes arrogantes, les vers suivants, cités d'après Sombart, et appartenant à un milieu et à un degré de civilisation entièrement différents nous montrent que le pillard subsiste toujours dans le guerrier en dépit du christianisme, de la Paix de Dieu et du Saint-Empire Romain. Là aussi le poète loue le moyen politique, mais dans sa forme la plus crasse, le vol de grand chemin :

Veux- tu faire fortune,
Jeune gentilhomme,
Suis mon conseil
En selle et cherche aventure.
Tiens-toi dans le bois verdoyant
Et quand le paysan s'y risque
Attaque-le sans hésiter.
Attrape-le au collet
Et polir réjouir ton cœur
Prends-lui tout ce qu'il a
Et dételle ses chevaux[13]

Sombart continue : « Lorsqu'il ne préférait pas chasser un gibier plus riche et enlever de force aux marchands le contenu de leurs ballots. Le vol de grand chemin a toujours été la forme naturelle de l'industrie du seigneur lorsque ses rentes seules ne suffisaient pas à satisfaire les besoins du train d'existence journalier, augmentés par les exigences croissantes du luxe. Le brigandage était considéré comme une occupation absolument honorable : s'emparer de ce qui est à portée de la pointe de la lance ou du tranchant de l’épée est entièrement conforme à l'esprit de chevalerie. Le chevalier faisait son apprentissage de brigand tout comme le savetier apprend son métier. C'est ce que proclame gaiment la chanson :

« A batailler et rôder il n'y a aucune honte
Les plus nobles du pays en font autant »

A ce trait dominant de toute psychologie de gentilhomme vient s'ajouter, comme seconde marque distinctive à peine moins caractéristique, la dévotion convaincue ou du moins marquée avec ostentation. Ce trait démontre de façon probante la facilité avec laquelle, étant données les mêmes conditions sociales, les mêmes représentations s’imposent toujours de nouveau. Dieu apparaît encore de nos jours à la classe dominatrice comme son « dieu » spécial, et surtout de façon prédominante comme le dieu des armées. La connaissance du Dieu créateur de tous les hommes, y compris les ennemis, et même depuis le christianisme du Dieu d'amour, ne peut rien contre la force avec laquelle les intérêts de classe construisent leur propre idéologie. Citons encore pour compléter le tableau de la psychologie aristocratique la tendance à la prodigalité qui se présente souvent de manière plus sympathique sous forme de libéralité, qualité évidente chez qui ignore le prix du travail ; et enfin comme trait le plus noble la bravoure à toute épreuve, engendrée par la nécessité, impérieuse pour une minorité, d'être prêt à tout instant à défendre ses droits l'arme à la main ; l'affranchissement de tout travail favorise du reste aussi le développement de cette dernière qualité en permettant l'aguerrissement physique produit par les exercices du corps, la chasse et les luttes. Son revers est l’humeur querelleuse, l'exagération extravagante du point d'honneur personnel.

Ici une petite digression. César trouva les Celtes de la Gaule précisément dans cette période de leur développement, lorsque l'aristocratie était parvenue au pouvoir. Sa description classique de cette psychologie de classe passe depuis pour le tableau de la psychologie de la race celte. Même un Mommsen s'y laisse prendre et cette méprise manifeste se poursuit dès lors, indestructible, dans tous les ouvrages sur l'histoire universelle et la sociologie. Un coup d'œil suffirait pourtant à connaître que tous les peuples, quelle que soit leur race, ont présenté le même caractère durant la même période de leur développement (les Thessaliens[14], Apuliens[15], Campanes[16], Germains et Polonais en Europe) pendant que les Celtes, et en particulier les Français, présentent pendant toutes les autres périodes des traits caractéristiques entièrement différents. Psychologie de phase et non psychologie de race !

De l'autre côté, partout où les représentations religieuses consacrant l'Etat sont faibles ou vont s'affaiblissant, une notion plus ou moins claire du « droit naturel » s'élève comme théorie du groupe des asservis. La classe inférieure ressent comme une arrogance insupportable l'orgueil de race aristocratique et se considère comme étant de tout aussi bonne lignée et de sang aussi noble, et cela encore avec raison, l'assiduité et l'esprit d'ordre étant pour elle les seules vertus. Elle est souvent sceptique vis-à-vis de la religion qu'elle voit trop souvent liguée avec ses ennemis et elle est aussi fermement convaincue que les privilèges du groupe dominateur offensent le bon droit et la raison que ses maîtres sont persuadés du contraire. Ici aussi tous les développements ultérieurs n'ont pu ajouter aucun trait important aux éléments primordiaux.

Guidés plus ou moins consciemment par ces idées, les deux groupes livrent désormais le grand combat des intérêts, et l'Etat naissant risquerait d'éclater sous la pression de ces forces centrifuges si les forces centripètes de l'intérêt commun, de la conscience d'Etat, n'étaient pas en général plus puissantes encore. La pression extérieure de l’Etranger, de l'ennemi commun, est plus forte que la pression intérieure des intérêts particuliers antagonistes. Que l'on se rappelle la fable de la secessio plebis[17] et la mission couronnée de succès de Menenius Agrippa[18]. Le jeune Etat suivrait ainsi éternellement, nouvelle planète, la voie que lui trace le parallélogramme des forces, si l'évolution ne le transformait, lui et son milieu, en développant de nouvelles forces extérieures et intérieures.

L'Etat féodal primitif de degré supérieur

Sa croissance déjà amène d'importantes transformations : et le jeune Etat doit croître. Les mêmes forces qui l'ont appelé à la vie le poussent à s'étendre, à agrandir le cercle de sa domination. Même s'il était possible qu'un Etat naissant de ce genre fût « rassasié » comme prétend l'être mainte grande puissance moderne, il n'en devrait pas moins continuer à se développer, à s'étendre s'il ne veut pas disparaître. Dans ces conditions sociales primitives la loi est inexorable : « il faut s'élever ou tomber, vaincre ou succomber, être marteau ou enclume. »

Les Etats sont maintenus par le même principe qui les a créés : l'Etat primitif est une création de la violence belliqueuse, il ne peut être maintenu que par la violence belliqueuse.

Le besoin économique du groupe dominateur est illimité : le riche ne se trouve jamais assez riche. Le moyen politique est employé contre les communautés paysannes encore libres, contre de nouvelles terres non rançonnées. L'Etat primitif croît et s'étend jusqu'à ce qu'il se heurte sur la frontière des « sphères d'intérêt » respectives à un autre Etat primitif d'origine analogue. Alors, la première fois, nous avons non plus l'expédition pillarde mais une véritable guerre au sens strict du mot : ce sont dorénavant des masses également organisées et disciplinées qui se trouvent en présence.

Le but du combat est toujours le même : le produit du moyen économique des masses laborieuses, butin, tribut, impôt, rente foncière. Mais le combat n'a plus lieu entre un groupe voulant exploiter et un autre devant être exploité ; ce sont deux groupes dominateurs qui se disputent la proie entière.

Le résultat final du heurt est presque toujours la fusion des deux Etats primitifs en un nouvel Etat plus important. Celui-ci naturellement, poussé par les mêmes mobiles, étend aussi ses frontières, dévore ses voisins plus faibles et finit généralement par être dévoré à son tour par un voisin plus puissant.

L'issue de ces luttes de prépondérance est de peu d’intérêt pour le groupe asservi ; il lui est relativement indifférent de payer tribut à l'un ou l'autre maitre. Mais il est d'autant plus intéressé au cours même de la lutte, car elle est livrée littéralement sur son dos, et la conscience d'Etat des serfs les dirige justement en les poussant à soutenir de toutes leurs forces leur groupe de seigneurs héréditaires, excepté dans les cas d'oppression ou de mauvais traitements par trop exagérés. Lorsque le propre groupe a le dessous toute la désolation de la défaite frappe en premier lieu les sujets. C'est ainsi à la lettre pour leur famille et leur foyer qu'ils combattent, lorsqu'ils luttent pour ne pas changer de maîtres.

C'est au contraire à l'issue de ces luttes de prépondérance que le groupe des maîtres est intéressé car l'enjeu est son existence même. L'extermination complète le menace en cas de défaite (noblesse germanique dans le royaume des Francs) ; et la perspective d'être rejeté dans le groupe des asservis lui parait au moins aussi redoutable. Parfois un traité de paix opportun lui assure au moins le rang social d'un groupe dominateur inférieur (noblesse saxonne dans l'Angleterre normande, suppanes dans le territoire slave de l'Allemagne) ; parfois aussi, lorsque les forces antagonistes sont à peu près égales, les deux groupes se fondent en une aristocratie ayant des droits égaux et unie par le jus connubii (dynasties isolées de Vénètes[19] dans les territoires d'occupation slave, familles albes[20] et étrusques[21] à Rome).

Le groupe dominateur de « l'Etat féodal primitif de degré supérieur », comme nous le nommerons désormais, se désagrège ainsi en une combinaison couches plus ou moins puissantes, plus ou moins privilégiées, une division qui gagne encore en diversité de par le fait que déjà, dans l'Etat féodal primitif, le groupe dominateur se divisait fréquemment en deux rangs économiquement et socialement subordonnés l'un à l'autre, dont la formation remonte à l'époque pastorale : les grands possesseurs de troupeaux et les hommes francs. Là est peut-être l'explication de la rareté des divisions en classes dans les Etats du Nouveau-Monde fondés par les chasseurs : ces derniers ne purent introduire dans l'Etat cette division primordiale en classes rendue seulement possible par la possession de troupeaux. Il nous reste encore à étudier l'influence puissante qu'ont eue ces différences de rang et de fortune sur le développement politique et économique de l'Ancien-Monde.

Un processus de différenciation analogue partage maintenant, de même que les groupes dominateurs, les groupes dominés de notre Etat féodal en différentes couches plus ou moins dépendantes, plus ou moins oppressées et méprisées. Nous ne ferons que mentionner ici la très grande différence qui existait entre les positions sociales et juridiques de la population paysanne (les Etats Doriens, Lacédémone et la Crète, et des Thessaliens chez lesquels les Periokes possédaient un solide droit de propriété et des droits politiques passables, pendant que les Hilotes comme les Penestes étaient entièrement dépourvus de droits et de possessions. On trouve de plus dans l'ancienne Saxe une classe intermédiaire entre les hommes libres et les esclaves : celle des Lites[22]. Ces cas, et beaucoup d'autres analogues dont l'histoire fait mention, ont vraisemblablement les mêmes causes que celles que nous avons citées à propos des différentes divisions hiérarchiques de la noblesse. Lorsque deux Etats primitifs se fondent en un seul, leurs couches sociales peuvent s'ordonner selon les combinaisons les plus diverses.

Il est certain que ce mélange mécanique, déterminé par les forces politiques, influe aussi sur la formation des castes, c'est-à-dire des professions héréditaires constituant en même temps une hiérarchie sociale. « Les castes sont fréquemment, sinon toujours, la conséquence de la conquête et de l'asservissement par des étrangers[23] ». Bien qu'il soit impossible d'embrasser d'un coup d'œil ce problème encore incomplètement résolu, il semble que les influences économiques et religieuses aient dû jouer là aussi un rôle considérable. On peut se représenter la formation des castes de la manière suivante : des distinctions économiques, existant déjà entre des professions sont pénétrées et modifiées par les forces de développement de l'Etat et se fixent, se pétrifient sous l'influence d'idées religieuses qui ont pu d'ailleurs participer aussi à leur formation. C'est du moins ce que semble indiquer le fait que déjà, entre l'homme et la femme, il existe des séparations professionnelles infranchissables, « tabou » pour ainsi dire. Pendant que chez les chasseurs par exemple, l'agriculture échoit en partage à la femme, chez un grand nombre de pasteurs africains l'homme s'en empare aussitôt que l'on emploie des bœufs pour le labour. La femme ne peut sans sacrilège se servir de bétail[24]. Des considérations religieuses de ce genre ont probablement contribué à rendre les professions héréditaires, avec coercition morne, partout où une industrie spéciale était exercée dans certaines familles ou dans certains villages, ce qui arrive fréquemment chez les peuplades primitives où l'échange est facile, par exemple chez les peuplades insulaires. Lorsqu'une tribu renfermant de tels groupes d'une profession héréditaire est subjuguée par d'autres peuples, ces groupes forment dans le nouveau corps de l'Etat une « caste » authentique dont le rang social dépend, en partie du degré de considération dont elle jouissait auparavant parmi les siens, et en partie de l'appréciation accordée par les nouveaux maîtres à la profession exercée. Dans les cas très fréquents où les invasions succèdent aux invasions, la formation de castes a dû se multiplier, surtout lorsqu'entre-temps l'évolution économique avait favorisé le développement de nombreux métiers.

On peut suivre le plus facilement les progrès de ce développement dans le groupe des forgerons que nous trouvons presque partout occupant une position à part, à demi craints, à demi méprisés. En Afrique surtout, presque tous les peuples forgeant le fer se trouvent depuis les temps les plus reculés parmi la suite et sous la dépendance des pasteurs. Déjà les Hyksos amenèrent avec eux en Egypte des tribus de forgerons et dûrent peut-être à leurs armes leur victoire décisive. Jusqu'à une date très récente, les Dinka[25] ont tenu les Nuer[26], habiles à travailler le fer, dans une sorte de dépendance. Il en est de même des nomades du Sahara ; et dans nos légendes scandinaves l'ancien antagonisme racial envers les « nains » se répercute encore en même temps que la crainte de leur pouvoir magique. Nous avons là tous les éléments d'une rigoureuse formation de castes dans l'Etat développé[27].

Le rôle tenu par les influences religieuses au début de ces formations apparaît clairement dans l'exemple suivant : « En Polynésie la construction de bateaux est réservée à une classe privilégiée, bien qu'un grand nombre d'indigènes y soient également habiles. Nous avons là un indice probant du lien qui unit étroitement à cet art l'intérêt des Etats et des Sociétés. Non seulement jadis en Polynésie, mais de nos jours encore dans les îles Fidji, les charpentiers se livrant presque exclusivement à la construction de navires forment une caste à part, portent le titre pompeux d'« artisans du roi » et ont leurs chefs indépendants… Tout se passe selon des rites prescrits : l'enchantelage de la carène, l'achèvement du bateau, son lancement sont accompagnés de fêtes et cérémonies religieuses[28]. »

Là où la superstition est fortement développée, il peut se former sur ces bases mi-économiques, mi-ethniques un véritable système de castes ; en Polynésie par exemple l'organisation en classes équivaut par suite de l'usage du tabou « à un système de castes des plus rigoureux[29] ». Il en est de même dans l'Arabie du Sud[30]. Le rôle joué par la religion dans l'établissement et le maintien de la hiérarchie en castes en Egypte et de nos jours encore dans l'Inde est trop connu pour qu'il soit nécessaire de nous étendre sur le sujet[31].

Tels sont les éléments de l'Etat féodal primitif de degré supérieur. Ils sont plus variés et plus que ceux de l'Etat inférieur primitif mais ici comme là le droit, la constitution et la répartition économique sont identiques en principe. Le produit du moyen économique est toujours le but de la lutte des groupes, laquelle demeure le « movens[32] » de la politique intérieure, de l'Etat : et le moyen politique est également toujours le « movens » de la politique extérieure, dans l'attaque et la défense. Et invariablement, en haut comme en bas, les fins et les moyens de ces luttes, tant extérieures qu'intérieures, sont justifiés par les mêmes théories de groupe.

Mais l'évolution ne peut rester stationnaire ! Le développement n'est pas seulement l'augmentation des masses ; il implique aussi une différenciation et une intégration constamment croissantes.

A mesure que l’Etat féodal primitif étend son territoire de domination, que les sujets qu'il gouverne deviennent plus nombreux et s'établissent en masses plus compactes, sa division économique du travail se développe, suscitant continuellement de nouveaux besoins et de nouveaux moyens de les satisfaire. Les différences entre les situations économiques et par suite entre les situations sociales s'accentuent selon la loi que j'ai définie : « loi d'agglomération autour de noyaux de richesses déjà existants. » Cette différenciation croissante décide finalement du développement ultérieur et par-dessus tout des fins de l'Etat féodal primitif.

Il n'est pas question ici de fins au sens matériel du mot ! Nous ne nous occuperons pas de l'annihilation de l'Etat féodal primitif de degré supérieur disparaissant à la suite d'un conflit avec un Etat plus puissant arrivé à un degré de développement égal ou supérieur, comme par exemple la destruction des Etats Mongols de l'Inde ou celle du royaume d'Ouganda, succombant dans leur lutte contre la Grande-Bretagne. Nous ne voulons pas parler non plus du marasme où sont tombées la Perse et la Turquie, marasme qui ne représente vraisemblablement qu'un arrêt dans la marche de l'évolution, ces pays devant inévitablement reprendre tôt ou tard leur mouvement progressif, soit par leurs propres forces, soit sous l'impulsion d'une puissance conquérante ; et il n'est pas davantage question de la purification du gigantesque empire chinois qui ne put se maintenir qu'aussi longtemps que les étrangers plus puissants ne vinrent pas heurter de l'épée les portes mystérieuses[33].

Ce que nous étudierons ici ce sont les fins de l'Etat féodal primitif au sens de son évolution ultérieure, fins présentant une importance considérable pour la conception d'ensemble de l’histoire universelle considérée comme processus. Si nous n'envisageons que les grandes lignes de l'évolution nous trouvons deux de ces fins, de caractère diamétralement opposé : et cette divergence fondamentale résulte inéluctablement des moyens entièrement différents par lesquels s’accomplit la « loi d'agglomération autour de noyaux de richesses déjà existants ». Ici c'est la richesse mobilière, là la richesse immobilière, qui, s'amoncelant dans des mains toujours moins nombreuses bouleverse de fond en comble l'organisation de classe et avec elle l'édifice entier de l'Etat. Le représentant de la première forme de l’évolution est l'Etat maritime, celui de la seconde, l’Etat territorial ; la fin du premier est l'économie esclavagiste capitaliste, la fin du second est d'abord l'Etat féodal développé.

L'économie capitaliste esclavagiste, le développement ultime typique des antiques méditerranéens, aboutit, non à la mort de l'Etat, ce qui ne voudrait rien dire, mais au dépérissement, à la mort des peuples. Elle constitue ainsi dans l'arbre généalogique de l'évolution historique une branche secondaire qui ne peut servir de base directement à aucun rameau. L'Etat féodal développé par contre représente la branche principale, la continuation directe du tronc, et forme le point de départ du développement ultérieur de l'Etat, ce développement qui nous a conduits d'abord à l'Etat aristocratique, puis à l'Absolutisme et à l'Etat constitutionnel moderne et qui nous mène à présent, tout porte à le croire, vers la Fédération libre de l'avenir.

Tant le tronc de notre arbre généalogique a poussé dans une direction unique, menant à l'Etat féodal primitif de degré supérieur, notre exposition génétique a pu procéder d'ensemble : maintenant que ce tronc se divise notre étude doit également se diviser afin de suivre chacune de ces branches jusqu'en ses dernières ramifications.

Nous commencerons par l'histoire de l'évolution des Etats maritimes. Non qu'ils soient les plus anciens ! Au contraire, en tant qu'il est possible de le reconnaître à travers les brumes des premiers événements historiques, il semble que les premières fortes fondations politiques aient eu lien dans ces Etats territoriaux qui se sont élevés, par leurs propres forces, au rang d'Etat féodal développé. Mais les Etats qui nous intéressent particulièrement, nous autres Européens, n'ont pas dépassé ce degré ; ils sont demeurés stationnaires ou encore, après avoir été subjugués par les Etats maritimes, ont péri comme eux atteints par le poison mortel de l'esclavage. L'évolution ultérieure de l'Etat féodal jusqu'aux plus hauts degrés de son développement n'a pu avoir lieu qu'après que les Etats eurent achevé le cours de leur existence ; les puissantes idées et formes de domination qui germèrent dans ces Etats maritimes ont fortement influencé et favorisé l'organisation des Etats territoriaux qui s'élevèrent sur leurs ruines.

C'est pour cette raison que l'exposition du sort des Etats maritimes, en tant que condition préalable des formes supérieures de l'Etat, a droit au premier rang dans cette étude : nous suivrons donc d'abord la branche secondaire pour revenir ensuite à son point de départ, l'Etat féodal primitif, et de là, suivre la branche principale jusqu'au développement de l'Etat constitutionnel moderne, et, par anticipation, jusqu'à la Fédération libre de l'avenir.

Notes

  1. ^ Du grec ancien « τὰ συσσίτια » (ta sussitia), repas pris en commun par les hommes d'un groupe social ou religieux, spécialement à Sparte ; par extension, un repas austère et spartiate.
  2. ^ Paul de Lilienfeld (1829–1903) était un homme d'Etat et un sociologue de la Russie impériale. Il fut gouverneur du duché de Courlande (Lettonie) de 1868 à 1885. C'est à cette époque qu'il rédige ses Мысли о социальной науке будущего (Pensées sur les sciences sociales du futur). Il y développe une théorie organique des sociétés, qu'on appelle aussi théorie organiciste. Il devint ensuite sénateur du parlement russe, de même que vice-président (1896), puis président l'année suivante, de l'Institut international de Sociologie à Paris.
  3. ^ « Les femmes occupent chez les Vahoumas une position plus élevée que chez les nègres et sont jalousement surveillées par leurs maris. Ceci contribue à rendre plus difficile le mélange des races. La masse des Vaganda ne serait pas aujourd'hui une authentique tribu nègre (au teint chocolat-foncé et aux cheveux crépus) si les deux peuples, laboureur et pasteur, dominateur et dominé, honoré et méprisé, n'étaient pas restés hostilement séparés en dépit des relations nouées entre les classes supérieures. Dans cette position d’exception ils constituent un phénomène typique et toujours aisément reconnaissable. » (Ratzel, 1, ch. II, p. 117.)
  4. ^ D'origine latine, le terme pari passu est principalement utilisé en droit des affaires et signifie que toutes les parties sont traitées de manière égale.
  5. ^ Ratzel, 1, ch. II, p. 178.
  6. ^ Les Oromos sont des habitants de l'Afrique de l’Est, vivant principalement dans la région Oromia de l'Éthiopie et au Kenya. Ils sont souvent assimilés aux anciens « Galla », terme péjoratif qui n'est plus utilisé, sans que la correspondance soit totale.
  7. ^ Peuplade originaire des Comores.
  8. ^ Id. l, ch. II,p. 198.
  9. ^ Les Toubous sont une ethnie pratiquant le pastoralisme et nomadisant dans le Sahara oriental. Leur territoire est centré sur le nord du Tchad mais déborde sur le sud de la Libye et le nord-est du Niger.
  10. ^ Gautier Sans-Avoir, mort en 1096, est, avec Pierre l'Ermite, un des chefs de la croisade populaire, partie en avant-garde de la première croisade bien avant la mise en marche de celle des nobles et seigneurs.
  11. ^ Id. 1, ch. II, p. 476.
  12. ^ Id. 1, ch. II, p. 453.
  13. ^ Uhland, Anciens chants populaires allemands, I, cité d'après Sombart, Der moderne Kapitalismus, Leipzig, 1902, I, p. 384-385.
  14. ^ La Thessalie (en grec moderne : Θεσσαλία) est une région historique et une périphérie du nord-est de la Grèce, au sud de la Macédoine.
  15. ^ L'Apulie est l'ancien nom de la région des Pouilles, en Italie.
  16. ^ La région de Campanie (en italien : Regione Campania), plus couramment appelée la Campanie, est une région d'Italie méridionale. Le mot Campanie est formé de la contraction de deux termes latins : le mot campus (la campagne) et le nom de la ville de Capoue (Capua) qui était alors la ville principale de cette région méridionale de la péninsule italienne.
  17. ^ Les sécessions de la plèbe (Secessio plebis) sont l'exercice informel du pouvoir par les citoyens plébéiens romains, similaire à une grève. Durant une sécession, les citoyens abandonnent simplement la ville en masse en s'opposant ainsi à l'ordre des patriciens. La République romaine est une oligarchie dominée par la minorité des patriciens qui lutte souvent contre la masse de la plèbe : c'est la guerre des ordres. De l'institution de la République jusqu'aux guerres puniques, la plèbe et le patriciat luttent pour gouverner la Ville, et il y eut plusieurs sécessions de la plèbe, qui n'avait aucun droit au début.
  18. ^ Agrippa Menenius Lanatus est un patricien romain des débuts de la République romaine, père de Titus Menenius Agrippae Lanatus (consul en 477 av. J.-C.). Il faut préciser que comme la plus grande partie des hommes et des institutions de cette époque romaine, la réalité de son existence historique et de ses actions nous échappent, nos sources lacunaires présentant par ailleurs des récits et des traditions considérablement réécrits et déformés. Il est élu consul en 503 av. J.-C., année durant laquelle il triomphe des Sabins. En 494 av. J.-C., il est envoyé par le sénat sur le mont Sacré (ou sur le mont Aventin) où s'est réfugiée la plèbe lors d'une insurrection, accablée de dettes. Ayant le devoir de réaliser la concordance entre patriciens et plébéiens, il emploie le fameux apologue : Les membres et l'estomac grâce auquel il tente de démontrer que la cité ne peut exister sans la plèbe, mais que, parallèlement la plèbe ne peut vivre sans la cité, selon les termes suivants, d'après Aurelius Victor : « Un jour [...] les membres du corps humain, voyant que l'estomac restait oisif, séparèrent leur cause de la sienne, et lui refusèrent leur office. Mais cette conspiration les fit bientôt tomber eux-mêmes en langueur ; ils comprirent alors que l'estomac distribuait à chacun d'eux la nourriture qu'il avait reçue, et rentrèrent en grâce avec lui. Ainsi le sénat et le peuple, qui sont comme un seul corps, périssent par la désunion, et vivent pleins de force par la concorde ». On ignore si Agrippa a réellement eu un impact quant au retour des plébéiens dans la cité, mais il est resté célèbre pour son apologue, plus tard repris par La Fontaine. Mais selon la légende, cet apologue apaisa les esprits, car suite à cet événement, on institua par la Lex Sacrata les tribuns de la plèbe pour défendre les intérêts du peuple et pour qu'ils soient des ambassadeurs entre le sénat et le peuple. L'année suivante, en 493 av. J.-C., Agrippa Menenius meurt si pauvre que le peuple lui paie ses funérailles, au nom de l'homme qui a ramené la plèbe dans Rome et a été le lien entre le Sénat romain et le peuple.
  19. ^ Les Vénètes, selon la terminologie adoptée au xixe siècle par Amédée Thierry, font partie des peuples Kimris et plus précisément des Gallo-Kimris. Ils faisaient partie de la Confédération armoricaine.
  20. ^ Cité antique fortifiée du Latium, Albe-la-Longue (Alba Longa) est l'une des plus anciennes cités d'Italie. Elle est située à 20 km au sud-est de Rome à l'emplacement de l'actuel Castel Gandolfo.
  21. ^ Les Étrusques (du latin « Etrusci ») sont un peuple qui vivait depuis l'âge du fer en Étrurie, territoire correspondant à peu près à l'actuelle Toscane et au nord du Latium, soit le centre de la péninsule italienne, jusqu'à leur assimilation définitive comme citoyens de la République romaine, au ier siècle av. J.-C., après le vote de la Lex Iulia (-90) pendant la guerre sociale. Les Romains les appelaient « Etrusci » ou « Tusci » et les Grecs les nommaient « Τυρρήνιοι » (Tyrrhēnioi, c’est-à-dire Tyrrhéniens, nom qui a été donné à la mer des côtes occidentales de l'Italie), mais ils s'appelaient eux-mêmes « Rasna » (forme syncopée de « Rasenna »).
  22. ^ Inama-Sternegg, Deutsche Wirtshaft-Geschichte, I, Leipzig, 1879, p. 59.
  23. ^ Westermarck, History of Human Marriage, London, 1891, p. 368.
  24. ^ Dans certaines tribus de chasseurs du Nord de l'Asie, il est sévèrement interdit aux femmes de toucher aux armes ou de traverser une piste (Ratzel, I., p. 650).
  25. ^ Les Dinka sont un peuple du Soudan du Sud, vivant dans les régions de Bahr al-Ghazal (bassin du Nil), Jonglei, ainsi que le sud du Kordofan au Soudan et du Nil Supérieur. Eux même se désignent comme Jieng (dans le Nil Supérieur) et muonyjang (dans le Bahr el Ghazal), termes voulant dire « hommes ». Le nom de Dinka leur aurait été attribués par les explorateurs européens.
  26. ^ Les Nuer (ou Nouers ou Naath) sont l'un des grands peuples du Soudan du Sud et vivent dans l'Ouest de l'Éthiopie aussi. Ils habitent des régions du Nil. Les Nuer sont victimes de persécutions par le gouvernement soudanais, pendant la guerre des années 1990 notamment, mais aussi des rebelles du Soudan du Sud car de nombreuses milices nuers travaillaient pour Khartoum. L'accord de cessez-le-feu de 2004 est censé mettre un terme aux hostilités.
  27. ^ Cf. Ratzel, l, ch. I, p. 81.
  28. ^ Id. 1, ch. I, p. 156.
  29. ^ Id. 1, ch. I, p. 259-260.
  30. ^ Id. 1, ch. II, p. 431.
  31. ^ D'après Ratzel, II, p. 396, la rigidité du régime de castes dans l'Inde ne serait pas si inflexible que le veut la légende. La corporation semble envahir les castes aussi souvent que les castes la corporation.
  32. ^ L'impulsion.
  33. ^ La Chine mériterait d'ailleurs une étude plus détaillée, car sous nombre de rapports elle s'est déjà beaucoup plus rapprochée de la Fédération libre que ne l'ont fait les peuples de l’Europe occidentale. Elle a surmonté l'Etat féodal beaucoup plus complètement que nous ne l'avons fait, et a rendu de bonne heure inoffensive la grande propriété foncière, si bien que son la bâtard, le capitalisme, est à peine parvenu à se constituer. La Chine a également poussé très loin le problème de la production et de la distribution coopératives. La place me manque pour examiner ici en détail cette évolution, étrange pour nous, d’un Etat Féodal.

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