Ludwig von Mises:Le Socialisme - chapitre 5

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Ludwig von Mises:Le Socialisme - chapitre 5
Le Socialisme
Étude économique et sociologique


Anonyme


Section I — L'État socialiste isolé
Chapitre premier — Nature de l'économie

Deuxième partie : l'économie de la communauté socialiste

Section I — L'État socialiste isolé

Chapitre premier — Nature de l'économie

1. Contribution à la critique du concept d'Économie

La théorie de l'économie politique est partie des considérations sur les prix exprimés en argent des biens économiques et des services. Le fond le plus ancien en est constitué par les recherches sur la nature de la monnaie, étendues ensuite aux variations des prix. L'argent, les prix exprimés en argent et tout ce qui a un rapport quelconque avec les calculs en argent, tels sont les sujets des problèmes que la science aborde en premier lieu. Les premiers essais de recherches économiques qui étaient contenus dans les travaux sur l'économie domestique et sur l'organisation de la production — en particulier de la production agricole — n'avaient pas été développés dans le sens de la connaissance des phénomènes sociaux. Ils servirent seulement de point de départ à la technologie et à certaines sciences de la nature. Ce n'était pas là le fait du hasard. L'esprit humain devait nécessairement passer par la rationalisation qui est incluse dans le calcul économique fondé sur l'usage de la monnaie, pour parvenir à concevoir et à étudier les règles permettant d'adapter ses actions aux lois naturelles.

L'ancienne économie politique ne s'était pas encore demandé ce qu'est exactement l'économie et l'activité économique. Elle avait trop à faire avec les grandes tâches que lui offraient les problèmes particuliers pour pouvoir songer à des recherches méthodologiques. On ne chercha que tardivement à se rendre compte des méthodes et des buts derniers de l'économie politique et de la place qu'elle doit occuper dans le système des sciences. La seule définition de son objet constituait un premier obstacle qu'on ne réussit pas à surmonter. Toutes les recherches théoriques, aussi bien celles des classiques que celles de l'école moderne, partent du principe d'économie. Mais il fallût bientôt reconnaître qu'en procédant ainsi il est impossible d'arriver à une définition rigoureuse de l'objet propre de l'économie, étant donné que le principe d'économie est un principe général qui s'applique à toute l'action rationnelle et non un principe spécifique s'appliquant seulement à l'action qui fait l'objet de l'économie politique [1]. Toute action rationnelle, et par suite susceptible d'être étudiée par la science relève de ce principe. Aussi apparut-il tout à fait insuffisant lorsqu'il s'est agi de distinguer ce qui est spécifiquement économique, au sens traditionnel du mot, de ce qui ne l'est pas [2].

D'autre part il n'était pas davantage possible de délimiter l'action rationnelle d'après le but immédiat qu'elle se propose et de ne considérer comme objet de l'économie politique que l'action visant à pourvoir les hommes de biens matériels. Une telle conception est condamnée d'avance par le fait qu'en dernière analyse la fourniture de biens matériels ne sert pas seulement aux fins que l'on qualifie ordinairement d'économiques, mais en même temps, et bien davantage, à d'autres fins. Une telle distinction entre les motifs de l'action rationnelle implique un dualisme de l'action — action ayant des mobiles d'ordre économique et action ayant des mobiles d'un autre ordre —, dualisme qui est absolument incompatible avec l'unité nécessaire de la volonté et de l'action. Une théorie de l'action rationnelle doit permettre de comprendre cette action dans son unité.

2. L'action rationnelle

L'activité rationnelle, et par suite la seule susceptible d'une étude rationnelle, ne connaît qu'un seul but : le plaisir le plus parfait de l'individu agissant, qui veut atteindre le plaisir et éviter la peine. Ceux qui veulent partir en guerre contre cette conception en sortant les phrases habituelles contre l'eudémonisme et l'utilitarisme feront bien de se reporter aux ouvrages de Stuart Mill [3] et de Feuerbach [4]. Ces auteurs montrent les méprises auxquelles cette doctrine a donné lieu et ils apportent la preuve irréfutable que l'on ne peut songer à motiver autrement une activité humaine raisonnable. Là-dessus inutile de perdre son temps. Ceux qui ne savent pas encore ce que l'éthique entend par plaisir et par peine, bonheur et utilité, ceux qui opposent encore au "vulgaire" hédonisme la "sublime" éthique du devoir, ceux-là ne se laisseront jamais convaincre, pour la bonne raison qu'ils ne veulent pas être convaincus.

D'une manière générale l'homme n'agit que parce qu'il n'est pas pleinement satisfait. S'il jouissait constamment d'un bonheur parfait il n'aurait ni désir, ni volonté, il n'agirait pas. Dans le pays de Cocagne il n'y a aucune activité. Un homme qui agit est un homme à qui il manque quelque chose, un homme non satisfait. L'action a toujours pour but de supprimer un état de malaise dont on est conscient, d'obvier à un manque, de satisfaire et d'accroître le sentiment du bonheur. Si l'homme agissant avait à sa disposition toutes les sources extérieures de richesse en telle abondance qu'il pût par son activité atteindre à la satisfaction complète, il userait de ces ressources avec la plus parfaite insouciance. Il s'agirait seulement pour lui d'employer son activité personnelle, l'effort de ses propres forces, sa vie qui passe — toutes choses bien limitées au prix de ses nombreux besoins — pour atteindre au succès le plus grand et le meilleur possible. Il serait économe, non des biens matériels, mais de son travail et de son temps. Mais comme les biens matériels sont modiques en comparaison des besoins, il faut les employer d'abord pour les besoins les plus pressants et n'en consommer qu'un strict minimum pour chacun des résultats à atteindre.

Les terrains de l'action rationnelle et de l'économie ne font qu'un. Toute activité rationnelle est économie et toute économie est activité rationnelle. Par contre la pensée théorique ne ressortit pas à l'économie. La pensée, qui cherche à concevoir et à comprendre le monde, ne porte pas en elle-même sa valeur (la science moderne ne connaît plus de valeur intrinsèque). Sa valeur lui vient de la satisfaction spontanée qu'elle procure au penseur et à ceux qui, après lui, repensent ses pensées. L'économie n'est pas plus une exigence du cerveau que des yeux ou du palais. Que telle ou telle chose soit plus ou moins agréable au palais n'a absolument rien à voir avec l'économie, qui n'influence en rien la sensation de plaisir. C'est seulement lorsque cette sensation sort du cadre théorique de la connaissance pour entrer dans celui de l'action, c'est seulement lorsqu'il s'agit de se procurer quelque chose de savoureux, qu'on a affaire à un fait économique. Il importe alors, premièrement, de n'employer pour se procurer cette jouissance rien qui soit soustrait à des besoins plus pressants. Deuxièmement, ce que l'on consacré, selon son importance, à l'obtention de cet objet savoureux doit être utilisé entièrement, pour que rien n'en soit perdu, parce que autrement la satisfaction d'autres besoins, même secondaires, en souffrirait. Il en est de même de la pensée. Les exigences de la justesse logique et de la vérité sont indépendantes de l'économie. L'action de penser prouve un sentiment de plaisir, celui que dégagent la vérité et la justesse, et non l'esprit d'économie dans les moyens employés. Une définition, par exemple, ne doit pas contenir plus qu'il n'est nécessaire. Cela n'est pas un besoin de l'économie mais de la justesse logique. Si elle contenait plus qu'il ne faut, elle serait fausse, et devrait donc provoquer non le plaisir mais le déplaisir. Exiger la précision nette des concepts n'est pas de nature économique mais de nature spécifiquement logique. Même lorsque la pensée cesse d'être théorique pour devenir la pensée préparatoire à l'action, le besoin n'est pas économie de la chose pensée, mais économie de l'action à laquelle on pense, ce qui est tout autre chose [5].

Toute action rationnelle est d'abord individuelle. C'est l'individu seul qui pense, c'est l'individu seul qui est raisonnable. Et c'est l'individu seul qui agit. Nous montrerons plus loin comment la société est née de l'action des individus.

3. Le calcul économique

Toute action humaine apparaît, pour autant qu'elle est rationnelle, comme l'échange d'un certain état contre un autre. Les objets qui sont à la disposition de l'action, — les biens économiques, le travail de l'individu et le temps, — sont employés de la manière qui, étant donné les circonstances, garantit le maximum de bien-être. On renonce à satisfaire des besoins moins pressants pour satisfaire des besoins plus pressants. C'est à cela que se ramène l'économie. L'économie est l'exécution d'opérations d'échanges [6].

Tout homme qui, participant à la vie économique, fait un choix entre la satisfaction de deux besoins, dont un seul peut-être satisfait, émet par là même des jugements de valeur. Les jugements de valeur ne s'appliquent d'abord et directement qu'à la satisfaction des besoins eux-mêmes. De la satisfaction des besoins ils réagissent ensuite sur les jugements relatifs aux biens de premier ordre et aux biens d'ordre supérieur [7]. En règle générale l'homme en possession de ses sens est naturellement capable d'estimer tout de suite la valeur des biens de premier ordre. Dans des cas simples, il arrive sans peine à se faire une opinion sur l'importance qu'ont pour lui les biens d'ordre supérieur. Mais lorsque les choses deviennent plus complexes et les connexions plus difficiles à dégager il devient nécessaire de recourir à des considérations plus subtiles pour apprécier exactement la valeur des moyens de production — au point de vue, cela s'entend, du sujet qui juge et non pas sous la forme de jugement objectif ayant une valeur universelle. Il peut n'être pas difficile pour l'agriculteur indépendant de choisir entre développer l'élevage de son bétail ou consacrer une part plus grande de son activité à la chasse. Les procédés de production à employer sont encore, à ce stade, de durée relativement courte et il est aisé d'évaluer l'effort à faire et le rendement que l'on peut obtenir.

Mais il en va tout autrement lorsqu'il s'agit par exemple de choisir entre l'équipement électrique d'un cours d'eau d'une part, et d'autre part, le développement d'une exploitation minière et la construction d'installations destinées à tirer le meilleur parti de l'énergie enfermée dans le charbon. Ici les processus de production sont tellement nombreux, chacun d'eux exige tant de temps, les conditions du succès sont si diverses qu'il est absolument impossible de se décider d'après des évaluations vagues et qu'il faut recourir à des calculs plus précis pour se faire une opinion sur l'économie de l'entreprise.

On ne peut compter qu'au moyen d'unités, mais il ne peut pas exister d'unité pour mesurer la valeur d'usage subjective des biens. L'utilité marginale ne constitue pas une unité de valeur, étant donné que la valeur de deux unités prélevées sur un stock donné n'est pas deux fois plus grande que celle d'une seule unité mais doit être nécessairement plus grande ou plus petite. Le jugement de valeur ne mesure pas, il différencie, il établit une gradation [8]. Même dans une exploitation isolée il n'est donc pas possible, lorsque le jugement de valeur ne s'impose pas avec une évidence immédiate et qu'il devient nécessaire d'étayer son jugement sur un calcul plus ou moins précis, de se contenter d'opérer avec la seule valeur d'usage subjective ; il devient nécessaire d'établir entre les biens des rapports de substitution pouvant servir de base au calcul. Il n'est donc alors plus possible en général de ramener tout à une unité unique. Mais l'intéressé pourra réussir à mener à bien son calcul dès qu'il sera parvenu à ramener tous les éléments qu'il doit y intégrer à des biens économiques tels qu'ils puissent faire l'objet d'un jugement de valeur d'évidence immédiate, c'est-à-dire à des biens de premier ordre et à la peine qu'exige le travail. Il va de soi que la chose n'est possible que lorsque les rapports envisagés sont encore très simples. Dès que les processus de production se font plus complexes et plus longs la méthode devient insuffisante.

Dans l'économie d'échange la valeur d'échange objective des biens fait son apparition comme unité du calcul économique. Il en résulte un triple avantage : d'une part il devient possible de baser le calcul sur l'appréciation de tous les participants aux échanges. La valeur subjective d'usage de tel ou tel objet pour un homme déterminé est un phénomène purement individuel et n'est pas, en tant que telle, immédiatement comparable à la valeur subjective d'usage que ce même objet présente pour d'autres hommes. Elle ne le devient que sous la forme de valeur d'échange résultant de la confrontation des appréciations subjectives de tous les hommes participant à l'économie commerciale. Un contrôle sur l'utilisation adéquate des biens ne devient possible que par le calcul basé sur la valeur d'échange. Celui qui veut apprécier un processus complexe de production remarque immédiatement s'il est ou non plus économique que les autres ; en effet, si, étant donné les conditions d'échange régnant sur le marché, il ne peut l'appliquer de façon à rendre la production rentable, c'est là la preuve que d'autres processus existent, permettant de tirer un meilleur parti des moyens de production considérés. Enfin, le calcul basé sur la valeur d'échange permet de ramener toutes les valeurs à une unité unique. On peut pour jouer ce rôle choisir n'importe quel bien étant donné que les relations du marché donnent lieu à tous les biens une valeur de substitution. Dans l'économie monétaire, c'est l'argent qui a été choisi.

Le calcul en monnaie a ses limites. La monnaie n'est pas étalon de la valeur et elle n'est pas davantage étalon des prix. La valeur n'est pas mesuré en argent. Les prix non plus ne sont pas mesurés en argent, ils sont exprimés en argent. L'argent en tant que bien économique n'a pas une "valeur stable" comme on a coutume de l'admettre naïvement lorsqu'on l'emploie comme "standard of deferred payements". Le rapport d'échange existant entre les biens et l'argent subit des fluctuations constantes, encore que généralement peu considérables, qui ne proviennent pas simplement des autres biens économiques mais aussi de l'argent lui-même. Cet état de choses à la vérité ne trouble pas le moins du monde le calcul des valeurs qui, étant donné les variations incessantes des autres conditions économiques, ne peut embrasser que de courtes périodes, périodes pendant lesquelles la monnaie "saine" tout au moins ne subit de son fait propre que des fluctuations minimes. L'insuffisance du calcul en monnaie n'a pas pour raison principale le fait que l'on compte au moyen d'un étalon universel, au moyen de l'argent, mais le fait que c'est la valeur d'échange qui sert de base au calcul et non la valeur d'usage subjective. Il est dès lors impossible d'intégrer dans le calcul tous les facteurs déterminants de la valeur qui sont en dehors des échanges. Quand on calcule la rentabilité de l'installation d'une usine électrique, on ne tient pas compte de la beauté de la chute d'eau qui pourrait avoir à en souffrir, si ce n'est éventuellement sous la forme de la régression qui pourrait en résulter dans le tourisme qui a lui aussi dans le commerce une valeur d'échange. Et cependant c'est là une considération qui doit entrer en ligne de compte dans la décision à prendre au sujet de la construction. On a coutume de qualifier de tels facteurs "d'extra-économiques". Nous accepterons cette désignation, ne voulant pas discuter ici de terminologie. Mais on ne saurait qualifier d'irrationnelles les considérations qui conduisent à tenir compte de ces facteurs. La beauté d'une région ou d'un monument, la santé des hommes, l'honneur des individus ou de peuples entiers constituent, lorsque les hommes en reconnaissent l'importance, des éléments de l'action rationnelle au même titre que les facteurs économiques, même lorsqu'ils ne semblent pas susceptibles d'avoir dans le commerce une valeur de substitution. Par sa nature même le calcul monétaire ne peut s'appliquer à eux mais son importance pour notre activité économique n'en est pas diminuée. Car, tous ces biens immatériels sont des biens de premier ordre, ils peuvent faire l'objet d'un jugement de valeur immédiate, de sorte qu'on n'éprouve aucune difficulté à les prendre en considération même s'ils doivent nécessairement demeurer en dehors du calcul monétaire. Le fait que le calcul monétaire les ignore n'empêche pas d'en tenir compte dans la vie. Quand nous connaissons exactement ce que nous coûtent la beauté, la santé, l'honneur, la fierté, rien ne nous empêche d'en tenir compte dans une mesure correspondante. Il peut être pénible à un esprit délicat de mettre en parallèle des biens immatériels et des biens matériels. Mais la responsabilité n'en incombe pas au calcul monétaire : elle provient de la nature même des choses. Même lorsqu'il s'agit de formuler directement des jugements de valeur sans recourir au calcul monétaire on ne peut pas éviter le choix entre les satisfactions d'ordre matériel et les satisfactions d'ordre immatériel. Même l'exploitant isolé, même la société socialiste sont obligés de choisir entre les biens "matériels" et les biens "immatériels". Les natures nobles n'éprouveront jamais aucune souffrance d'avoir à choisir entre l'honneur et, par exemple, la nourriture. Elles sauront ce qu'elles doivent faire dans de tels cas. Encore qu'on ne puisse se nourrir d'honneur on peut renoncer à la nourriture pour l'amour de l'honneur. Ceux-là seulement qui voudraient s'éviter les tourments que comporte un tel choix parce qu'ils ne sont pas capables de se décider à renoncer à des satisfactions matérielles pour s'assurer des avantages d'ordre immatériel, voient dans le seul fait qu'un tel choix puisse se poser une profanation.

Le calcul monétaire n'a de sens que dans le calcul économique. On l'y emploie pour adapter l'utilisation des biens économiques au principe d'économie. Les biens économiques n'interviennent dans ce calcul que dans les quantités où il est possible de les échanger contre de l'argent. Toute extension de son domaine d'application conduit à des erreurs. Le calcul monétaire se révèle impuissant quand on veut l'employer comme étalon des valeurs dans des recherches historiques sur l'évolution des rapports économiques ; il est impuissant quand on veut s'en servir pour évaluer la fortune et le revenu des nations ou pour calculer la valeur des biens qui ne sont point objet de commerce comme par exemple les pertes en hommes qui résultent de la guerre ou de l'émigration [9]. Ce sont là des jeux de dilettantes encore que parfois des économistes par ailleurs intelligents s'y soient complus.

Mais à l'intérieur des limites qu'il ne dépasse pas dans la vie pratique, le calcul monétaire rend tous les services que nous sommes en droit d'exiger du calcul économique. Il nous fournit un guide à travers la multitude écrasante des possibilités économiques ; il nous donne le moyen d'étendre aux biens d'ordre supérieur les jugements de valeur, qu'il n'est possible de formuler avec une évidence immédiate que pour les biens mûrs pour l'usage ou tout au plus pour les biens de production du rang le plus bas. Il permet le calcul de la valeur et nous fournit par là les bases de l'emploi économique des biens d'ordre supérieur ; sans lui toute production exigeant des processus à longue échéance, tous les détours de la production capitaliste se développeraient à tâtons dans la nuit.

Deux conditions rendent possible le calcul de la valeur en argent. Tout d'abord il faut que non seulement les biens de premier ordre mais aussi les biens d'ordre supérieur dans la mesure où ils doivent être appréhendés par le calcul monétaire soient compris dans le cycle des échanges. S'ils demeuraient en dehors de ce cycle la formation des rapports d'échange serait impossible. Sans doute est-il vrai que les considérations auxquelles doit se livrer l'exploitant indépendant qui, à l'intérieur de sa maison, veut échanger par la production du travail et de la farine contre du pain, ne sont pas différentes de celles qui l'amènent à échanger sur le marché du pain contre des vêtements et l'on est ainsi justifié à qualifier d'échange toute activité économique, même la production de l'exploitant autarcique. Mais, l'esprit d'un seul homme — et fût-il le plus génial des hommes — est impuissant à apprécier l'importance de chacun des biens d'ordre supérieur dans leur nombre infini. Aucun individu ne peut avoir une vue si complète de la multitude infinie des différentes possibilités de production qu'il puisse sans l'aide du calcul formuler des jugements de valeur d'évidence immédiate. La répartition entre de nombreux individus du pouvoir de disposer des biens économiques dans la société fondée sur la division du travail réalise une sorte de division du travail intellectuel sans laquelle le calcul de la production et de l'économie serait impossible.

La seconde condition est qu'un instrument d'échange universellement utilisable, une monnaie, soit employé, qui joue aussi son rôle d'intermédiaire dans l'échange des biens de production. Si cette condition n'était pas réalisée, il serait impossible de ramener tous les rapports d'échange à une dénominateur commun.

Une économie sans monnaie n'est possible qu'à l'état rudimentaire. Dans le cadre étroit de l'économie domestique fermée où le père de famille peut embrasser d'un seul regard toute l'exploitation, il est possible d'apprécier plus ou moins exactement sans le secours de la monnaie l'importance des modifications apportées au processus de production. Celui-ci se déroule avec le concours d'un capital relativement modeste. Il ignore les détours complexes de la production capitaliste, il se borne à produire en général des biens de jouissance ou du moins des biens d'ordre supérieur qui ne s'en éloignent pas beaucoup. La division du travail est encore à ses débuts ; un seul travailleur suffit à mener à bien de son commencement jusqu'à son achèvement le processus de la fabrication d'un bien mûr pour la consommation ou l'usage. Il en va tout autrement dans une société évoluée. On n'a pas le droit d'aller chercher dans les expériences d'une époque de production simple depuis longtemps révolue un argument en faveur de la possibilité de réaliser une économe sans calcul monétaire.

Car, dans les rapports simples de l'économie domestique fermée, on peut apercevoir dans tout son ensemble le chemin qui va du début du processus de la production jusqu'à sa fin et on est toujours en mesure de juger si tel ou tel procédé peut produire plus ou moins de biens mûrs pour la consommation ou l'usage. Cela n'est plus possible dans notre économie infiniment plus complexe. Il sera toujours évident même pour une société socialiste, que mille litres de vin valent mieux que huit cents litres, et elle pourra également sans peine décider si elle préfère mille litres de vin à cinq cents litres d'huile. Aucun calcul n'est nécessaire pour cela ; la volonté des dirigeants de l'économie décide ici. Mais c'est lorsque cette décision a été prise que commence la tâche proprement dite de la direction rationnelle de l'économie, tâche qui consiste à mettre économiquement les moyens au service des fins envisagées. Et cela n'est possible qu'avec le concours du calcul économique. L'esprit humain ne peut pas se reconnaître dans la multitude complexe des produits intermédiaires et des procédés de production si ce soutien lui fait défaut. Car sans lui il serait désemparé en face des problèmes que posent les procédés et les conditions géographiques [10].

C'est une illusion de croire que dans l'économie socialiste on pourrait remplacer le calcul en monnaie par le calcul en nature. Le calcul en nature ne peut s'appliquer même dans la société sans échange qu'aux biens prêts à être consommés. Il est totalement impuissant lorsqu'il s'agit de biens d'ordre supérieur ; dès qu'on abandonne la libre formation des prix en argent de ces biens on rend absolument impossible toute production rationnelle. Toute étape qui nous éloigne de la propriété privée des moyens de production et de l'usage de la monnaie nous éloigne en même temps de l'économie rationnelle.

On pourrait ne pas s'apercevoir de ce fait étant donné que tout ce qui a été réalisé autour de nous constitue seulement des oasis socialistes dans lesquelles subsistent encore dans une certaine mesure l'économie libre et la circulation monétaire. A ce point de vue particulier on peut se déclarer d'accord avec l'affirmation par ailleurs insoutenable et la défendre seulement pour les besoins de l'agitation politique, que l'étatisation et la municipalisation des entreprises ne constituent pas encore un morceau de socialisme réalisé ; en effet, la direction des entreprises est étayée de telle sorte par l'organisme de l'économie commerciale qui l'entoure, que les particularités essentielles de l'économie socialiste ne peuvent pas s'y manifester. Dans les entreprises étatistes et municipalisées on peut apporter certaines améliorations techniques parce qu'on a pu en observer les effets dans les entreprises privées analogues, nationales et étrangères. Il est possible dans ces entreprises de constater les avantages des transformations opérées parce qu'elles se trouvent situées à l'intérieur d'une société fondée sur la propriété privée des moyens de production et sur la circulation monétaire, ce qui serait impossible avec des entreprises socialistes au sein d'une économie purement socialiste.

Sans calcul économique il ne peut y avoir d'économie. Le fait que le calcul économique y est impossible a pour conséquence qu'aucune économie n'est possible, au sens où nous entendons ce mot, dans la société socialiste. Dans le détail et dans les choses accessoires on peut encore continuer d'y procéder rationnellement, mais dans l'ensemble on n'y saurait plus parler de production rationnelle. On n'y disposerait plus d'aucun moyen pour reconnaître ce qui est rationnel, de sorte que la production ne pourrait plus être organisée efficacement en fonction du principe d'économie. Peut-être pourra-t-on pendant un certain temps, grâce au souvenir des expériences de l'économie libre accumulées au cours des siècles, empêcher la ruine complète de la science de l'économie. Les vieux procédés seront conservés non pas parce qu'on les considèrera comme rationnels mais comme consacrés par la tradition. Il pourra se faire qu'ils soient entre temps devenus irrationnels comme ne correspondant plus aux conditions nouvelles. La régression générale de la pensée économique leur fera subir des modifications qui les rendra anti-économiques. La production ne sera plus anarchique, c'est exact. Toutes les actions ayant pour but la couverture des demandes seront réglées par les ordres d'une instance supérieure. Mais au lieu et place de la production anarchique de l'économie actuelle on assistera au fonctionnement inutile d'un appareil ne répondant pas aux fins poursuivies. Les roues tourneront, mais elles tourneront à vide.

Cherchons à nous représenter l'image de la communauté socialiste. Il y existe des centaines et des milliers d'ateliers où l'on travaille. La plus petite partie d'entre eux sont affectés à la fabrication détée produits finis, la grande majorité à la fabrication des moyens de production et de produits semi-finis. Toutes ces exploitations sont en relation les unes avec les autres. Avant d'être mûr pour la consommation chaque bien doit suivre toute la filière, mais dans l'activité incessante de ce processus, la direction de l'économie ne possède aucun moyen de s'orienter. Elle ne peut pas se rendre compte si telle pièce qui est en train de parcourir la filière n'est pas inutilement arrêtée dans tel ou tel endroit ou si sa finition n'entraînera pas une dépense inutile de travail ou de matériel. Comment pourrait-elle savoir si telle ou telle méthode de production est vraiment plus avantageuse ? Elle est tout au plus capable de comparer la qualité et la quantité du résultat final de la production prête à être consommée. Mais, elle ne sera en mesure que dans des cas exceptionnels de comparer les frais nécessités par la production. Elle connaît exactement les fins qu'elle se propose ou du moins elle croit les connaître et elle doit agir en conséquence, c'est-à-dire qu'elle doit s'efforcer d'atteindre les buts qu'elle s'est proposés avec le minimum de frais. Pour trouver la voie la plus économique il lui faut compter. Son calcul ne peut naturellement être qu'un calcul de valeur ; il est évident, et il n'est pas besoin d'explications détaillées pour le comprendre, que ce calcul ne peut pas être "technique", qu'il ne peut pas être basé sur la valeur objective d'usage (valeur d'utilisation) des biens et des indices.

Dans l'organisation économique fondée sur la propriété privée des moyens de production, le calcul économique est effectué par tous les membres indépendants de la société. Chaque individu y est intéressé à un double titre, comme consommateur d'une part, comme producteur d'autre part. Comme consommateur, il établit la hiérarchie des biens d'usage et des biens mûrs pour la consommation ; comme producteur il règle l'emploi des biens d'ordre supérieur de manière à en tirer le rendement maximum. Par là, les biens d'ordre supérieur reçoivent eux aussi la place qui leur revient, étant donné l'état momentané des conditions et des besoins sociaux. Par le jeu simultané des deux processus d'évaluation des valeurs, le principe d'économie arrive à triompher aussi bien dans la consommation que dans la production. Il se constitue une échelle de prix exactement réglée qui permet à chacun d'accorder sa propre demande avec le calcul économique.

Tout cela fait nécessairement défaut dans la communauté socialiste. La direction de l'économie socialiste peut bien savoir de quels biens elle a le besoin le plus pressant mais ce faisant, elle n'est encore en possession que de l'un des deux éléments exigés par le calcul économique. Le second élément, l'évaluation des moyens de production, lui fait défaut. Elle peut établir la valeur qu'il y a lieu d'attribuer à l'ensemble des moyens de production, valeur qui est nécessairement égale à celle de l'ensemble des besoins qu'elle satisfait. Elle peut aussi établir la valeur d'un moyen de production pris isolément, lorsqu'elle connaît l'importance des besoins que sa disparition ne permet plus de satisfaire. Mais elle n'est pas capable d'exprimer cette valeur au moyen d'une unité de prix unique comme le fait l'économie basée sur les échanges, laquelle peut donner à tous les prix une expression commune au moyen de la monnaie. Dans l'économie socialiste qui, il est vrai, n'est pas nécessairement contrainte de supprimer complètement l'usage de la monnaie qui rend impossible l'expression monétaire des prix des moyens de production (y compris le travail) la monnaie ne peut plus jouer aucun rôle dans le calcul économique [11].

Prenons par exemple la construction d'une nouvelle voie ferrée. Doit-on la construire, et dans l'affirmative entre tous les tracés possibles lequel doit-on choisir ? Dans l'économie commerciale et monétaire on peut faire le calcul en argent. La nouvelle ligne abaissera les prix de transport de certaines expéditions de marchandises et il est possible de calculer si l'économie réalisée ainsi est suffisante pour l'emporter sur les dépenses qu'exigeraient la construction et l'exploitation de la nouvelle ligne. Ce calcul ne peut être effectué qu'en argent. On ne saurait le mener à bonne fin en confrontant les diverses dépenses et économies en nature quand on ne dispose d'aucun moyen pour ramener à un dénominateur commun la valeur d'heures de travail qualifié de nature différente, du fer, du charbon, du matériel de construction de toute espèce, des machines et de toutes les autres choses nécessaires à la construction et à l'exploitation des chemins de fer. L'établissement du tracé au point de vue économique n'est possible qu'à la condition qu'on puisse exprimer en argent la valeur de tous les biens entrant en ligne de compte. Certes le calcul monétaire a ses imperfections et ses défauts graves, mais nous n'avons rien de mieux à lui substituer ; pour les fins pratiques de la vie, le calcul en argent dans un système monétaire sain est en tout cas suffisant. Si nous renonçons à nous en servir, tout calcul économique devient purement et simplement impossible.

L'économie collective socialiste saura bien à la vérité se tirer d'affaire. En vertu de sa puissance, sa direction se prononcera pour ou contre la construction projetée. Mais cette décision ne sera tout au plus motivée que par des évaluations vagues ; elle ne pourra jamais être fondée sur des calculs exacts de valeur.

Une économie statique pourrait à la rigueur se passer du calcul économique, car elle ne fait que se répéter sans cesse. En admettant que l'organisation initiale de la société socialiste soit effectuée sur la base des derniers résultats de l'économie d'échange, en admettant en outre qu'aucune modification n'interviendra dans l'avenir, on peut sans doute se représenter une économie socialiste dirigée rationnellement. Mais ce n'est là qu'une vue de l'esprit. Indépendamment du fait qu'il ne peut pas y avoir dans la vie d'économie statique, les données étant en perpétuel changement de sorte qu'une économie statique ne peut être qu'une hypothèse intellectuelle — encore qu'une hypothèse indispensable pour la pensée et pour l'étude des faits économiques —, hypothèse à laquelle rien ne correspond dans la vie, force nous est de constater au passage que le socialisme, ne serait-ce que comme conséquence du nivellement des revenus et des modifications qui en résulteraient dans la consommation et par suite aussi dans la production, bouleverserait les données existantes de telle sorte que l'économie nouvelle ne pourrait pas se rattacher au dernier état de l'économie commerciale. Dès lors nous nous trouvons en présence d'une organisation socialiste de la production qui flotte au hasard sur l'océan des combinaisons économiques possibles et pensables, sans avoir pour se guider la boussole du calcul économique.

Toute transformation économique devient ainsi dans la communauté socialiste une entreprise dont il est impossible aussi bien de prévoir que d'apprécier le résultat. Tout se déroule ici dans la nuit. Le socialisme, c'est la suppression du rationnel et par là même de l'économie.

4. L'Économie capitaliste

Les expressions "capitalisme" et "mode de production capitaliste" sont des mots faits pour la propagande et pour la lutte politique. Ils ont été créés par des écrivains socialistes, non pour faire avancer la connaissance, mais pour critiquer, attaquer et condamner. On n'a qu'à les employer aujourd'hui pour évoquer aussitôt l'exploitation des pauvres esclaves salariés dont les riches sans pitié sucent le sang. On ne mentionne guère ces mots qu'en liaison avec la pensée d'un blâme moral. Du point de vue des idées ces mots sont ci confus et ambigus qu'ils ne possèdent aucune valeur pour la science : c'est que ces mots servent à désigner le mode d'économie de l'époque la plus récente. Où trouver les signes caractéristiques de ce mode de production ? Là-dessus les avis diffèrent tout à fait. Ainsi les mots "capitalisme" et "capitaliste" n'ont exercé qu'une influence néfaste. C'est pourquoi la proposition que ces mots soient rayés du langage de l'économie politique pour être laissés aux populaires matadors de la littérature de haine mérite d'être prise en très sérieuse considération [12].

Si pourtant nous voulons essayer de les employer, c'est que nous voulons partir du concept du calcul capitaliste. Il s'agit là seulement d'une analyse des faits économiques et non d'une analyse des concepts théoriques de l'économie politique, qui emploie souvent l'expression : capital, dans un sens élargi, adapté à certains problèmes spéciaux. Aussi devons nous tout d'abord nous demander quelle conception la vie, c'est-à-dire l'action économique, unit au mot capital. L'expression : capital ne se trouve là que dans le calcul économique. Il embrasse et délimite la fortune existant en argent, ou comptée en argent, d'une entreprise économique [13]. Cette délimitation a pour but de constater comment la valeur de cette fortune s'est changée au cours des opérations d'activité économique. L'idée du capital provient du calcul économique, qui se localise dans la comptabilité, principal instrument d'une rationalisation perfectionnée de l'activité. Le calcul en valeur d'argent est un élément essentiel du concept capital [14].

Si l'on emploie le mot capitalisme pour désigner un mode d'économie dans lequel les actions économiques sont réglées sur les résultats du calcul capitaliste, il revêt alors une importance particulière pour la caractéristique de l'action économique. Dans ce cas il n'est pas du tout erroné de parler de "capitalisme" et de "mode de production capitaliste". Dans ce cas des expressions comme "esprit capitaliste", ou "convictions anticapitalistes" prennent aussi une signification nettement délimitée. Dans ce sens on peut très bien, conformément à l'usage courant, opposer l'un à l'autre : socialisme et capitalisme. L'expression : capitalisme convient mieux comme pendant à : socialisme, que l'expression, souvent employée, d'individualisme. Ceux qui emploient les mots individualisme et socialisme pour désigner les deux formes de société semblent admettre tacitement qu'il y a opposition entre les intérêts des différents individus et ceux de la collectivité et que le socialisme représente l'ordre social qui a pour but le bien général, tandis que l'individualisme ne sert que les intérêts particuliers des individus. Cette conception constituant l'une des plus graves erreurs sociologiques de notre époque, il importe d'éviter soigneusement une expression qui pourrait, sans en avoir l'air, acclimater cette erreur.

Passow est d'avis que dans la plupart des cas, si toutefois l'on unit une idée au mot "capitalisme", c'est le développement et la diffusion des grandes entreprises que l'on envisage [15]. C'est possible, quoiqu'on ne voit pas très bien comment cette conception peut s'accommoder des idées exprimées dans les mots : le grand capital, les grands capitalistes et aussi le petit capital. Si cependant l'on considère que le développement des grandes exploitations rationnelles et des grandes entreprises n'a pu avoir lieu que grâce au calcul capitaliste, cela ne peut être un argument contre l'emploi proposé par nous des expressions : "capitalisme" et "capitaliste".

5. Le concept de l' "économique"

La distinction usuelle dans l'économie politique entre l'action dans le domaine "économique" ou "purement économique" et l'action dans le domaine "extra-économique" est tout aussi insuffisante que la distinction entre les biens matériels et immatériels. En effet la volonté et l'action forment un tout inséparable. Le système des fins est nécessairement indivisible, et n'embrasse pas seulement les désirs, les appétits et les efforts qui peuvent être satisfaits par une action exercée sur le monde extérieur matériel, mais aussi tout ce qu'on a coutume de désigner par l'expression satisfaction des besoins immatériels. Il faut que les besoins immatériels eux aussi s'insèrent dans l'échelle unique des valeurs, étant donné que l'individu est contraint dans la vie de choisir entre eux et les biens matériels. Quiconque doit choisir entre l'honneur et la richesse, entre l'amour et l'argent, range dans une échelle unique ces différents biens.

Dès lors, l'économique ne constitue pas un secteur nettement délimité de l'action humaine. Le domaine de l'économie, c'est celui de l'action rationnelle : l'économie intervient partout où, devant l'impossibilité de satisfaire tous ses besoins, l'homme opère un choix rationnel. L'économie est d'abord un jugement porté sur les fins et ensuite sur les moyens qui conduisent à ces fins. Toute activité économique dépend ainsi des fins posées. Les fins dominent l'économie à qui elles donnent son sens.

Étant donné que l'économique embrasse toute l'activité humaine, on doit observer la plus grande circonspection lorsqu'on veut distinguer l'action "purement économique" des autres actions. Cette distinction souvent indispensable en économie politique isole une fin déterminée pour l'opposer à d'autres fins. La fin ainsi isolée — sans considérer pour l'instant s'il s'agit d'une fin dernière ou simplement d'un moyen en vue d'autres fins — réside dans la conquête d'un produit aussi élevé que possible en argent, le mot argent désignant dans le sens strict qu'il a en économie le ou les moyens d'échange en usage à l'époque considérée. Il est donc impossible de tracer une limite rigoureuse entre le domaine de l' "économique pur" et les autres domaines de l'action. Ce domaine a une étendue qui varie avec chaque individu en fonction de son attitude par rapport à la vie et à l'action. Il n'est pas le même pour celui qui ne considère pas l'honneur, la fidélité et la conviction comme des biens pouvant être achetés, qui se refuse à les monnayer, et pour le traître qui abandonne ses amis pour de l'argent, pour les filles qui font commerce d'amour, pour le juge qui se laisse corrompre. La délimitation de l'élément "purement économique" à l'intérieur du domaine plus étendu de l'action rationnelle ne peut résulter ni de la nature des fins considérées, ni du caractère particulier des moyens. La seule chose qui le différencie de toutes les autres formes d'action rationnelle, c'est la nature particulière des procédés employés dans ce compartiment de l'action rationnelle. Toute la différence réside dans le fait qu'il constitue le seul domaine où le calcul chiffré soit possible.

Le domaine de l' "économique pur" n'est pas autre chose que le domaine du calcul monétaire. La possibilité d'isoler du domaine de l'action humaine un compartiment où on soit en mesure de comparer entre eux les divers moyens jusque dans les moindres détails et avec toute la précision que permet le calcul est pour notre pensée et notre action un fait d'une importance telle que nous sommes facilement tentés d'assigner à ce compartiment une place prépondérante. Ce faisant on oublie aisément que si l' "économique pur" occupe une place à part, c'est seulement du point de vue de la pensée et de l'action technique, mais qu'il ne constitue pas par sa nature un domaine distinct à l'intérieur du système unique des moyens et des fins. L'échec de toutes les tentatives qui ont été faites pour isoler l' "économique" en tant que domaine particulier de l'action rationnelle et, à l'intérieur de l' "économique", l' "économique pur, ne doit pas être attribué à l'insuffisance des moyens intellectuels mis en oeuvre. Il n'est pas douteux que les esprits les plus pénétrants ne sont appliqués à la solution de ce difficile problème. Si donc on n'a pu le résoudre, cela prouve de toute évidence qu'il s'agit là d'une question qui ne comporte pas de réponse satisfaisante. Le domaine de l' "économique" se confond purement et simplement avec celui de l'action humaine rationnelle et le domaine de l' "économique pur" n'est pas autre chose que le domaine où le calcul monétaire peut être réalisé.

Si l'on veut regarder les chose de près, tout individu humain n'a qu'un but : atteindre au bonheur le plus haut, étant donné les circonstances où il se trouve. L'éthique idéaliste a beau attaquer l'eudémonisme, les sociologues et les économistes ont beau contester sa valeur, ils sont forcés d'en tenir compte, comme d'une chose qui va de soi. La méprise regrettable où tombent les adversaires de l'eudémonisme en prenant dans un sens grossièrement matérialiste les concepts de plaisir, déplaisir, bonheur, est à peu près le seul argument qu'ils avancent contre une doctrine qui leur est odieuse. C'est combattre contre les moulins à vent que de montrer que l'action de l'homme n'a pas seulement pour but les jouissances sensuelles. Lorsqu'une fois on l'a reconnu, lorsqu'une fois l'on a saisi tout ce que contiennent les idées de plaisir, de déplaisir et de bonheur, alors apparaît clairement le néant de tous les essais non eudémoniques pour expliquer toute action humaine conformément à la raison.

Bonheur doit être entendu subjectivement. La philosophie moderne a enseigné cette conception subjectiviste et l'a opposée avec un tel succès aux conceptions anciennes, qu'on a tendance à oublier que par suite des conditions physiologiques de la nature humaine, par suite d'une communauté de conceptions, et de sentiments créée peu à peu par l'évolution de la société il s'est produit une assimilation profonde des opinions subjectives sur le bonheur et plus encore sur les moyens d'y parvenir. Et c'est précisément sur ce fait, sur cette assimilation que repose la vie en commun des membres de la société. C'est parce qu'ils suivent les mêmes routes, que les hommes peuvent s'unir pour un travail commun. Sans doute il y a encore des chemins menant au bonheur et que suit seulement une partie des hommes, mais ce fait n'est qu'accessoire, car les routes les plus nombreuses, les plus importantes, sont semblables pour tous.

La démonstration usuelle entre les motifs économiques et les motifs non économiques de l'action est inopérante parce que, premièrement, le but suprême de toute économie se trouve en dehors de l'économie et que, deuxièmement, toute action rationnelle est économie. Ce n'est pas néanmoins sans raison que l'on sépare l'action purement économique, c'est-à-dire celle qui est accessible au calcul en argent, des autres actions. Étant donné que, comme nous l'avons déjà vu, il n'existe en dehors du domaine du calcul monétaire que des fins intermédiaires de nature telle que leur évaluation et appréciation peut être l'objet de jugements d'évidence immédiate, il devient nécessaire, dès qu'on abandonne le domaine de l' "économique pur", de fonder les jugements de cette nature sur l'évaluation de l'utilité et du coût. C'est la reconnaissance de cette nécessité qui amène à séparer ce qui est purement économique de ce qui est en dehors de l'économie, par exemple les cations influencées par la politique.

Si l'on veut pour un motif quelconque faire la guerre, on ne peut pas dire a priori que cela est irrationnel, même quand le but de cette guerre est en dehors de ce qu'on appelle d'ordinaire l'économie, par exemple dans une guerre de religion. Si, malgré les sacrifices qu'on sait très bien que la guerre exige, l'on est résolu à la faire quand même, parce que l'on accorde plus de valeur au but poursuivi qu'aux frais causés par la guerre, et si l'on estime que la guerre est le moyen le plus efficace pour atteindre ce but, on ne peut dans ce cas considérer la guerre comme une action irrationnelle. Reste à savoir si ces prévisions sont exactes et si elles peuvent se réaliser. C'est là justement ce qu'il faut examiner lorsqu'il s'agit de choisir entre la paix et la guerre. La distinction entre l'action purement économique et les autres actions rationnelles a précisément comme résultat de contraindre l'esprit à une vision claire du problème.

Il suffit de rappeler que l'on a cherché à préconiser la guerre comme étant du point de vue économique une bonne affaire, ou encore qu'on a défendu la politique protectionniste pour des motifs économiques ; cela nous montre que c'est toujours au même principe que l'on se heurte. Toutes les discussions politiques depuis cinquante ans auraient été singulièrement simplifiées si l'on avait toujours fait attention à la différence entre les "motifs d'action purement économiques" et les "motifs d'action qui ne sont pas purement économiques".

Notes

[1] Il était réservé à la tendance empirico-réaliste de l'école historico-sociologique, dans sa désespérante confusion de tous les concepts, de voir dans le principe d'économie un caractère spécifique de la production en économie monétaire ; cf. par ex. Lexis, Allgemeine Volkswirtschaftslehre, Berlin et Leipzig, 1910, p. 15.

[2] Cf. Ammon, Objekt und Grundbegriffe der theoretischen Nationalökonomie, 2e éd., Vienne et Leipzig, 1927, p. 185.

[3] Cf. J. St. Mill, Das Nützlichkeitsprinzip, trad. Wahrmund (Gesammelte Werke, édition allemande de Th. Gomperz, t. I. Leipzig, 1869, pp. 125-200).

[4] Cf. Ludwig Feuerbach, Der Eudämonismus (Sämtliche Werke, éd. Bolin et Jodl., T. X, Stuttgart, 1911, pp. 230-293).

[5] Ces courtes remarques ne veulent rien admettre ou opposer au problème de l'économie de la pensée tel qu'il a été étudié par la philosophie moderne. Elles n'ont pour but que d'éviter la méprise qui consiste à dire que ceux qui considèrent qu'agir rationnellement c'est agir économiquement, devraient aussi reconnaître la nature économique des méthodes de la pensée. Les raisonnements de Spann sur l'économie de la pensée pourraient facilement inciter à cette méprise. Cf. Spann, Fundamente der Volkswirtschaftslehre, 4e éd., Iéna, 1929, pp. 56-59.

[6] Cf. Schumpeter, Das Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen Nationalökonomie, Leipzig, 1908, pp. 50 et 80.

[7] Sur la discrimination entre biens de premier ordre et bien d'ordre supérieur en usage chez les économistes autrichiens, cf. Bloch, La Théorie des besoins de Carl Menger, Paris, 1937, pp. 61-64.

[8] Cuhel, Zur Lehre von den Bedürfnissen, Innsbruck, 1907, pp. 198 sqq.

[9] Cf. Wiser, Über den Ursprung und die Hauptgesetze des wirtschatflichen Werte, Vienne, 1884, pp. 185 sqq.

[10] Cf. Gottl-Ottilienfeld, Wirtschaft und Technik (Grundrisse dre Sozialiökonomik, Section II, Tubingue, 1914, p. 216.

[11] C'est ce qu'a reconnu Neurath lui-même (Durch die Kriegswirtschaft zur Naturalwirtschaft, Munich, 1919, pp. 216 sqq.). Il pose en principe que toute économie administrative intégrale est en dernière analyse une économie naturelle. "Socialiser veut dire en conséquence : développer l'économie naturelle." Seulement Neurath n'a pas aperçu les difficultés insurmontables qui s'opposent nécessairement au calcul économique dans la communauté socialiste.

[12] Cf. Passow, "Kapitalismus", eine begrifflich-terminologische Studie, Iéna, 1918, pp. 1 sqq. Dans la deuxième édition de ce livre, parue en 1927, Passow, à propos de la littérature la plus récente, dit que le mot "capitalisme" pourrait à la longue dépouiller sa nuance péjorative.

[13] Cf. Carl Menger, Zur Theorie des Kapitals (S. A. aus den Jahrbüchern f. Nationalökonomie und Statistik, t. XVII), p. 41.

[14] Cf. Passow, o.c. (2e éd.), pp. 49 sqq.

[15] Cf. Passow, (2e éd.), pp. 132...