Différences entre les versions de « Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 5 - les régimes totalitaires »

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En pratique, ce que les communistes se proposent de faire c’est de priver de leurs revenus les propriétaires de capital productif, les propriétaires fonciers, les obligataires et les actionnaires. Ils pensent que si tous les revenus étaient perçus sous forme de salaires, la rente, l’intérêt, et le profit cesseraient de provoquer l’inégalité sociale, ce qui mettrait fin à la lutte des classes, à la guerre et aux maux d’une société fondée sur la convoitise. Mais la vérité est que les inégalités qui provoquent l’ambition et les conflits d’intérêt subsisteront même si les salaires sont égaux. Car la différence qu’il y a entre travailler dans une mine et dans un bureau, sur un sol riche ou pauvre, avec de bons ou de mauvais outils, avec des machines ou à la main, subsistera. La disparition des propriétaires et des capitalistes ne signifierait pas qu’il n’existe plus d’avantages qui vaillent la peine de lutter pour les obtenir. Même si un terrassier était aussi bien payé qu’un commissaire du peuple, le sort du commissaire du peuple paraîtrait toujours préférable. A moins que l’Etat communiste ne trouve le moyen de faire croire à chaque individu que son sort est aussi bon que celui de n’importe qui, il y aura toujours, si l’interprétation communiste de la nature humaine est exacte, des avantages sociaux que les hommes voudront obtenir et défendre.  
En pratique, ce que les communistes se proposent de faire c’est de priver de leurs revenus les propriétaires de capital productif, les propriétaires fonciers, les obligataires et les actionnaires. Ils pensent que si tous les revenus étaient perçus sous forme de salaires, la rente, l’intérêt, et le profit cesseraient de provoquer l’inégalité sociale, ce qui mettrait fin à la lutte des classes, à la guerre et aux maux d’une société fondée sur la convoitise. Mais la vérité est que les inégalités qui provoquent l’ambition et les conflits d’intérêt subsisteront même si les salaires sont égaux. Car la différence qu’il y a entre travailler dans une mine et dans un bureau, sur un sol riche ou pauvre, avec de bons ou de mauvais outils, avec des machines ou à la main, subsistera. La disparition des propriétaires et des capitalistes ne signifierait pas qu’il n’existe plus d’avantages qui vaillent la peine de lutter pour les obtenir. Même si un terrassier était aussi bien payé qu’un commissaire du peuple, le sort du commissaire du peuple paraîtrait toujours préférable. A moins que l’Etat communiste ne trouve le moyen de faire croire à chaque individu que son sort est aussi bon que celui de n’importe qui, il y aura toujours, si l’interprétation communiste de la nature humaine est exacte, des avantages sociaux que les hommes voudront obtenir et défendre.  


Dans une société socialiste, comme un observateur particulièrement doué l’a remarqué en Russie<ref>M. Polanyi. Voir ‘’USSR Economics’’, p. 18, Manchester University Press, 1936.</ref>, l’organisation économique possède « un mécanisme presque identique à celui du capitalisme », c’est-à-dire à celui du capitalisme de monopole. « La principale différence est que la « propriété » n’est pas transmissible par voie de convention privée, puisque c’est le gouvernement qui désigne les « propriétaires » (les administrateurs). Dans un tel système les entreprises deviennent nécessairement des unités séparées sous le contrôle effectif d’administrateurs qui se montrent capables d’exploiter au mieux les ressources et les débouchés locaux… Les soviets locaux présentent à la commission centrale du plan divers projets qu’ils considèrent intéressants. La commission en retient un certain nombre qu’elle juge avantageux ; les autorités locales reçoivent alors l’argent nécessaire pour en entreprendre l’exécution, et on les considère comme responsables de leur succès. Les projets approuvés figurent dès lors au plan national de l’année. La commission joue donc simplement vis-à-vis des autorités locales le rôle d’un commanditaire à l’égard d’un chef d’entreprise… La meilleure façon de se rendre compte du fonctionnement de ce système est d’imaginer que dans un pays capitaliste toutes les entreprises privées sont transformées en sociétés anonymes, les actions étant détenues par l’Etat qui nomme l’administrateur de chaque entreprise ».  
Dans une société socialiste, comme un observateur particulièrement doué l’a remarqué en Russie<ref>M. Polanyi. Voir ''USSR Economics'', p. 18, Manchester University Press, 1936.</ref>, l’organisation économique possède « un mécanisme presque identique à celui du capitalisme », c’est-à-dire à celui du capitalisme de monopole. « La principale différence est que la « propriété » n’est pas transmissible par voie de convention privée, puisque c’est le gouvernement qui désigne les « propriétaires » (les administrateurs). Dans un tel système les entreprises deviennent nécessairement des unités séparées sous le contrôle effectif d’administrateurs qui se montrent capables d’exploiter au mieux les ressources et les débouchés locaux… Les soviets locaux présentent à la commission centrale du plan divers projets qu’ils considèrent intéressants. La commission en retient un certain nombre qu’elle juge avantageux ; les autorités locales reçoivent alors l’argent nécessaire pour en entreprendre l’exécution, et on les considère comme responsables de leur succès. Les projets approuvés figurent dès lors au plan national de l’année. La commission joue donc simplement vis-à-vis des autorités locales le rôle d’un commanditaire à l’égard d’un chef d’entreprise… La meilleure façon de se rendre compte du fonctionnement de ce système est d’imaginer que dans un pays capitaliste toutes les entreprises privées sont transformées en sociétés anonymes, les actions étant détenues par l’Etat qui nomme l’administrateur de chaque entreprise ».  


Ce système ressemble beaucoup, par ses traits essentiels, à celui qui fonctionne aux Etats-Unis lorsqu’il s’agit d’engager des dépenses pour l’exécution des travaux publics. En régime socialiste, toutes les entreprises importantes sont ce que nous appelons des travaux publics. Est-il nécessaire de rappeler l’acuité de la rivalité qui s’exerce pour obtenir des crédits, non seulement entre différentes communautés, mais encore entre les intéressés à divers projets à l’intérieur d’une même communauté ? Les travaux publics sont la propriété de la communauté ; ils ne sont pas exécutés pour le profit d’actionnaires privés. Cependant, l’antagonisme entre les divers groupes intéressés à des projets contradictoires n’en est pas moins aigu<ref>On en trouve un exemple dans le grave conflit politique suscité entre les villes de Jacksonville et de Miami, au sujet du canal de Floride, entre les Etats riverains des Grands Lacs et l’Etat de New-York au sujet de la route maritime du Saint-Laurent.</ref>. Et pourtant dans un régime socialiste, ce ne sont pas seulement quelques intérêts, mais tous les intérêts de chacun qui sont affectés directement par les engagements de dépenses. Qu’on s’imagine le problème qui se poserait aux organismes du plan gouvernemental s’ils avaient à décider l’attribution de crédits pour la construction d’usines textiles soit dans les Etats du Sud soit en Nouvelle-Angleterre. L’absence d’actionnaires privés ne faciliterait pas leur décision ; car en supposant que le gouvernement se décide en faveur du Sud, cela signifierait qu’il doit déraciner les ouvriers de la Nouvelle-Angleterre, les obligeant à abandonner leurs foyers ou à changer de métier.
Ce système ressemble beaucoup, par ses traits essentiels, à celui qui fonctionne aux Etats-Unis lorsqu’il s’agit d’engager des dépenses pour l’exécution des travaux publics. En régime socialiste, toutes les entreprises importantes sont ce que nous appelons des travaux publics. Est-il nécessaire de rappeler l’acuité de la rivalité qui s’exerce pour obtenir des crédits, non seulement entre différentes communautés, mais encore entre les intéressés à divers projets à l’intérieur d’une même communauté ? Les travaux publics sont la propriété de la communauté ; ils ne sont pas exécutés pour le profit d’actionnaires privés. Cependant, l’antagonisme entre les divers groupes intéressés à des projets contradictoires n’en est pas moins aigu<ref>On en trouve un exemple dans le grave conflit politique suscité entre les villes de Jacksonville et de Miami, au sujet du canal de Floride, entre les Etats riverains des Grands Lacs et l’Etat de New-York au sujet de la route maritime du Saint-Laurent.</ref>. Et pourtant dans un régime socialiste, ce ne sont pas seulement quelques intérêts, mais tous les intérêts de chacun qui sont affectés directement par les engagements de dépenses. Qu’on s’imagine le problème qui se poserait aux organismes du plan gouvernemental s’ils avaient à décider l’attribution de crédits pour la construction d’usines textiles soit dans les Etats du Sud soit en Nouvelle-Angleterre. L’absence d’actionnaires privés ne faciliterait pas leur décision ; car en supposant que le gouvernement se décide en faveur du Sud, cela signifierait qu’il doit déraciner les ouvriers de la Nouvelle-Angleterre, les obligeant à abandonner leurs foyers ou à changer de métier.
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