George Orwell:1984 - Deuxième Partie - Chapitre II

De Librairal
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George Orwell:1984 - Deuxième Partie - Chapitre II


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Chapitre II
1984
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Auteur : George Orwell
Genre
roman
Année de parution
1948
De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d'en face. Big Brother vous regarde, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston... Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C'était une patrouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n'avaient pas d'importance. Seule comptait la Police de la Pensée.
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Winston retrouva son chemin le long du sentier, à travers des taches d’ombre et de lumière. Là où les buissons s’écartaient, il marchait d’un pas allongé dans des flaques d’or. À sa gauche, sous les arbres, le sol était couvert d’un voile de jacinthes. On sentait sur la peau la caresse de l’air. C’était le deux mai. De quelque part, au fond du bois épais, venait le roucoulement des ramiers.

Il était un peu en avance. Il n’y avait pas eu de difficulté pour le voyage et la fille était si évidemment expérimentée qu’il était moins effrayé qu’il eût dû l’être normalement. On pouvait probablement se fier à elle pour trouver un endroit sûr. On ne pouvait en général présumer que l’on se trouvait plus en sécurité à la campagne qu’à Londres. Il n’y avait naturellement pas de télécrans. Mais il y avait toujours le danger de microphones cachés par lesquels la voix peut être enregistrée et reconnue. Il n’était pas facile, en outre, de voyager seul sans attirer l’attention. Pour des distances inférieures à une centaine de kilomètres, il n’était pas nécessaire de faire viser son passeport, mais il y avait parfois des patrouilles qui rôdaient du côté des gares, examinaient les papiers de tous les membres du Parti qu’elles rencontraient, et posaient des questions embarrassantes. Cependant, aucune patrouille n’était apparue et, sorti de la gare, il s’était assuré en chemin, par de prudents regards jetés en arrière, qu’il n’était pas suivi.

Le train était bondé de prolétaires mis en humeur de vacances par la douceur du temps. La voiture aux sièges de bois dans laquelle il voyagea était plus que remplie par une seule énorme famille qui allait d’une arrière-grand-mère édentée à un bébé d’un mois. Elle allait passer l’après-midi à la campagne, chez des beaux-parents, et essayer d’obtenir, ainsi qu’on l’expliqua ouvertement à Winston, un peu de beurre au marché noir.

Le sentier s’élargit et, en une minute, il arriva au chemin qu’elle lui avait indiqué, simple route à bestiaux, qui plongeait entre les buissons. Il n’avait pas de montre, mais il ne pouvait déjà être trois heures. Les jacinthes étaient si nombreuses qu’il était impossible de ne pas les fouler au pied. Il s’agenouilla et se mit à en cueillir quelques-unes, en partie pour passer le temps, en partie avec l’idée qu’il aimerait avoir une gerbe de fleurs à offrir à la fille quand ils se rencontreraient.

Il avait cueilli un gros bouquet et respirait leur étrange parfum légèrement fade quand un bruit derrière lui le glaça. C’était, à n’en pas douter, le craquement du bois sec sous un pied. Il continua à cueillir des jacinthes. C’est ce qu’il avait de mieux à faire. Ce pouvait être la fille. Il se pouvait aussi qu’il eût été suivi. Regarder autour de lui c’était prendre une attitude coupable. Il cueillit une fleur, puis une autre. Une main s’appuya légèrement sur son épaule.

Il leva les yeux. C’était la fille. Elle secoua la tête, lui enjoignant ainsi de rester silencieux, puis écarta les branches et le précéda sur le chemin étroit de la forêt. Visiblement, elle était déjà venue là, car elle évitait les fondrières comme si elle en avait l’habitude.

Winston suivit, le bouquet de fleurs serré dans la main. Sa première impression fut une impression de soulagement, mais tandis qu’il regardait le corps mince et vigoureux qui se déplaçait devant lui, la ceinture écarlate juste assez serrée pour faire ressortir la courbe des hanches, le sens de sa propre infériorité lui pesa lourdement. Même à ce moment, il lui semblait qu’elle pourrait après tout reculer lorsqu’elle se retournerait et le regarderait. La douceur de l’air et le vert des feuilles le décourageaient. Déjà, sur le chemin qui partait de la gare, il s’était senti sale et rabougri, sous le soleil de mai. Il avait l’impression d’être une créature d’appartement avec, dans les pores, la poussière fuligineuse et la suie de Londres.

Il pensa que, jusqu’alors, elle ne l’avait probablement jamais vu au-dehors, en plein jour. Ils arrivèrent à l’arbre tombé dont elle avait parlé. La fille l’enjamba et écarta les buissons entre lesquels il ne semblait pas y avoir de passage. Quand Winston la rejoignit, il vit qu’ils se trouvaient dans une clairière naturelle, un petit monticule herbeux entouré de jeunes arbres de haute taille qui l’isolaient complètement. La fille s’arrêta et se retourna.

– Nous y sommes, dit-elle.

Il était en face d’elle, à plusieurs pas de distance. Il n’avait pas encore osé se rapprocher d’elle.

– Je ne voulais rien dire dans le sentier, continua-t-elle, pour le cas où il y aurait eu un micro caché. Je ne pense pas qu’il y en ait, mais il aurait pu y en avoir. On peut toujours craindre que l’un de ces cochons reconnaisse votre voix. Mais ici, nous sommes en sécurité.

Il n’avait toujours pas le courage de l’approcher. Il répéta stupidement :

– Nous sommes en sécurité ici ?

– Oui. Voyez les arbres.

C’étaient de petits sorbiers qui avaient été abattus, puis avaient repoussé et envoyé une forêt de tiges dont aucune n’étaient plus grosse qu’un poignet.

– Il n’y a rien d’assez épais pour cacher un micro. En outre, je suis déjà venue ici.

Ils faisaient semblant de converser. Il s’était décidé à se rapprocher d’elle. Elle se tenait devant lui, très droite, avec sur les lèvres un sourire un peu ironique, comme si elle se demandait pourquoi il était si lent à agir. Les jacinthes étaient tombées sur le sol. Elles semblaient être tombées de leur propre volonté. Il lui prit la main.

– Le croiriez-vous ? dit-il, jusqu’à présent, je ne savais pas de quelle couleur étaient vos yeux.

Il remarqua qu’ils étaient bruns, d’un brun plutôt clair et que les cils étaient noirs.

– Maintenant que vous avez vu ce que je suis réellement, pouvez-vous encore supporter de me regarder ?

– Oui. Facilement.

– J’ai trente-neuf ans. J’ai une femme d’avec laquelle je ne puis divorcer. J’ai des varices. J’ai cinq fausses dents.

– Cela ne pourrait pas m’être plus égal, dit-elle.

La minute d’après, il serait difficile de dire lequel en avait pris l’initiative, elle était dans ses bras. Il n’éprouva tout d’abord qu’une impression de complète incrédulité. Le jeune corps était pressé contre le sien, la masse des cheveux noirs était contre son visage et, oui ! elle relevait la tête et il embrassait la large bouche rouge. Elle lui avait entouré le cou de ses bras et l’appelait chéri, amour, bien-aimé. Il l’étendit sur le sol. Elle ne résistait aucunement et il aurait pu faire d’elle ce qu’il voulait. Mais la vérité est qu’il n’éprouvait aucune sensation, sauf celle de simple contact. Tout ce qu’il ressentait, c’était de l’incrédulité et de la fierté. Il était heureux de ce qui se passait, mais n’avait aucun désir physique. C’était trop tôt. Sa jeunesse et sa beauté l’avaient effrayé, ou bien il était trop habitué à vivre sans femme. Il ne savait pas pourquoi il restait froid.

La fille se releva et détacha une jacinthe de ses cheveux. Elle s’assit contre lui, lui entoura la taille de son bras.

– Ne t’inquiète pas, chéri. Nous ne sommes pas pressés. Nous avons tout l’après-midi. Est-ce que ce n’est pas une splendide cachette ? Je l’ai trouvée un jour que je me suis égarée au cours d’une randonnée. S’il venait quelqu’un, on pourrait l’entendre d’une distance de cent mètres...

– Comment vous appelez-vous, demanda Winston.

– Julia. Je connais votre nom. C’est Winston. Winston Smith.

– Comment l’avez-vous appris ?

– Je crois, chéri, que j’ai plus d’adresse que vous pour découvrir les choses. Dites-moi, qu’avez-vous pensé de moi avant le jour où je vous ai remis mon bout de billet ?

Il ne fut nullement tenté de lui mentir. Commencer par avouer le pire était même une sorte d’holocauste à l’amour.

– Je détestais vous voir, répondit-il. J’aurais voulu vous enlever et vous tuer. Il y a deux semaines, j’ai sérieusement songé à vous écraser la tête sous un pavé. Si vous voulez réellement savoir, j’imaginais que vous aviez quelque chose à voir avec la Police de la Pensée.

La fille rit joyeusement. Elle prenait évidemment cette déclaration pour un tribut à la perfection de son déguisement.

– La Police de la Pensée ? Vous n’avez pas réellement pensé cela ?

– Eh bien, peut-être pas exactement. Mais, à cause de votre apparence générale, simplement parce que vous êtes jeune, fraîche et saine, vous comprenez, je pensais que, probablement...

– Vous pensiez que j’étais un membre loyal du Parti, pure en paroles, et en actes. Bannières, processions, slogans, jeux, sorties collectives... toute la marmelade. Et vous pensiez que si j’avais le quart d’une occasion, je vous dénoncerais comme criminel par la pensée et vous ferais tuer ?

– Oui, quelque chose comme cela. Un grand nombre de jeunes filles sont ainsi, vous savez.

– C’est cette maudite ceinture qui en est cause, dit-elle en arrachant de sa taille la ceinture rouge de la Ligue Anti-Sexe des Juniors et en la lançant sur une branche.

Puis, comme si de toucher sa ceinture lui avait rappelé quelque chose, elle fouilla la poche de sa blouse et en tira une petite tablette de chocolat. Elle la cassa en deux et en donna une part à Winston. Avant même qu’il l’eût prise, le parfum lui avait indiqué qu’il ne s’agissait pas de chocolat ordinaire. Celui-ci était sombre et brillant, enveloppé de papier d’étain. Le chocolat était normalement une substance friable d’un brun terne qui avait, autant qu’on pouvait le décrire, le goût de la fumée d’un feu de détritus. Mais il était arrivé à Winston, il ne savait quand, de goûter à du chocolat semblable à celui que Julia venait de lui donner. La première bouffée du parfum de ce chocolat avait éveillé en lui un souvenir qu’il ne pouvait fixer, mais qui était puissant et troublant.

– Où avez-vous eu cela ? demanda-t-il.

– Marché noir, répondit-elle avec indifférence. À voir les choses, je suis bien cette sorte de fille. Je suis bonne aux jeux. Aux Espions, j’étais chef de groupe. Trois soirs par semaine, je fais du travail supplémentaire pour la Ligue Anti-Sexe des Juniors. J’ai passé des heures et des heures à afficher leurs saloperies dans tout Londres. Dans les processions, je porte toujours un coin de bannière. Je parais toujours de bonne humeur et je n’esquive jamais une corvée. Il faut toujours hurler avec les loups, voilà ce que je pense. C’est la seule manière d’être en sécurité.

Le premier fragment de chocolat avait fondu sur la langue de Winston. Il avait un goût délicieux. Mais il y avait toujours ce souvenir qui tournait aux limites de sa conscience, quelque chose ressenti fortement, mais irréductible à une forme définie, comme un objet vu du coin de l’œil. Il l’écarta, conscient seulement qu’il s’agissait du souvenir d’un acte qu’il aurait aimé annuler, mais qu’il ne pouvait annuler.

– Vous êtes très jeune, dit-il. Vous avez dix ou quinze ans de moins que moi. Que pouvez-vous trouver de séduisant dans un homme comme moi ?

– C’est quelque chose dans votre visage. J’ai pensé que je pouvais courir ma chance. Je suis habile à dépister les gens qui n’en sont pas. Dès que je vous ai vu, j’ai su que vous étiez contre lui.

Lui, apparemment, désignait le Parti, et surtout le Parti intérieur dont elle parlait ouvertement avec une haine ironique qui mettait Winston mal à l’aise, bien qu’il sût que s’il y avait un lieu où ils pouvaient être en sécurité, c’était celui où ils se trouvaient. Quelque chose l’étonnait en elle. C’était la grossièreté de son langage. Les membres du Parti étaient censés ne pas jurer et Winston lui-même jurait rarement, en tout cas pas tout haut. Julia, elle, semblait incapable de parler du Parti, spécialement du Parti intérieur, sans employer le genre de mots que l’on voit écrits à la craie dans les ruelles suintantes. Il ne détestait pas cela. Ce n’était qu’un symptôme de sa révolte contre le Parti et ses procédés. Cela semblait en quelque sorte naturel et sain, comme l’éternuement d’un cheval à l’odeur d’un foin mauvais.

Ils avaient laissé la clairière et erraient à travers des taches d’ombre et de lumière. Ils mettaient chacun le bras autour de la taille de l’autre dès qu’il y avait assez de place pour marcher deux de front. Il remarqua combien sa taille paraissait plus souple maintenant qu’elle avait enlevé la ceinture. Leurs voix ne s’élevaient pas au-dessus du chuchotement. Hors de la clairière, avait dit Julia, il valait mieux y aller doucement. Ils atteignirent la limite du petit bois. Elle l’arrêta.

– Ne sortez pas à découvert. Il pourrait y avoir quelqu’un qui surveille. Nous sommes en sécurité si nous restons derrière les branches.

Ils étaient debout à l’ombre d’un buisson de noisetiers. Ils sentaient sur leurs visages les rayons encore chauds du soleil qui s’infiltraient à travers d’innombrables feuilles. Winston regarda le champ qui s’étendait plus loin et reçut un choc étrange et lent. Il le reconnaissait. Il l’avait déjà vu. C’était un ancien pâturage tondu de près où s’élevaient çà et là des taupinières et que traversait un sentier sinueux. Dans la haie inégale qui était en face, les branches des ormeaux se balançaient imperceptiblement dans la brise, et leurs feuilles se déplaçaient faiblement, en masses denses comme une chevelure de femme. Quelque part tout près, sûrement, mais caché à la vue, il devait y avoir un ruisseau formant des étangs verts où nageaient des poissons d’or ?

– N’y a-t-il pas un ruisseau quelque part près d’ici ? chuchota-t-il.

– C’est vrai. Il y a un ruisseau. Il est exactement au bord du champ voisin. Il y a des poissons, dedans. De grands, de gros poissons. On peut les voir flotter. Ils font marcher leur queue dans les étangs qui sont sous les saules.

– C’est presque le Pays Doré, murmura-t-il.

– Le Pays Doré ?

– Ce n’est rien. Ce n’est rien. Un paysage que j’ai parfois vu en rêve.

– Regardez, chuchota Julia.

Une grive s’était posée sur une branche à moins de cinq mètres, presque au niveau de leurs visages. Peut-être ne les avait-elle pas vus. Elle était au soleil, eux à l’ombre. Elle ouvrit les ailes, les replia ensuite soigneusement, baissa la tête un moment comme pour rendre hommage au soleil, puis se mit à déverser un flot d’harmonie. Dans le silence de l’après-midi, l’ampleur de la voix était surprenante. Winston et Julia s’accrochèrent l’un à l’autre, fascinés. La musique continuait, encore et encore, minute après minute, avec des variations étonnantes qui ne se répétaient jamais, comme si l’oiseau, délibérément, voulait montrer sa virtuosité. Parfois il s’arrêtait quelques secondes, ouvrait les ailes et les refermait, gonflait son jabot tacheté et, de nouveau, faisait éclater son chant.

Winston le regardait avec un vague respect. Pour qui, pour quoi cet oiseau chantait-il ? Aucun compagnon, aucun rival ne le regardait. Qu’est-ce qui le poussait à se poser au bord d’un bois solitaire et à verser sa musique dans le néant ?

Il se demanda si, après tout, il n’y aurait pas un microphone caché quelque part à côté. Julia et lui n’avaient parlé qu’en chuchotant. Il n’enregistrerait pas ce qu’ils avaient dit, mais il enregistrerait le chant de la grive. À l’autre extrémité de l’instrument, peut-être quelque petit homme scarabée écoutait intensément, écoutait cela.

Mais le flot de musique balaya par degrés de son esprit toute préoccupation. C’était comme une substance liquide qui se déversait sur lui et se mêlait à la lumière du soleil filtrant à travers les feuilles. Il cessa de penser et se contenta de sentir. La taille de la fille était douce et chaude au creux de son bras. Il la tourna vers lui et ils se trouvèrent poitrine contre poitrine. Le corps de Julia semblait se fondre dans le sien. Il fléchissait partout comme de l’eau sous les mains. Leurs bouches s’attachèrent l’une à l’autre. C’était tout à fait différent des durs baisers qu’ils avaient échangés plus tôt. Quand ils séparèrent leurs bouches, tous deux soupirèrent profondément. L’oiseau prit peur et s’envola dans un claquement d’ailes.

Winston approcha ses lèvres de l’oreille de Julia.

– Maintenant, chuchota-t-il.

– Pas ici, répondit-elle en chuchotant aussi. Venez sous le couvert. C’est plus sûr.

Ils se faufilèrent rapidement jusqu’à la clairière en faisant parfois craquer des branches mortes. Quand ils furent à l’intérieur de l’anneau de jeunes arbres, elle se retourna et le regarda. Leur respiration à tous deux était précipitée, mais au coin de la bouche de Julia, le sourire était revenu. Elle le regarda un instant puis chercha la fermeture-Éclair de sa combinaison.

Ensuite, oui ! ce fut presque comme dans le rêve de Winston. D’un geste presque aussi rapide qu’il l’avait imaginé, elle avait arraché ses vêtements et quand elle les jeta de côté, ce fut avec le même geste magnifique qui semblait anéantir toute une civilisation. Son corps blanc étincelait au soleil, mais, durant un instant, il ne regarda pas son corps. Ses yeux étaient retenus par le visage couvert de taches de rousseur et par le demi-sourire hardi. Il s’agenouilla devant elle et prit ses mains dans les siennes.

– As-tu déjà fait cela ?

– Naturellement. Des centaines de fois... Allons ! Des vingtaines de fois, de toute façon.

– Avec des membres du Parti ?

– Oui. Toujours avec des membres du Parti.

– Avec des membres du Parti intérieur ?

– Pas avec ces cochons, non. Mais il y en a des tas qui voudraient, s’ils avaient le quart d’une chance. Ils ne sont pas les petits saints qu’ils veulent se faire croire !

Le cœur de Winston bondit. Elle l’avait fait des vingtaines de fois. Il aurait voulu que ce fût des centaines, des milliers de fois. Tout ce qui laissait entrevoir une corruption l’emplissait toujours d’un espoir fou. Qui sait ? Peut-être le Parti était-il pourri en dessous ? Peut-être son culte de l’abnégation et de l’énergie n’était-il simplement qu’une comédie destinée à cacher son iniquité, Si Winston avait pu leur donner à tous la lèpre ou la syphilis, comme il l’aurait fait de bon cœur ! N’importe quoi qui pût pourrir, affaiblir, miner. Il l’attira vers le sol et ils se trouvèrent à genoux, face à face.

– Écoute. Plus tu as eu d’hommes, plus je t’aime. Comprends-tu cela ?

– Oui. Parfaitement.

– Je hais la pureté. Je hais la bonté. Je ne voudrais d’aucune vertu nulle part. Je voudrais que tous soient corrompus jusqu’à la moelle. Aimes-tu l’amour ? Je ne veux pas parler simplement de moi, je veux dire l’acte lui-même.

– J’adore cela.

C’était par-dessus tout ce qu’il désirait entendre. Pas simplement l’amour qui s’adresse à une seule personne, mais l’instinct animal, le désir simple et indifférencié. Là était la force qui mettrait le Parti en pièces. Il la pressa sur l’herbe, parmi les jacinthes tombées. Cette fois, il n’y eut aucune difficulté. Le souffle qui gonflait et abaissait leurs poitrines ralentit son rythme et reprit sa cadence normale. Ils se séparèrent dans une sorte d’agréable impuissance. Le soleil semblait être devenu plus chaud. Ils avaient tous deux sommeil. Il chercha la combinaison mise de côté et l’étendit en partie sur elle. Et presque immédiatement ils s’endormirent. Ils dormirent environ une demi-heure.

Winston se réveilla le premier. Il s’assit et regarda le visage couvert de taches, encore calmement endormi, qu’elle avait appuyé sur la paume de sa main. La bouche mise à part, on ne pouvait dire qu’elle fût belle. On voyait une ou deux rides autour des yeux quand on la regardait de près. Les courts cheveux noirs étaient extraordinairement épais et doux. Il pensa qu’il ne savait encore ni son nom, ni son adresse.

Le corps jeune et vigoureux, maintenant abandonné dans le sommeil, éveilla en lui un sentiment de pitié protectrice. Mais la tendresse irréfléchie qu’il avait ressentie pour elle sous le noisetier pendant que la grive chantait n’était pas tout à fait revenue. Il repoussa la combinaison et étudia le flanc doux et blanc. Dans les jours d’antan, pensa-t-il, un homme regardait le corps d’une fille, voyait qu’il était désirable, et l’histoire finissait là. Mais on ne pouvait aujourd’hui avoir d’amour ou de plaisir pur. Aucune émotion n’était pure car elle était mêlée de peur et de haine. Leur embrassement avait été une bataille, leur jouissance une victoire. C’était un coup porté au Parti. C’était un acte politique.