Différences entre les versions de « Benjamin Constant:Principes de politique - Chapitre 9 »

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La constitution actuelle est peut-être la seule qui ait établi sur la responsabilité des ministres, des principes parfaitement applicables et suffisamment étendus. Les ministres peuvent encourir l’accusation, et mériter d’être poursuivis, de trois manières : 1 par l’abus ou le mauvais emploi de leur pouvoir légal ; 2 par des actes illégaux, préjudiciables à l’intérêt public, sans rapport direct avec les particuliers ; 3 par des attentats contre la liberté, la sûreté et la propriété individuelle. J’ai prouvé dans un ouvrage qui a paru il y a trois mois, que cette dernière espèce de délit n’ayant aucun rapport avec les attributions dont les ministres sont revêtus légalement, ils rentraient à cet égard dans la classe des citoyens, et devaient être justiciables des tribunaux ordinaires. Il est certain que si un ministre, dans un accès de passion, enlevait une femme, ou si, dans un accès de colère, il tuait un homme, il ne devrait pas être accusé comme ministre, d’une manière particulière, mais subir, comme violateur des lois communes, les poursuites auxquelles son crime serait soumis par les lois communes, et dans les formes prescrites par elles. [p. 71] Or, il en est de tous les actes que la loi réprouve, comme de l’enlèvement et de l’homicide. Un ministre qui attente illégalement à la liberté ou à la propriété d’un citoyen, ne pèche pas comme ministre ; car aucune de ses attributions ne lui donne le droit d’attenter illégalement à la liberté ou à la propriété d’un individu. Il rentre donc dans la classe des autres coupables, et doit être poursuivi et puni comme eux. Il faut remarquer qu’il dépend de chacun de nous d’attenter à la liberté individuelle. Ce n’est point un privilége particulier aux ministres. Je puis, si je veux, soudoyer quatre hommes pour attendre mon ennemi au coin d’une rue, et l’entraîner dans quelque réduit obscur où je le tienne enfermé à l’insu de tout le monde. Le ministre qui fait enlever un citoyen, sans y être autorisé par la loi, commet le même crime. Sa qualité de ministre est étrangère à cet acte, et n’en change point la nature. Car, encore une fois, cette qualité ne lui donnant pas le droit de faire arrêter les citoyens, au mépris de la loi et contre ses dispositions formelles, le délit qu’il commet rentre dans la même classe que l’homicide, le rapt, ou tout autre crime privé. Sans doute la puissance légitime du ministre lui facilite les moyens de commettre des actes illégitimes ; mais cet emploi de sa puissance n’est qu’un délit de plus. C’est comme si un individu forgeait une nomination de ministre, pour en imposer à ses agents. Cet individu supposerait une mission, et s’arrogerait un pouvoir dont il ne serait pas investi. Le ministre qui ordonne un acte illégal, se prétend de même revêtu d’une autorité qui ne lui a pas été conférée. En conséquence pour tous les délits dont les individus sont les victimes, ils doivent avoir une action directe contre les ministres. On a voulu disputer aux tribunaux ordinaires le droit de prononcer sur les accusations de cette nature. L’on a tour à tour argué de la faiblesse des tribunaux qui craindraient de sévir contre des hommes puissants, et de l’inconvénient de confier à ces tribunaux ce qu’on a nommé les secrets de l’état. Cette dernière objection tient à d’anciennes idées. C’est un reste du système dans lequel on admettait que la sûreté de l’état pouvait exiger des actes arbitraires. Alors, comme l’arbitraire ne peut se motiver, puisqu’il suppose l’absence des faits et des preuves qui [p. 72] auraient rendu la loi suffisante, on prétend que le secret est indispensable. Quand un ministre a fait arrêter et détenir illégalement un citoyen, il est tout simple que ses apologistes attribuent cette vexation à des raisons secrètes, qui sont à la connaissance du ministre seul, et qu’il ne peut révéler sans compromettre la sûreté publique. Quant à moi, je ne connais pas de sûreté publique sans garantie individuelle. Je crois que la sûreté publique est surtout compromise, quand les citoyens voient dans l’autorité un péril au lieu d’une sauvegarde. Je crois que l’arbitraire est le véritable ennemi de la sûreté publique ; que les ténèbres dont l’arbitraire s’enveloppe, ne font qu’aggraver ses dangers ; qu’il n’y a de sûreté publique que dans la justice, de justice que par les lois, de lois que par les formes. Je crois que la liberté d’un seul citoyen intéresse assez le corps social, pour que la cause de toute rigueur exercée contre lui doive être connue par ses juges naturels. Je crois que tel est le but principal, le but sacré de toute institution politique, et que comme aucune constitution ne peut trouver ailleurs une légitimité complète, ce serait en vain qu’elle chercherait ailleurs une force et une durée certaine. Que si l’on prétend que les tribunaux seront trop faibles contre les agents coupables, c’est qu’on se représente ces tribunaux dans l’état d’incertitude, de dépendance, et de terreur dans lequel la révolution les avait placés. Des gouvernements inquiets sur leurs droits, menacés dans leurs intérêts, produits malheureux des factions, et déplorables héritiers de la haine que ces factions avaient inspirée, ne pouvaient ni créer ni souffrir des tribunaux indépendants. Notre constitution, en rendant inamovibles dès ce moment tous les juges qui seront nommés désormais, leur donne une indépendance dont ils ont trop longtemps été privés. Ils sauront qu’en jugeant des ministres, comme en jugeant d’autres accusés, ils ne peuvent encourir aucune animadversion constitutionnelle, qu’ils ne bravent aucun danger, et de leur sécurité naîtra tout à la fois l’impartialité, la modération et le courage. Ce n’est pas que les représentants de la nation n’aient aussi le droit et le devoir de s’élever contre les attentats que les ministres peuvent porter à la liberté, si les citoyens qui en sont victimes n’osent faire entendre leurs réclamations. L’article qui permet [p. 73] l’accusation contre les ministres, pour avoir compromis la sûreté ou l’honneur de l’état, assure à nos mandataires la faculté de les accuser, s’ils introduisent dans le gouvernement ce qu’il y a de plus contraire à la sûreté et à l’honneur de tout gouvernement, je veux dire l’arbitraire. L’on ne peut refuser au citoyen le droit d’exiger la réparation du tort qu’il éprouve : mais il faut aussi que les hommes investis de sa confiance, puissent prendre sa cause en main. Cette double garantie est légitime et indispensable. Notre constitution la consacre implicitement. Il restera maintenant à la concilier par la législation avec la garantie qu’on doit aussi aux ministres, qui, plus exposés que de simples particuliers, au dépit des passions blessées, doivent trouver dans les lois et dans les formes une protection équitable et suffisante. Il n’en est pas de même des actes illégaux, préjudiciables à l’intérêt public, sans rapport direct avec les particuliers, ou du mauvais emploi du pouvoir dont les ministres sont légalement investis. Il y a beaucoup d’actes illégaux qui ne mettent en péril que l’intérêt général. Il est clair que ces actes ne peuvent être dénoncés et poursuivis que par les assemblées représentatives. Aucun individu n’a l’intérêt ni le droit de s’en attribuer la poursuite. Quant à l’abus du pouvoir légal dont les ministres sont revêtus, il est plus clair encore que les représentants du peuple sont seuls en état de juger si l’abus existe, et qu’un tribunal particulier, possédant une autorité particulière, est seul à même de prononcer sur la gravité de cet abus. Notre constitution est donc éminemment sage, lorsqu’elle accorde à nos représentants la plus grande latitude dans leurs accusations, et lorsqu’elle confère un pouvoir discrétionnaire au tribunal qui doit prononcer. Il y a mille manières d’entreprendre injustement ou inutilement uneuerre, de diriger avec trop de précipitation, ou trop de lenteur, ou trop de négligence la guerre entreprise, d’apporter trop d’inflexibilité ou trop de faiblesse dans les négociations, d’ébranler le crédit, soit par des opérations hasardées, soit par des économies mal conçues, soit par des infidélités déguisées sous différents noms. Si chacune de ces manières de nuire à l’état devait être indiquée et spécifiée par une loi, le code de la responsabilité [p. 74] deviendrait un traité d’histoire et de politique, et encore ses dispositions n’atteindraient que le passé. Les ministres trouveraient facilement de nouveaux moyens de les éluder pour l’avenir. Aussi les anglais, si scrupuleusement attachés d’ailleurs, dans les objets qu’embrasse la loi commune, à l’application littérale de la loi, ne désignent-ils les délits qui appellent sur les ministres la responsabilité, que par les mots très-vagues de high crimes and misdemeanours, mots qui ne précisent ni le degré ni la nature du crime. On croira peut-être que c’est placer les ministres dans une situation bien défavorable et bien périlleuse. Tandis qu’on exige, pour les simples citoyens, la sauvegarde de la précision la plus exacte, et la garantie de la lettre de la loi, les ministres sont livrés à une sorte d’arbitraire exercé sur eux, et par leurs accusateurs et par leurs juges. Mais cet arbitraire est dans l’essence de la chose même, ses inconvénients doivent être adoucis par la solennité des formes, le caractère auguste des juges et la modération des peines. Mais le principe doit être posé : et il vaut toujours mieux avouer en théorie ce qui ne peut être évité dans la pratique. Un ministre peut faire tant de mal, sans s’écarter de la lettre d’aucune loi positive, que si vous ne préparez pas des moyens constitutionnels de réprimer ce mal et de punir ou d’éloigner le coupable (car il s’agit beaucoup plus d’enlever le pouvoir aux ministres prévaricateurs, que de les punir), la nécessité fera trouver ces moyens hors de la constitution même. Les hommes réduits à chicaner sur les termes ou à enfreindre les formes, deviendront haineux, perfides et violents. Ne voyant point de route tracée, ils s’en fraieront une qui sera plus courte, mais aussi plus désordonnée et plus dangereuse. Il y a, dans la réalité, une force qu’aucune adresse n’élude longtemps. Si en ne dirigeant contre les ministres que des lois précises, qui n’atteignent jamais l’ensemble de leurs actes et la tendance de leur administration, vous les dérobez de fait à toutes les lois, on ne les jugera plus d’après vos dispositions minutieuses et inapplicables : on sévira contre eux d’après les inquiétudes qu’ils auront causées, le mal qu’ils auront fait, et le degré de ressentiment qui en sera la suite. Ce qui me persuade que je ne suis point un ami de l’arbitraire, en posant en axiome que la loi sur la responsabilité ne saurait [p. 75] être détaillée, comme les lois communes, et que c’est une loi politique dont la nature et l’application ont inévitablement quelque chose de discrétionnaire, c’est que j’ai pour moi, comme je viens de le dire, l’exemple des anglais, et que non-seulement depuis cent trente-quatre ans la liberté existe chez eux, sans trouble et sans orages, mais que de tous leurs ministres, exposés à une responsabilité indéfinie, et perpétuellement dénoncés par l’opposition, un bien petit nombre a été soumis à un jugement, aucun n’a subi une peine. Nos souvenirs ne doivent pas nous tromper. Nous avons été furieux et turbulents comme des esclaves qui brisaient leurs fers. Mais aujourd’hui nous sommes devenus un peuple libre, et si nous continuons à l’être, si nous organisons avec hardiesse et franchise des institutions de liberté, nous serons bientôt calmes et sages comme un peuple libre. Je ne m’arrêterai point à prouver ici que la poursuite des ministres doit être confiée, comme la constitution l’ordonne, aux représentants de la nation ; mais je ferai ressortir un avantage de la constitution actuelle sur toutes celles qui l’ont précédée. L’accusation, la poursuite, l’instruction, le jugement, tout peut être public, tandis qu’auparavant il était sinon décrété, du moins admis, que ces procédures solennelles devaient s’instruire secrètement. Comme il y a dans les hommes investis de l’autorité, une disposition constante à s’entourer d’un mystère qui, dans leur opinion, ajoute à leur importance, je reproduirai quelques raisonnements que j’ai déjà allégués dans un autre ouvrage, en faveur de la publicité des accusations. L’on prétend que cette publicité met à la merci d’orateurs imprudents les secrets de l’état, que l’honneur des ministres sera compromis sans cesse par des accusations hasardées, enfin, que ces accusations, lors même qu’elles seraient prouvées fausses, n’en auront pas moins donné à l’opinion un ébranlement dangereux. Mais les secrets de l’état ne sont pas en aussi grand nombre qu’aime à l’affirmer le charlatanisme ou que l’ignorance aime à le [p. 76] croire : le secret n’est guère indispensable que dans quelques circonstances rares et momentanées, pour quelque expédition militaire, par exemple, ou pour quelque alliance décisive à une époque de crise. Dans tous les autres cas, l’autorité ne veut le secret que pour agir sans contradiction, et la plupart du temps, après avoir agi, elle regrette la contradiction qui l’aurait éclairée. Dans les cas où le secret est vraiment nécessaire, les questions qui sont du ressort de la responsabilité ne tendent point à la divulguer. Car elles ne sont débattues qu’après que l’objet qui les a fait naître est devenu public. Le droit de paix et de guerre, la conduite des opérations militaires, celle des négociations, la conclusion des traités appartiennent au pouvoir exécutif. Ce n’est qu’après qu’une guerre a été entreprise, qu’on peut rendre les ministres responsables de la légitimité de cette guerre. Ce n’est qu’après qu’une expédition a réussi ou manqué, qu’on peut en demander compte aux ministres. Ce n’est qu’après qu’un traité a été conclu, qu’on peut examiner le contenu de ce traité. Les discussions ne s’établissent donc que sur des questions déjà connues. Elles ne divulguent aucun fait. Elles placent seulement des faits publics sous un nouveau point de vue. L’honneur des ministres, loin d’exiger que les accusations intentées contre eux soient enveloppées de mystère, exige plutôt impérieusement que l’examen se fasse au grand jour. Un ministre, justifié dans le secret, n’est jamais complétement justifié. Les accusations ne sauraient être ignorées. Le mouvement qui les dicte porte inévitablement ceux qui les intentent à les révéler. Mais, révélées ainsi dans des conversations vagues, elles prennent toute la gravité que la passion cherche à leur donner. La vérité n’est pas admise à les réfuter. Vous n’empêchez pas l’accusateur de parler, vous empêchez seulement qu’on ne lui réponde. Les ennemis du ministre profitent du voile qui couvre ce qui est, pour accréditer ce qui n’est pas. Une explication publique et complète, où les organes de la nation auraient éclairé la nation entière, sur la conduite du ministre dénoncé, eût prouvé peut-être à la fois leur modération et son innocence. Une discussion secrète laisse planer sur lui l’accusation qui n’est repoussée que par une enquête mystérieuse, [p. 77] et peser sur eux l’apparence de la connivence, de la faiblesse ou de la complicité. Les mêmes raisonnements s’appliquent à l’ébranlement que vous craignez de donner à l’opinion. Un homme puissant ne peut être inculpé sans que cette opinion ne s’éveille, et sans que la curiosité ne s’agite. Leur échapper est impossible. Ce qu’il faut, c’est rassurer l’une, et vous ne le pouvez qu’en satisfaisant l’autre. On ne conjure point les dangers en les dérobant aux regards. Ils s’augmentent, au contraire, de la nuit dont on les entoure. Les objets se grossissent au sein des ténèbres. Tout paraît dans l’ombre hostile et gigantesque. Les déclamations inconsidérées, les accusations sans fondement s’usent d’elles-mêmes, se décréditent, et cessent enfin, par le seul effet de l’opinion qui les juge et les flétrit. Elles ne sont dangereuses que sous le despotisme, ou dans les démagogies sans contrepoids constitutionnel : sous le despotisme, parce qu’en circulant malgré lui, elles participent de la faveur de tout ce qui lui est opposé ; dans les démagogies, parce que tous les pouvoirs étant réunis et confondus comme sous le despotisme, quiconque s’en empare, en subjuguant la foule par la parole, est maître absolu. C’est le despotisme sous un autre nom. Mais quand les pouvoirs sont balancés, et qu’ils se contiennent l’un par l’autre, la parole n’a point cette influence rapide et immodérée. Il y a aussi en Angleterre, dans la chambre des communes, des déclamateurs et des hommes turbulents. Qu’arrive-t-il ? Ils parlent, on ne les écoute pas, et ils se taisent. L’intérêt qu’attache une assemblée à sa propre dignité, lui apprend à réprimer ses membres, sans qu’il soit besoin d’étouffer leur voix. Le public se forme de même à l’appréciation des harangues violentes et des accusations mal fondées. Laissez-lui faire son éducation. Il faut qu’elle se fasse. L’interrompre, ce n’est que la retarder. Veillez, si vous le croyez indispensable, sur les résultats immédiats. Que la loi prévienne les troubles : mais dites-vous bien que la publicité est le moyen le plus infaillible de les prévenir : elle met de votre parti la majorité nationale, qu’autrement vous auriez à réprimer, peut-être à combattre. Cette majorité vous seconde. Vous avez la raison pour auxiliaire, mais pour obtenir cet auxiliaire, il ne faut pas le tenir dans l’ignorance, il faut au contraire l’éclairer. [p. 78] Voulez-vous être sûr qu’un peuple sera paisible ? Dites-lui sur ses intérêts tout ce que vous pouvez lui dire. Plus il en saura, plus il jugera sainement et avec calme. Il s’effraie de ce qu’on lui cache, et il s’irrite de son effroi. La constitution donne aux ministres un tribunal particulier. Elle profite de l’institution de la pairie pour la constituer juge des ministres, dans toutes les causes où un individu lésé ne se porte pas pour accusateur. Les pairs sont en effet les seuls juges dont les lumières soient suffisantes et l’impartialité assurée. La mise en accusation des ministres est, dans le fait, un procès entre le pouvoir exécutif et le pouvoir du peuple. Il faut donc, pour le terminer, recourir à un tribunal qui ait un intérêt distinct à la fois et de celui du peuple et de celui du gouvernement, et qui, néanmoins, soit réuni, par un autre intérêt, à celui du gouvernement et à celui du peuple. La pairie réunit ces deux conditions. Ses priviléges séparent du peuple les individus qui en sont investis. Ils n’ont plus à rentrer dans la condition commune. Ils ont donc un intérêt distinct de l’intérêt populaire. Mais le nombre des pairs mettant toujours obstacle à ce que la majorité d’entre eux puisse participer au gouvernement, cette majorité a, sous ce rapport, un intérêt distinct de l’intérêt du gouvernement. En même temps, les pairs sont intéressés à la liberté du peuple : car, si la liberté du peuple était anéantie, la liberté des pairs et leur dignité disparaîtraient. Ils sont intéressés de même au maintien du gouvernement ; car, si le gouvernement était renversé, avec lui s’abîmerait leur institution. La chambre des pairs est donc, par l’indépendance et la neutralité qui la caractérisent, le juge convenable des ministres. Placés dans un poste qui inspire naturellement l’esprit conservateur à ceux qui l’occupent, formés par leur éducation à la connaissance des grands intérêts de l’état ; initiés par leurs fonctions dans la plupart des secrets de l’administration, les pairs reçoivent encore de leur position sociale une gravité qui leur commande la maturité de l’examen et une douceur de mœurs qui, en les disposant aux ménagements et aux égards, supplée à la loi positive, par les scrupules délicats de l’équité. Les représentants de la nation, appelés à surveiller l’emploi de la puissance et les actes de l’administration publique, et plus ou [p. 79] moins admis dans les détails des négociations, puisque les ministres leur en doivent un compte, lorsqu’elles sont terminées, paraissent d’abord aussi en état que les pairs de décider si ces ministres méritent l’approbation ou le blâme, l’indulgence ou le châtiment. Mais les représentants de la nation, électifs pour un espace de temps limité, et ayant besoin de plaire à leurs commettants, se ressentent toujours de leur origine populaire et de leur situation qui redevient précaire à des époques fixes. Cette situation les jette dans une double dépendance, celle de la popularité et celle de la faveur. Ils sont d’ailleurs appelés à se montrer souvent les antagonistes des ministres, et par cela même qu’ils peuvent devenir leurs accusateurs, ils ne sauraient être leurs juges. Quant aux tribunaux ordinaires, ils peuvent et doivent juger les ministres coupables d’attentats contre les individus ; mais leurs membres sont peu propres à prononcer sur des causes qui sont politiques bien plutôt que judiciaires ; ils sont plus ou moins étrangers aux connaissances diplomatiques, aux combinaisons militaires, aux opérations de finances : ils ne connaissent qu’imparfaitement l’état de l’Europe, ils n’ont étudié que les codes des lois positives, ils sont astreints, par leurs devoirs habituels, à n’en consulter que la lettre morte, et à n’en requérir que l’application stricte. L’esprit subtil de la jurisprudence est opposé à la nature des grandes questions qui doivent être envisagées sous le rapport public, national, quelquefois même européen, et sur lesquelles les pairs doivent prononcer comme juges suprêmes, d’après leurs lumières, leur honneur et leur conscience. Car la constitution investit les pairs d’un pouvoir discrétionnaire, non-seulement pour caractériser le délit, mais pour infliger la peine. En effet, les délits dont les ministres peuvent se rendre coupables, ne se composent ni d’un seul acte, ni d’une série d’actes positifs dont chacun puisse motiver une loi précise ; des nuances que la parole ne peut désigner, et qu’à plus forte raison la loi ne peut saisir, les aggravent ou les atténuent. Toute tentative pour rédiger sur la responsabilité des ministres une loi précise et détaillée, comme doivent l’être les lois criminelles, est inévitablement illusoire ; la conscience des pairs est juge compétent, et cette conscience doit pouvoir prononcer en liberté sur le châtiment comme sur le crime. [p. 80] J’aurais voulu seulement que la constitution ordonnât qu’aucune peine infamante ne frapperait jamais les ministres. Les peines infamantes ont des inconvénients généraux qui deviennent plus fâcheux encore, lorsqu’elles atteignent des hommes que le monde a contemplés dans une situation éclatante. Toutes les fois que la loi s’arroge la distribution de l’honneur et de la honte, elle empiète maladroitement sur le domaine de l’opinion, et cette dernière est disposée à réclamer sa suprématie. Il en résulte une lutte qui tourne toujours au détriment de la loi. Cette lutte doit surtout avoir lieu, quand il s’agit de délits politiques, sur lesquels les opinions sont nécessairement partagées. L’on affaiblit le sens moral de l’homme, lorsqu’on lui commande, au nom de l’autorité, l’estime ou le mépris. Ce sens ombrageux et délicat est froissé par la violence qu’on prétend lui faire, et il arrive qu’à la fin un peuple ne sait plus ce qu’est le mépris ou ce qu’est l’estime. Dirigées même en perspective contre des hommes qu’il est utile d’entourer, durant leurs fonctions, de considération et de respect, les peines infamantes les dégradent en quelque sorte d’avance. L’aspect du ministre qui subirait une punition flétrissante, avilirait dans l’esprit du peuple le ministre encore en pouvoir. Enfin, l’espèce humaine n’a que trop de penchant à fouler aux pieds les grandeurs tombées. Gardons-nous d’encourager ce penchant. Ce qu’après la chute d’un ministre on appellerait haine du crime, ne serait le plus souvent qu’un reste d’envie, et du dédain pour le malheur. La constitution n’a point limité le droit de grâce appartenant au chef de l’état. Il peut donc l’exercer en faveur des ministres condamnés. Je sais que cette disposition a porté l’alarme dans plus d’un esprit ombrageux. Un monarque, a-t-on dit, peut commander à ses ministres des actes coupables, et leur pardonner ensuite. C’est donc encourager par l’assurance de l’impunité le zèle des ministres serviles et l’audace des ministres ambitieux. Pour juger cette objection, il faut remonter au premier principe de la monarchie constitutionnelle, je veux dire à l’inviolabilité. L’inviolabilité suppose que le monarque ne peut pas mal faire. Il est évident que cette hypothèse est une fiction légale, qui n’affranchit pas réellement, des affections et des faiblesses de l’humanité, [p. 81] l’individu placé sur le trône. Mais l’on a senti que cette fiction légale était nécessaire, pour l’intérêt de l’ordre et de la liberté même, parce que sans elle tout est désordre et guerre éternelle entre le monarque et les factions. Il faut donc respecter cette fiction dans toute son étendue. Si vous l’abandonnez un instant, vous retombez dans tous les dangers que vous avez tâché d’éviter. Or, vous l’abandonnez en restreignant les prérogatives du monarque, sous le prétexte de ses intentions. Car c’est admettre que ses intentions peuvent être soupçonnées. C’est donc admettre qu’il peut vouloir le mal, et par conséquent le faire. Dès lors vous avez détruit l’hypothèse sur laquelle son inviolabilité repose dans l’opinion. Dès lors le principe de la monarchie constitutionnelle est attaqué. D’après ce principe, il ne faut jamais envisager, dans l’action du pouvoir, que les ministres ; ils sont là pour en répondre. Le monarque est dans une enceinte à part et sacrée ; vos regards, vos soupçons ne doivent jamais l’atteindre. Il n’a point d’intentions, point de faiblesses, point de connivence avec ses ministres, car ce n’est pas un homme, c’est un pouvoir neutre et abstrait, au-dessus de la région des orages. Que si l’on taxe de métaphysique le point de vue constitutionnel sous lequel je considère cette question, je descendrai volontiers sur le terrain de l’application pratique et de la morale, et je dirai encore qu’il y aurait, à refuser au chef de l’état le droit de faire grâce aux ministres condamnés, un autre inconvénient qui serait d’autant plus grave que le motif même par lequel on limiterait sa prérogative serait plus fondé. Il se peut en effet qu’un prince, séduit par l’amour d’un pouvoir sans bornes, excite ses ministres à des trames coupables contre la constitution ou la liberté. Ces trames sont découvertes ; les agents criminels sont accusés, convaincus ; la sentence est portée. Que faites-vous, en disputant au prince le droit d’arrêter le glaive prêt à frapper les instruments de ses volontés secrètes, et en le forçant à autoriser leur châtiment ? Vous le placez entre [p. 82] ses devoirs politiques et les devoirs plus saints de la reconnaissance et de l’affection. Car le zèle irrégulier est pourtant du zèle, et les hommes ne sauraient punir sans ingratitude le dévouement qu’ils ont accepté. Vous le contraignez ainsi à un acte de lâcheté et de perfidie ; vous le livrez aux remords de sa conscience, vous l’avilissez à ses propres yeux ; vous le déconsidérez aux yeux de son peuple. C’est ce que firent les anglais, en obligeant Charles Ier à signer l’exécution de Stafford, et le pouvoir royal dégradé fut bientôt détruit. Si vous voulez conserver à la fois la monarchie et la liberté, luttez avec courage contre les ministres pour les écarter ; mais dans le prince, ménagez l’homme en honorant le monarque. Respectez en lui les sentiments du cœur, car les sentiments du cœur sont toujours respectables. Ne le soupçonnez pas d’erreurs que la constitution vous ordonne d’ignorer. Ne le réduisez pas surtout à les réparer par des rigueurs qui, dirigées sur des serviteurs trop aveuglément fidèles, deviendraient des crimes. Et remarquez que si nous sommes une nation, si nous avons des élections libres, ces erreurs ne seront pas dangereuses. Les ministres, en demeurant impunis, n’en seront pas moins désarmés. Que le prince exerce en leur faveur sa prérogative, la grâce est accordée, mais le délit est reconnu, et l’autorité échappe au coupable, car il ne peut ni continuer à gouverner l’état avec une majorité qui l’accuse, ni se créer, par des élections nouvelles, une nouvelle majorité, puisque dans ces élections, l’opinion populaire replacerait au sein de l’assemblée la majorité accusatrice. Que si nous n’étions pas une nation, si nous ne savions pas avoir des élections libres, toutes nos précautions seraient vaines. Nous n’emploierions jamais les moyens constitutionnels que nous préparons. Nous pourrions bien triompher à d’horribles époques par des violences brutales ; mais nous ne surveillerions, nous n’accuserions, nous ne jugerions jamais les ministres. Nous accourrions seulement pour les proscrire lorsqu’ils auraient été renversés. Quand un ministre a été condamné, soit qu’il ait subi la peine prononcée par sa sentence, soit que le monarque lui ait fait grâce, il doit être préservé pour l’avenir de toutes ces persécutions variées [p. 83] que les partis vainqueurs dirigent sous divers prétextes contre les vaincus. Ces partis affectent, pour justifier leurs mesures vexatoires, des craintes excessives. Ils savent bien que ces craintes ne sont pas fondées, et que ce serait faire trop d’honneur à l’homme, que de le supposer si ardent à s’attacher au pouvoir déchu. Mais la haine se cache sous les dehors de la pusillanimité, et pour s’acharner avec moins de honte sur un individu sans défense, on le présente comme un objet de terreur. Je voudrais que la loi mît un insurmontable obstacle à toutes ces rigueurs tardives, et qu’après avoir atteint le coupable, elle le prît sous sa protection. Je voudrais qu’il fût ordonné qu’un ministre, après qu’il aura subi sa peine, ne pourra être exilé, détenu ni éloigné de son domicile. Je ne connais rien de si honteux que ces proscriptions prolongées. Elles indignent les nations ou elles les corrompent. Elles réconcilient avec les victimes toutes les âmes un peu élevées. Tel ministre, dont l’opinion publique avait applaudi le châtiment, se trouve entouré de la pitié publique lorsque le châtiment légal est aggravé par l’arbitraire. Il résulte de toutes les dispositions précédentes que les ministres seront souvent dénoncés, accusés quelquefois, condamnés rarement, punis presque jamais. Ce résultat peut, à la première vue, paraître insuffisant aux hommes qui pensent que, pour les délits des ministres, comme pour ceux des individus, un châtiment positif et sévère est d’une justice exacte et d’une nécessité absolue. Je ne partage pas cette opinion. La responsabilité me semble devoir atteindre surtout deux buts, celui d’enlever la puissance aux ministres coupables, et celui d’entretenir dans la nation, par la vigilance de ses représentants, par la publicité de leurs débats, et par l’exercice de la liberté de la presse, appliquée à l’analyse de tous les actes ministériels, un esprit d’examen, un intérêt habituel au maintien de la constitution de l’état, une participation constante aux affaires, en un mot un sentiment animé de vie politique. Il ne s’agit donc pas, dans ce qui tient à la responsabilité, comme dans les circonstances ordinaires, de pourvoir à ce que l’innocence ne soit jamais menacée, et à ce que le crime ne demeure jamais impuni. Dans les questions de cette nature, le crime et l’innocence sont rarement d’une évidence complète. Ce [p. 84] qu’il faut, c’est que la conduite des ministres puisse être facilement soumise à une investigation scrupuleuse, et qu’en même temps beaucoup de ressources leur soient laissées pour échapper aux suites de cette investigation, si leur délit, fût-il prouvé, n’est pas tellement odieux qu’il ne mérite aucune grâce, non-seulement d’après les lois positives, mais aux yeux de la conscience et de l’équité universelle, plus indulgentes que les lois écrites. Cette douceur dans l’application pratique de la responsabilité, n’est qu’une conséquence nécessaire et juste du principe sur lequel toute sa théorie repose. J’ai montré qu’elle n’est jamais exempte d’un certain degré d’arbitraire : or l’arbitraire est dans toute circonstance un grave inconvénient. S’il atteignait les simples citoyens, rien ne pourrait le légitimer. Le traité des citoyens avec la société est clair et formel. Ils ont promis de respecter ses lois, elle a promis de les leur faire connaître. S’ils restent fidèles à leurs engagements, elle ne peut rien exiger de plus. Ils ont le droit de savoir clairement quelle sera la suite de leurs actions, dont chacune doit être prise à part et jugée d’après un texte précis. Les ministres ont fait avec la société un autre pacte. Ils ont accepté volontairement, dans l’espoir de la gloire, de la puissance ou de la fortune, des fonctions vastes et compliquées qui forment un tout compacte et indivisible. Aucune de leurs actions ministérielles ne peut être prise isolément. Ils ont donc consenti à ce que leur conduite fût jugée dans son ensemble. Or, c’est ce que ne peut faire aucune loi précise. De là le pouvoir discrétionnaire qui doit être exercé sur eux. Mais il est de l’équité scrupuleuse, il est du devoir strict de la société, d’apporter à l’exercice de ce pouvoir tous les adoucissements que la sûreté de l’état comporte. De là ce tribunal particulier, composé de manière à ce que ses membres soient préservés de toutes les passions populaires. De là cette faculté donnée à ce tribunal de ne prononcer que d’après sa conscience et de choisir ou de mitiger la peine. De là enfin ce recours à la clémence du roi, recours assuré à tous ses sujets, mais plus favorable aux ministres qu’à tout autre, d’après leurs relations personnelles. Oui, les ministres seront rarement punis. Mais si la constitution [p. 85] est libre et si la nation est énergique, qu’importe la punition d’un ministre, lorsque, frappé d’un jugement solennel, il est rentré dans la classe vulgaire, plus impuissant que le dernier citoyen, puisque la désapprobation l’accompagne et le poursuit ? La liberté n’en a pas moins été préservée de ses attaques, l’esprit public n’en a pas moins reçu l’ébranlement salutaire qui le ranime et le purifie, la morale sociale n’en a pas moins obtenu l’hommage éclatant du pouvoir traduit à sa barre et flétri par sa sentence. M Hastings n’a pas été puni : mais cet oppresseur de l’Inde a paru à genoux devant la chambre des pairs, et la voix de Fox, de Sheridan et de Burke, vengeresse de l’humanité longtemps foulée aux pieds, a réveillé dans l’âme du peuple anglais les émotions de la générosité et les sentiments de la justice, et forcé le calcul mercantile à pallier son avidité et à suspendre ses violences. Lord Melville n’a pas été puni, et je ne veux point contester son innocence. Mais l’exemple d’un homme vieilli dans la routine de la dextérité et dans l’habileté des spéculations, et dénoncé néanmoins malgré son adresse, accusé malgré ses nombreux appuis, a rappelé à ceux qui suivaient la même carrière, qu’il y a de l’utilité dans le désintéressement et de la sûreté dans la rectitude. Lord North n’a pas même été accusé. Mais en le menaçant d’une accusation, ses antagonistes ont reproduit les principes de la liberté constitutionnelle et proclamé le droit de chaque fraction d’un état, à ne supporter que les charges qu’elle a consenties. Enfin, plus anciennement encore, les persécuteurs de M Wilkes, n’ont été punis que par des amendes ; mais la poursuite et le jugement ont fortifié les garanties de la liberté individuelle, et consacré l’axiome que la maison de chaque anglais est son asile et son château fort. Tels sont les avantages de la responsabilité, et non pas quelques détentions et quelques supplices. La mort, ni même la captivité d’un homme n’ont jamais été nécessaires au salut d’un peuple ; car le salut d’un peuple doit [p. 86] être en lui-même. Une nation qui craindrait la vie ou la liberté d’un ministre dépouillé de sa puissance, serait une nation misérable. Elle ressemblerait à ces esclaves qui tuaient leurs maîtres, de peur qu’ils ne reparussent le fouet à la main. Si c’est pour l’exemple des ministres à venir qu’on veut diriger la rigueur sur les ministres déclarés coupables, je dirai que la douleur d’une accusation qui retentit dans l’Europe, la honte d’un jugement, la privation d’une place éminente, la solitude qui suit la disgrâce et que trouble le remords, sont pour l’ambition et pour l’orgueil des châtiments suffisamment sévères, des leçons suffisamment instructives. Il faut observer que cette indulgence pour les ministres, dans ce qui regarde la responsabilité, ne compromet en rien les droits et la sûreté des individus : car les délits qui attentent à ces droits et qui menacent cette sûreté, sont soumis à d’autres formes, jugés par d’autres juges. Un ministre peut se tromper sur la légitimité ou sur l’utilité d’une guerre ; il peut se tromper sur la nécessité d’une cession, dans un traité ; il peut se tromper dans une opération de finance. Il faut donc que ses juges soient investis de la puissance discrétionnaire d’apprécier ses motifs, c’est-à-dire, de peser des probabilités incertaines. Mais un ministre ne peut pas se tromper quand il attente illégalement à la liberté d’un citoyen. Il sait qu’il commet un crime. Il le sait aussi bien que tout individu qui se rendrait coupable de la même violence. Aussi l’indulgence qui est une justice dans l’examen des questions politiques, doit disparaître quand il s’agit d’actes illégaux ou arbitraires. Alors les lois communes reprennent leurs forces, les tribunaux ordinaires doivent prononcer, les peines doivent être précises, et leur application littérale. Sans doute, le roi peut faire grâce de la peine. Il le peut dans ce cas comme dans tous les autres. Mais sa clémence envers le coupable ne prive point l’individu lésé de la réparation que les tribunaux lui ont accordée.
La constitution actuelle est peut-être la seule qui ait établi sur la responsabilité des ministres, des principes parfaitement applicables et suffisamment étendus. Les ministres peuvent encourir l’accusation, et mériter d’être poursuivis, de trois manières : 1 par l’abus ou le mauvais emploi de leur pouvoir légal ; 2 par des actes illégaux, préjudiciables à l’intérêt public, sans rapport direct avec les particuliers ; 3 par des attentats contre la liberté, la sûreté et la propriété individuelle. J’ai prouvé dans un ouvrage qui a paru il y a trois mois, que cette dernière espèce de délit n’ayant aucun rapport avec les attributions dont les ministres sont revêtus légalement, ils rentraient à cet égard dans la classe des citoyens, et devaient être justiciables des tribunaux ordinaires. Il est certain que si un ministre, dans un accès de passion, enlevait une femme, ou si, dans un accès de colère, il tuait un homme, il ne devrait pas être accusé comme ministre, d’une manière particulière, mais subir, comme violateur des lois communes, les poursuites auxquelles son crime serait soumis par les lois communes, et dans les formes prescrites par elles. Or, il en est de tous les actes que la loi réprouve, comme de l’enlèvement et de l’homicide. Un ministre qui attente illégalement à la liberté ou à la propriété d’un citoyen, ne pèche pas comme ministre ; car aucune de ses attributions ne lui donne le droit d’attenter illégalement à la liberté ou à la propriété d’un individu. Il rentre donc dans la classe des autres coupables, et doit être poursuivi et puni comme eux. Il faut remarquer qu’il dépend de chacun de nous d’attenter à la liberté individuelle. Ce n’est point un privilège particulier aux ministres. Je puis, si je veux, soudoyer quatre hommes pour attendre mon ennemi au coin d’une rue, et l’entraîner dans quelque réduit obscur où je le tienne enfermé à l’insu de tout le monde. Le ministre qui fait enlever un citoyen, sans y être autorisé par la loi, commet le même crime. Sa qualité de ministre est étrangère à cet acte, et n’en change point la nature. Car, encore une fois, cette qualité ne lui donnant pas le droit de faire arrêter les citoyens, au mépris de la loi et contre ses dispositions formelles, le délit qu’il commet rentre dans la même classe que l’homicide, le rapt, ou tout autre crime privé. Sans doute la puissance légitime du ministre lui facilite les moyens de commettre des actes illégitimes ; mais cet emploi de sa puissance n’est qu’un délit de plus. C’est comme si un individu forgeait une nomination de ministre, pour en imposer à ses agents. Cet individu supposerait une mission, et s’arrogerait un pouvoir dont il ne serait pas investi. Le ministre qui ordonne un acte illégal, se prétend de même revêtu d’une autorité qui ne lui a pas été conférée. En conséquence pour tous les délits dont les individus sont les victimes, ils doivent avoir une action directe contre les ministres. On a voulu disputer aux tribunaux ordinaires le droit de prononcer sur les accusations de cette nature. L’on a tour à tour argué de la faiblesse des tribunaux qui craindraient de sévir contre des hommes puissants, et de l’inconvénient de confier à ces tribunaux ce qu’on a nommé les secrets de l’état. Cette dernière objection tient à d’anciennes idées. C’est un reste du système dans lequel on admettait que la sûreté de l’état pouvait exiger des actes arbitraires. Alors, comme l’arbitraire ne peut se motiver, puisqu’il suppose l’absence des faits et des preuves qui auraient rendu la loi suffisante, on prétend que le secret est indispensable. Quand un ministre a fait arrêter et détenir illégalement un citoyen, il est tout simple que ses apologistes attribuent cette vexation à des raisons secrètes, qui sont à la connaissance du ministre seul, et qu’il ne peut révéler sans compromettre la sûreté publique. Quant à moi, je ne connais pas de sûreté publique sans garantie individuelle. Je crois que la sûreté publique est surtout compromise, quand les citoyens voient dans l’autorité un péril au lieu d’une sauvegarde. Je crois que l’arbitraire est le véritable ennemi de la sûreté publique ; que les ténèbres dont l’arbitraire s’enveloppe, ne font qu’aggraver ses dangers ; qu’il n’y a de sûreté publique que dans la justice, de justice que par les lois, de lois que par les formes. Je crois que la liberté d’un seul citoyen intéresse assez le corps social, pour que la cause de toute rigueur exercée contre lui doive être connue par ses juges naturels. Je crois que tel est le but principal, le but sacré de toute institution politique, et que comme aucune constitution ne peut trouver ailleurs une légitimité complète, ce serait en vain qu’elle chercherait ailleurs une force et une durée certaine. Que si l’on prétend que les tribunaux seront trop faibles contre les agents coupables, c’est qu’on se représente ces tribunaux dans l’état d’incertitude, de dépendance, et de terreur dans lequel la révolution les avait placés. Des gouvernements inquiets sur leurs droits, menacés dans leurs intérêts, produits malheureux des factions, et déplorables héritiers de la haine que ces factions avaient inspirée, ne pouvaient ni créer ni souffrir des tribunaux indépendants. Notre constitution, en rendant inamovibles dès ce moment tous les juges qui seront nommés désormais, leur donne une indépendance dont ils ont trop longtemps été privés. Ils sauront qu’en jugeant des ministres, comme en jugeant d’autres accusés, ils ne peuvent encourir aucune animadversion constitutionnelle, qu’ils ne bravent aucun danger, et de leur sécurité naîtra tout à la fois l’impartialité, la modération et le courage. Ce n’est pas que les représentants de la nation n’aient aussi le droit et le devoir de s’élever contre les attentats que les ministres peuvent porter à la liberté, si les citoyens qui en sont victimes n’osent faire entendre leurs réclamations. L’article qui permet l’accusation contre les ministres, pour avoir compromis la sûreté ou l’honneur de l’état, assure à nos mandataires la faculté de les accuser, s’ils introduisent dans le gouvernement ce qu’il y a de plus contraire à la sûreté et à l’honneur de tout gouvernement, je veux dire l’arbitraire. L’on ne peut refuser au citoyen le droit d’exiger la réparation du tort qu’il éprouve : mais il faut aussi que les hommes investis de sa confiance, puissent prendre sa cause en main. Cette double garantie est légitime et indispensable. Notre constitution la consacre implicitement. Il restera maintenant à la concilier par la législation avec la garantie qu’on doit aussi aux ministres, qui, plus exposés que de simples particuliers, au dépit des passions blessées, doivent trouver dans les lois et dans les formes une protection équitable et suffisante. Il n’en est pas de même des actes illégaux, préjudiciables à l’intérêt public, sans rapport direct avec les particuliers, ou du mauvais emploi du pouvoir dont les ministres sont légalement investis. Il y a beaucoup d’actes illégaux qui ne mettent en péril que l’intérêt général. Il est clair que ces actes ne peuvent être dénoncés et poursuivis que par les assemblées représentatives. Aucun individu n’a l’intérêt ni le droit de s’en attribuer la poursuite. Quant à l’abus du pouvoir légal dont les ministres sont revêtus, il est plus clair encore que les représentants du peuple sont seuls en état de juger si l’abus existe, et qu’un tribunal particulier, possédant une autorité particulière, est seul à même de prononcer sur la gravité de cet abus. Notre constitution est donc éminemment sage, lorsqu’elle accorde à nos représentants la plus grande latitude dans leurs accusations, et lorsqu’elle confère un pouvoir discrétionnaire au tribunal qui doit prononcer. Il y a mille manières d’entreprendre injustement ou inutilement uneuerre, de diriger avec trop de précipitation, ou trop de lenteur, ou trop de négligence la guerre entreprise, d’apporter trop d’inflexibilité ou trop de faiblesse dans les négociations, d’ébranler le crédit, soit par des opérations hasardées, soit par des économies mal conçues, soit par des infidélités déguisées sous différents noms. Si chacune de ces manières de nuire à l’état devait être indiquée et spécifiée par une loi, le code de la responsabilité deviendrait un traité d’histoire et de politique, et encore ses dispositions n’atteindraient que le passé. Les ministres trouveraient facilement de nouveaux moyens de les éluder pour l’avenir. Aussi les anglais, si scrupuleusement attachés d’ailleurs, dans les objets qu’embrasse la loi commune, à l’application littérale de la loi, ne désignent-ils les délits qui appellent sur les ministres la responsabilité, que par les mots très-vagues de high crimes and misdemeanours, mots qui ne précisent ni le degré ni la nature du crime. On croira peut-être que c’est placer les ministres dans une situation bien défavorable et bien périlleuse. Tandis qu’on exige, pour les simples citoyens, la sauvegarde de la précision la plus exacte, et la garantie de la lettre de la loi, les ministres sont livrés à une sorte d’arbitraire exercé sur eux, et par leurs accusateurs et par leurs juges. Mais cet arbitraire est dans l’essence de la chose même, ses inconvénients doivent être adoucis par la solennité des formes, le caractère auguste des juges et la modération des peines. Mais le principe doit être posé : et il vaut toujours mieux avouer en théorie ce qui ne peut être évité dans la pratique. Un ministre peut faire tant de mal, sans s’écarter de la lettre d’aucune loi positive, que si vous ne préparez pas des moyens constitutionnels de réprimer ce mal et de punir ou d’éloigner le coupable (car il s’agit beaucoup plus d’enlever le pouvoir aux ministres prévaricateurs, que de les punir), la nécessité fera trouver ces moyens hors de la constitution même. Les hommes réduits à chicaner sur les termes ou à enfreindre les formes, deviendront haineux, perfides et violents. Ne voyant point de route tracée, ils s’en fraieront une qui sera plus courte, mais aussi plus désordonnée et plus dangereuse. Il y a, dans la réalité, une force qu’aucune adresse n’élude longtemps. Si en ne dirigeant contre les ministres que des lois précises, qui n’atteignent jamais l’ensemble de leurs actes et la tendance de leur administration, vous les dérobez de fait à toutes les lois, on ne les jugera plus d’après vos dispositions minutieuses et inapplicables : on sévira contre eux d’après les inquiétudes qu’ils auront causées, le mal qu’ils auront fait, et le degré de ressentiment qui en sera la suite. Ce qui me persuade que je ne suis point un ami de l’arbitraire, en posant en axiome que la loi sur la responsabilité ne saurait être détaillée, comme les lois communes, et que c’est une loi politique dont la nature et l’application ont inévitablement quelque chose de discrétionnaire, c’est que j’ai pour moi, comme je viens de le dire, l’exemple des anglais, et que non-seulement depuis cent trente-quatre ans la liberté existe chez eux, sans trouble et sans orages, mais que de tous leurs ministres, exposés à une responsabilité indéfinie, et perpétuellement dénoncés par l’opposition, un bien petit nombre a été soumis à un jugement, aucun n’a subi une peine. Nos souvenirs ne doivent pas nous tromper. Nous avons été furieux et turbulents comme des esclaves qui brisaient leurs fers. Mais aujourd’hui nous sommes devenus un peuple libre, et si nous continuons à l’être, si nous organisons avec hardiesse et franchise des institutions de liberté, nous serons bientôt calmes et sages comme un peuple libre. Je ne m’arrêterai point à prouver ici que la poursuite des ministres doit être confiée, comme la constitution l’ordonne, aux représentants de la nation ; mais je ferai ressortir un avantage de la constitution actuelle sur toutes celles qui l’ont précédée. L’accusation, la poursuite, l’instruction, le jugement, tout peut être public, tandis qu’auparavant il était sinon décrété, du moins admis, que ces procédures solennelles devaient s’instruire secrètement. Comme il y a dans les hommes investis de l’autorité, une disposition constante à s’entourer d’un mystère qui, dans leur opinion, ajoute à leur importance, je reproduirai quelques raisonnements que j’ai déjà allégués dans un autre ouvrage, en faveur de la publicité des accusations. L’on prétend que cette publicité met à la merci d’orateurs imprudents les secrets de l’état, que l’honneur des ministres sera compromis sans cesse par des accusations hasardées, enfin, que ces accusations, lors même qu’elles seraient prouvées fausses, n’en auront pas moins donné à l’opinion un ébranlement dangereux. Mais les secrets de l’état ne sont pas en aussi grand nombre qu’aime à l’affirmer le charlatanisme ou que l’ignorance aime à le croire : le secret n’est guère indispensable que dans quelques circonstances rares et momentanées, pour quelque expédition militaire, par exemple, ou pour quelque alliance décisive à une époque de crise. Dans tous les autres cas, l’autorité ne veut le secret que pour agir sans contradiction, et la plupart du temps, après avoir agi, elle regrette la contradiction qui l’aurait éclairée. Dans les cas où le secret est vraiment nécessaire, les questions qui sont du ressort de la responsabilité ne tendent point à la divulguer. Car elles ne sont débattues qu’après que l’objet qui les a fait naître est devenu public. Le droit de paix et de guerre, la conduite des opérations militaires, celle des négociations, la conclusion des traités appartiennent au pouvoir exécutif. Ce n’est qu’après qu’une guerre a été entreprise, qu’on peut rendre les ministres responsables de la légitimité de cette guerre. Ce n’est qu’après qu’une expédition a réussi ou manqué, qu’on peut en demander compte aux ministres. Ce n’est qu’après qu’un traité a été conclu, qu’on peut examiner le contenu de ce traité. Les discussions ne s’établissent donc que sur des questions déjà connues. Elles ne divulguent aucun fait. Elles placent seulement des faits publics sous un nouveau point de vue. L’honneur des ministres, loin d’exiger que les accusations intentées contre eux soient enveloppées de mystère, exige plutôt impérieusement que l’examen se fasse au grand jour. Un ministre, justifié dans le secret, n’est jamais complètement justifié. Les accusations ne sauraient être ignorées. Le mouvement qui les dicte porte inévitablement ceux qui les intentent à les révéler. Mais, révélées ainsi dans des conversations vagues, elles prennent toute la gravité que la passion cherche à leur donner. La vérité n’est pas admise à les réfuter. Vous n’empêchez pas l’accusateur de parler, vous empêchez seulement qu’on ne lui réponde. Les ennemis du ministre profitent du voile qui couvre ce qui est, pour accréditer ce qui n’est pas. Une explication publique et complète, où les organes de la nation auraient éclairé la nation entière, sur la conduite du ministre dénoncé, eût prouvé peut-être à la fois leur modération et son innocence. Une discussion secrète laisse planer sur lui l’accusation qui n’est repoussée que par une enquête mystérieuse, et peser sur eux l’apparence de la connivence, de la faiblesse ou de la complicité. Les mêmes raisonnements s’appliquent à l’ébranlement que vous craignez de donner à l’opinion. Un homme puissant ne peut être inculpé sans que cette opinion ne s’éveille, et sans que la curiosité ne s’agite. Leur échapper est impossible. Ce qu’il faut, c’est rassurer l’une, et vous ne le pouvez qu’en satisfaisant l’autre. On ne conjure point les dangers en les dérobant aux regards. Ils s’augmentent, au contraire, de la nuit dont on les entoure. Les objets se grossissent au sein des ténèbres. Tout paraît dans l’ombre hostile et gigantesque. Les déclamations inconsidérées, les accusations sans fondement s’usent d’elles-mêmes, se décréditent, et cessent enfin, par le seul effet de l’opinion qui les juge et les flétrit. Elles ne sont dangereuses que sous le despotisme, ou dans les démagogies sans contrepoids constitutionnel : sous le despotisme, parce qu’en circulant malgré lui, elles participent de la faveur de tout ce qui lui est opposé ; dans les démagogies, parce que tous les pouvoirs étant réunis et confondus comme sous le despotisme, quiconque s’en empare, en subjuguant la foule par la parole, est maître absolu. C’est le despotisme sous un autre nom. Mais quand les pouvoirs sont balancés, et qu’ils se contiennent l’un par l’autre, la parole n’a point cette influence rapide et immodérée. Il y a aussi en Angleterre, dans la chambre des communes, des déclamateurs et des hommes turbulents. Qu’arrive-t-il ? Ils parlent, on ne les écoute pas, et ils se taisent. L’intérêt qu’attache une assemblée à sa propre dignité, lui apprend à réprimer ses membres, sans qu’il soit besoin d’étouffer leur voix. Le public se forme de même à l’appréciation des harangues violentes et des accusations mal fondées. Laissez-lui faire son éducation. Il faut qu’elle se fasse. L’interrompre, ce n’est que la retarder. Veillez, si vous le croyez indispensable, sur les résultats immédiats. Que la loi prévienne les troubles : mais dites-vous bien que la publicité est le moyen le plus infaillible de les prévenir : elle met de votre parti la majorité nationale, qu’autrement vous auriez à réprimer, peut-être à combattre. Cette majorité vous seconde. Vous avez la raison pour auxiliaire, mais pour obtenir cet auxiliaire, il ne faut pas le tenir dans l’ignorance, il faut au contraire l’éclairer. Voulez-vous être sûr qu’un peuple sera paisible ? Dites-lui sur ses intérêts tout ce que vous pouvez lui dire. Plus il en saura, plus il jugera sainement et avec calme. Il s’effraie de ce qu’on lui cache, et il s’irrite de son effroi. La constitution donne aux ministres un tribunal particulier. Elle profite de l’institution de la pairie pour la constituer juge des ministres, dans toutes les causes où un individu lésé ne se porte pas pour accusateur. Les pairs sont en effet les seuls juges dont les lumières soient suffisantes et l’impartialité assurée. La mise en accusation des ministres est, dans le fait, un procès entre le pouvoir exécutif et le pouvoir du peuple. Il faut donc, pour le terminer, recourir à un tribunal qui ait un intérêt distinct à la fois et de celui du peuple et de celui du gouvernement, et qui, néanmoins, soit réuni, par un autre intérêt, à celui du gouvernement et à celui du peuple. La pairie réunit ces deux conditions. Ses priviléges séparent du peuple les individus qui en sont investis. Ils n’ont plus à rentrer dans la condition commune. Ils ont donc un intérêt distinct de l’intérêt populaire. Mais le nombre des pairs mettant toujours obstacle à ce que la majorité d’entre eux puisse participer au gouvernement, cette majorité a, sous ce rapport, un intérêt distinct de l’intérêt du gouvernement. En même temps, les pairs sont intéressés à la liberté du peuple : car, si la liberté du peuple était anéantie, la liberté des pairs et leur dignité disparaîtraient. Ils sont intéressés de même au maintien du gouvernement ; car, si le gouvernement était renversé, avec lui s’abîmerait leur institution. La chambre des pairs est donc, par l’indépendance et la neutralité qui la caractérisent, le juge convenable des ministres. Placés dans un poste qui inspire naturellement l’esprit conservateur à ceux qui l’occupent, formés par leur éducation à la connaissance des grands intérêts de l’état ; initiés par leurs fonctions dans la plupart des secrets de l’administration, les pairs reçoivent encore de leur position sociale une gravité qui leur commande la maturité de l’examen et une douceur de mœurs qui, en les disposant aux ménagements et aux égards, supplée à la loi positive, par les scrupules délicats de l’équité. Les représentants de la nation, appelés à surveiller l’emploi de la puissance et les actes de l’administration publique, et plus ou moins admis dans les détails des négociations, puisque les ministres leur en doivent un compte, lorsqu’elles sont terminées, paraissent d’abord aussi en état que les pairs de décider si ces ministres méritent l’approbation ou le blâme, l’indulgence ou le châtiment. Mais les représentants de la nation, électifs pour un espace de temps limité, et ayant besoin de plaire à leurs commettants, se ressentent toujours de leur origine populaire et de leur situation qui redevient précaire à des époques fixes. Cette situation les jette dans une double dépendance, celle de la popularité et celle de la faveur. Ils sont d’ailleurs appelés à se montrer souvent les antagonistes des ministres, et par cela même qu’ils peuvent devenir leurs accusateurs, ils ne sauraient être leurs juges. Quant aux tribunaux ordinaires, ils peuvent et doivent juger les ministres coupables d’attentats contre les individus ; mais leurs membres sont peu propres à prononcer sur des causes qui sont politiques bien plutôt que judiciaires ; ils sont plus ou moins étrangers aux connaissances diplomatiques, aux combinaisons militaires, aux opérations de finances : ils ne connaissent qu’imparfaitement l’état de l’Europe, ils n’ont étudié que les codes des lois positives, ils sont astreints, par leurs devoirs habituels, à n’en consulter que la lettre morte, et à n’en requérir que l’application stricte. L’esprit subtil de la jurisprudence est opposé à la nature des grandes questions qui doivent être envisagées sous le rapport public, national, quelquefois même européen, et sur lesquelles les pairs doivent prononcer comme juges suprêmes, d’après leurs lumières, leur honneur et leur conscience. Car la constitution investit les pairs d’un pouvoir discrétionnaire, non-seulement pour caractériser le délit, mais pour infliger la peine. En effet, les délits dont les ministres peuvent se rendre coupables, ne se composent ni d’un seul acte, ni d’une série d’actes positifs dont chacun puisse motiver une loi précise ; des nuances que la parole ne peut désigner, et qu’à plus forte raison la loi ne peut saisir, les aggravent ou les atténuent. Toute tentative pour rédiger sur la responsabilité des ministres une loi précise et détaillée, comme doivent l’être les lois criminelles, est inévitablement illusoire ; la conscience des pairs est juge compétent, et cette conscience doit pouvoir prononcer en liberté sur le châtiment comme sur le crime. J’aurais voulu seulement que la constitution ordonnât qu’aucune peine infamante ne frapperait jamais les ministres. Les peines infamantes ont des inconvénients généraux qui deviennent plus fâcheux encore, lorsqu’elles atteignent des hommes que le monde a contemplés dans une situation éclatante. Toutes les fois que la loi s’arroge la distribution de l’honneur et de la honte, elle empiète maladroitement sur le domaine de l’opinion, et cette dernière est disposée à réclamer sa suprématie. Il en résulte une lutte qui tourne toujours au détriment de la loi. Cette lutte doit surtout avoir lieu, quand il s’agit de délits politiques, sur lesquels les opinions sont nécessairement partagées. L’on affaiblit le sens moral de l’homme, lorsqu’on lui commande, au nom de l’autorité, l’estime ou le mépris. Ce sens ombrageux et délicat est froissé par la violence qu’on prétend lui faire, et il arrive qu’à la fin un peuple ne sait plus ce qu’est le mépris ou ce qu’est l’estime. Dirigées même en perspective contre des hommes qu’il est utile d’entourer, durant leurs fonctions, de considération et de respect, les peines infamantes les dégradent en quelque sorte d’avance. L’aspect du ministre qui subirait une punition flétrissante, avilirait dans l’esprit du peuple le ministre encore en pouvoir. Enfin, l’espèce humaine n’a que trop de penchant à fouler aux pieds les grandeurs tombées. Gardons-nous d’encourager ce penchant. Ce qu’après la chute d’un ministre on appellerait haine du crime, ne serait le plus souvent qu’un reste d’envie, et du dédain pour le malheur. La constitution n’a point limité le droit de grâce appartenant au chef de l’état. Il peut donc l’exercer en faveur des ministres condamnés. Je sais que cette disposition a porté l’alarme dans plus d’un esprit ombrageux. Un monarque, a-t-on dit, peut commander à ses ministres des actes coupables, et leur pardonner ensuite. C’est donc encourager par l’assurance de l’impunité le zèle des ministres serviles et l’audace des ministres ambitieux. Pour juger cette objection, il faut remonter au premier principe de la monarchie constitutionnelle, je veux dire à l’inviolabilité. L’inviolabilité suppose que le monarque ne peut pas mal faire. Il est évident que cette hypothèse est une fiction légale, qui n’affranchit pas réellement, des affections et des faiblesses de l’humanité, l’individu placé sur le trône. Mais l’on a senti que cette fiction légale était nécessaire, pour l’intérêt de l’ordre et de la liberté même, parce que sans elle tout est désordre et guerre éternelle entre le monarque et les factions. Il faut donc respecter cette fiction dans toute son étendue. Si vous l’abandonnez un instant, vous retombez dans tous les dangers que vous avez tâché d’éviter. Or, vous l’abandonnez en restreignant les prérogatives du monarque, sous le prétexte de ses intentions. Car c’est admettre que ses intentions peuvent être soupçonnées. C’est donc admettre qu’il peut vouloir le mal, et par conséquent le faire. Dès lors vous avez détruit l’hypothèse sur laquelle son inviolabilité repose dans l’opinion. Dès lors le principe de la monarchie constitutionnelle est attaqué. D’après ce principe, il ne faut jamais envisager, dans l’action du pouvoir, que les ministres ; ils sont là pour en répondre. Le monarque est dans une enceinte à part et sacrée ; vos regards, vos soupçons ne doivent jamais l’atteindre. Il n’a point d’intentions, point de faiblesses, point de connivence avec ses ministres, car ce n’est pas un homme, c’est un pouvoir neutre et abstrait, au-dessus de la région des orages. Que si l’on taxe de métaphysique le point de vue constitutionnel sous lequel je considère cette question, je descendrai volontiers sur le terrain de l’application pratique et de la morale, et je dirai encore qu’il y aurait, à refuser au chef de l’état le droit de faire grâce aux ministres condamnés, un autre inconvénient qui serait d’autant plus grave que le motif même par lequel on limiterait sa prérogative serait plus fondé. Il se peut en effet qu’un prince, séduit par l’amour d’un pouvoir sans bornes, excite ses ministres à des trames coupables contre la constitution ou la liberté. Ces trames sont découvertes ; les agents criminels sont accusés, convaincus ; la sentence est portée. Que faites-vous, en disputant au prince le droit d’arrêter le glaive prêt à frapper les instruments de ses volontés secrètes, et en le forçant à autoriser leur châtiment ? Vous le placez entre ses devoirs politiques et les devoirs plus saints de la reconnaissance et de l’affection. Car le zèle irrégulier est pourtant du zèle, et les hommes ne sauraient punir sans ingratitude le dévouement qu’ils ont accepté. Vous le contraignez ainsi à un acte de lâcheté et de perfidie ; vous le livrez aux remords de sa conscience, vous l’avilissez à ses propres yeux ; vous le déconsidérez aux yeux de son peuple. C’est ce que firent les anglais, en obligeant Charles Ier à signer l’exécution de Stafford, et le pouvoir royal dégradé fut bientôt détruit. Si vous voulez conserver à la fois la monarchie et la liberté, luttez avec courage contre les ministres pour les écarter ; mais dans le prince, ménagez l’homme en honorant le monarque. Respectez en lui les sentiments du cœur, car les sentiments du cœur sont toujours respectables. Ne le soupçonnez pas d’erreurs que la constitution vous ordonne d’ignorer. Ne le réduisez pas surtout à les réparer par des rigueurs qui, dirigées sur des serviteurs trop aveuglément fidèles, deviendraient des crimes. Et remarquez que si nous sommes une nation, si nous avons des élections libres, ces erreurs ne seront pas dangereuses. Les ministres, en demeurant impunis, n’en seront pas moins désarmés. Que le prince exerce en leur faveur sa prérogative, la grâce est accordée, mais le délit est reconnu, et l’autorité échappe au coupable, car il ne peut ni continuer à gouverner l’état avec une majorité qui l’accuse, ni se créer, par des élections nouvelles, une nouvelle majorité, puisque dans ces élections, l’opinion populaire replacerait au sein de l’assemblée la majorité accusatrice. Que si nous n’étions pas une nation, si nous ne savions pas avoir des élections libres, toutes nos précautions seraient vaines. Nous n’emploierions jamais les moyens constitutionnels que nous préparons. Nous pourrions bien triompher à d’horribles époques par des violences brutales ; mais nous ne surveillerions, nous n’accuserions, nous ne jugerions jamais les ministres. Nous accourrions seulement pour les proscrire lorsqu’ils auraient été renversés. Quand un ministre a été condamné, soit qu’il ait subi la peine prononcée par sa sentence, soit que le monarque lui ait fait grâce, il doit être préservé pour l’avenir de toutes ces persécutions variées que les partis vainqueurs dirigent sous divers prétextes contre les vaincus. Ces partis affectent, pour justifier leurs mesures vexatoires, des craintes excessives. Ils savent bien que ces craintes ne sont pas fondées, et que ce serait faire trop d’honneur à l’homme, que de le supposer si ardent à s’attacher au pouvoir déchu. Mais la haine se cache sous les dehors de la pusillanimité, et pour s’acharner avec moins de honte sur un individu sans défense, on le présente comme un objet de terreur. Je voudrais que la loi mît un insurmontable obstacle à toutes ces rigueurs tardives, et qu’après avoir atteint le coupable, elle le prît sous sa protection. Je voudrais qu’il fût ordonné qu’un ministre, après qu’il aura subi sa peine, ne pourra être exilé, détenu ni éloigné de son domicile. Je ne connais rien de si honteux que ces proscriptions prolongées. Elles indignent les nations ou elles les corrompent. Elles réconcilient avec les victimes toutes les âmes un peu élevées. Tel ministre, dont l’opinion publique avait applaudi le châtiment, se trouve entouré de la pitié publique lorsque le châtiment légal est aggravé par l’arbitraire. Il résulte de toutes les dispositions précédentes que les ministres seront souvent dénoncés, accusés quelquefois, condamnés rarement, punis presque jamais. Ce résultat peut, à la première vue, paraître insuffisant aux hommes qui pensent que, pour les délits des ministres, comme pour ceux des individus, un châtiment positif et sévère est d’une justice exacte et d’une nécessité absolue. Je ne partage pas cette opinion. La responsabilité me semble devoir atteindre surtout deux buts, celui d’enlever la puissance aux ministres coupables, et celui d’entretenir dans la nation, par la vigilance de ses représentants, par la publicité de leurs débats, et par l’exercice de la liberté de la presse, appliquée à l’analyse de tous les actes ministériels, un esprit d’examen, un intérêt habituel au maintien de la constitution de l’état, une participation constante aux affaires, en un mot un sentiment animé de vie politique. Il ne s’agit donc pas, dans ce qui tient à la responsabilité, comme dans les circonstances ordinaires, de pourvoir à ce que l’innocence ne soit jamais menacée, et à ce que le crime ne demeure jamais impuni. Dans les questions de cette nature, le crime et l’innocence sont rarement d’une évidence complète. Ce qu’il faut, c’est que la conduite des ministres puisse être facilement soumise à une investigation scrupuleuse, et qu’en même temps beaucoup de ressources leur soient laissées pour échapper aux suites de cette investigation, si leur délit, fût-il prouvé, n’est pas tellement odieux qu’il ne mérite aucune grâce, non-seulement d’après les lois positives, mais aux yeux de la conscience et de l’équité universelle, plus indulgentes que les lois écrites. Cette douceur dans l’application pratique de la responsabilité, n’est qu’une conséquence nécessaire et juste du principe sur lequel toute sa théorie repose. J’ai montré qu’elle n’est jamais exempte d’un certain degré d’arbitraire : or l’arbitraire est dans toute circonstance un grave inconvénient. S’il atteignait les simples citoyens, rien ne pourrait le légitimer. Le traité des citoyens avec la société est clair et formel. Ils ont promis de respecter ses lois, elle a promis de les leur faire connaître. S’ils restent fidèles à leurs engagements, elle ne peut rien exiger de plus. Ils ont le droit de savoir clairement quelle sera la suite de leurs actions, dont chacune doit être prise à part et jugée d’après un texte précis. Les ministres ont fait avec la société un autre pacte. Ils ont accepté volontairement, dans l’espoir de la gloire, de la puissance ou de la fortune, des fonctions vastes et compliquées qui forment un tout compacte et indivisible. Aucune de leurs actions ministérielles ne peut être prise isolément. Ils ont donc consenti à ce que leur conduite fût jugée dans son ensemble. Or, c’est ce que ne peut faire aucune loi précise. De là le pouvoir discrétionnaire qui doit être exercé sur eux. Mais il est de l’équité scrupuleuse, il est du devoir strict de la société, d’apporter à l’exercice de ce pouvoir tous les adoucissements que la sûreté de l’état comporte. De là ce tribunal particulier, composé de manière à ce que ses membres soient préservés de toutes les passions populaires. De là cette faculté donnée à ce tribunal de ne prononcer que d’après sa conscience et de choisir ou de mitiger la peine. De là enfin ce recours à la clémence du roi, recours assuré à tous ses sujets, mais plus favorable aux ministres qu’à tout autre, d’après leurs relations personnelles. Oui, les ministres seront rarement punis. Mais si la constitution est libre et si la nation est énergique, qu’importe la punition d’un ministre, lorsque, frappé d’un jugement solennel, il est rentré dans la classe vulgaire, plus impuissant que le dernier citoyen, puisque la désapprobation l’accompagne et le poursuit ? La liberté n’en a pas moins été préservée de ses attaques, l’esprit public n’en a pas moins reçu l’ébranlement salutaire qui le ranime et le purifie, la morale sociale n’en a pas moins obtenu l’hommage éclatant du pouvoir traduit à sa barre et flétri par sa sentence. M Hastings n’a pas été puni : mais cet oppresseur de l’Inde a paru à genoux devant la chambre des pairs, et la voix de Fox, de Sheridan et de Burke, vengeresse de l’humanité longtemps foulée aux pieds, a réveillé dans l’âme du peuple anglais les émotions de la générosité et les sentiments de la justice, et forcé le calcul mercantile à pallier son avidité et à suspendre ses violences. Lord Melville n’a pas été puni, et je ne veux point contester son innocence. Mais l’exemple d’un homme vieilli dans la routine de la dextérité et dans l’habileté des spéculations, et dénoncé néanmoins malgré son adresse, accusé malgré ses nombreux appuis, a rappelé à ceux qui suivaient la même carrière, qu’il y a de l’utilité dans le désintéressement et de la sûreté dans la rectitude. Lord North n’a pas même été accusé. Mais en le menaçant d’une accusation, ses antagonistes ont reproduit les principes de la liberté constitutionnelle et proclamé le droit de chaque fraction d’un état, à ne supporter que les charges qu’elle a consenties. Enfin, plus anciennement encore, les persécuteurs de M Wilkes, n’ont été punis que par des amendes ; mais la poursuite et le jugement ont fortifié les garanties de la liberté individuelle, et consacré l’axiome que la maison de chaque anglais est son asile et son château fort. Tels sont les avantages de la responsabilité, et non pas quelques détentions et quelques supplices. La mort, ni même la captivité d’un homme n’ont jamais été nécessaires au salut d’un peuple ; car le salut d’un peuple doit être en lui-même. Une nation qui craindrait la vie ou la liberté d’un ministre dépouillé de sa puissance, serait une nation misérable. Elle ressemblerait à ces esclaves qui tuaient leurs maîtres, de peur qu’ils ne reparussent le fouet à la main. Si c’est pour l’exemple des ministres à venir qu’on veut diriger la rigueur sur les ministres déclarés coupables, je dirai que la douleur d’une accusation qui retentit dans l’Europe, la honte d’un jugement, la privation d’une place éminente, la solitude qui suit la disgrâce et que trouble le remords, sont pour l’ambition et pour l’orgueil des châtiments suffisamment sévères, des leçons suffisamment instructives. Il faut observer que cette indulgence pour les ministres, dans ce qui regarde la responsabilité, ne compromet en rien les droits et la sûreté des individus : car les délits qui attentent à ces droits et qui menacent cette sûreté, sont soumis à d’autres formes, jugés par d’autres juges. Un ministre peut se tromper sur la légitimité ou sur l’utilité d’une guerre ; il peut se tromper sur la nécessité d’une cession, dans un traité ; il peut se tromper dans une opération de finance. Il faut donc que ses juges soient investis de la puissance discrétionnaire d’apprécier ses motifs, c’est-à-dire, de peser des probabilités incertaines. Mais un ministre ne peut pas se tromper quand il attente illégalement à la liberté d’un citoyen. Il sait qu’il commet un crime. Il le sait aussi bien que tout individu qui se rendrait coupable de la même violence. Aussi l’indulgence qui est une justice dans l’examen des questions politiques, doit disparaître quand il s’agit d’actes illégaux ou arbitraires. Alors les lois communes reprennent leurs forces, les tribunaux ordinaires doivent prononcer, les peines doivent être précises, et leur application littérale. Sans doute, le roi peut faire grâce de la peine. Il le peut dans ce cas comme dans tous les autres. Mais sa clémence envers le coupable ne prive point l’individu lésé de la réparation que les tribunaux lui ont accordée.


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