Différences entre les versions de « Collectif:Aux sources du modèle libéral français - Le développement économique, entre libéralisme et intervention »

Aller à la navigation Aller à la recherche
Ligne 48 : Ligne 48 :


==L'exploitation des services publics==
==L'exploitation des services publics==
Evoquons le problème qui a été le problème central du XlXème siècle : le problème de l'exploitation des services publics et en particulier des chemins de fer. Le point de départ c'est l'existence des corps : Corps des Ponts et Chaussées, Corps des Mines. En ne les supprimant pas, on maintenait dans l'État un pouvoir considérable dont on mesure mal l'influence. Ils étaient encore plus puissants à cette époque. Ils ont une idéologie, en particulier le corps des Ponts :


Antoine Picon vient de publier une merveilleuse thèse sur l'histoire de l'idéologie du corps des ponts de 1740 à 1840, on voit bien qu'il y a deux éléments dans cette idéologie. Une idée libérale : ils ont une formation libérale, plus le Corps des Ponts que le Corps des Mines. Mais le Corps des Mines est fondamentalement, dans sa pensée, libéral. Cc sont des disciples de Condillac, ce sont des gens qui pensent que les routes, que l'échange, sont créateurs de richesses, et que c'est la concurrence qui est la source de cette richesse. On voit citer Condillac encore dans les années 1840, ce sont des choses qui font partie fondamentalement de l'esprit du corps des Ponts. Le rôle de l'Etat est de construire tous ces chemins pour assurer ces échanges. Il est intéressant de savoir pourquoi tout ce monde de la haute administration française du début du 19ème siècle n'a-t-elle pas transféré son idéologie libérale vers la concession des services publics ? Parce qu'il y a eu un courant, très puissant, pour demander que les chemins de fer soient exploités comme en Angleterre, que l'on ait des chemins de fer privés, des propriétés privées et le plus illustre des représentants de ces idées, c'est Arago, qui en 1838 a fait un discours pour s'opposer aux propositions d'Alexis Legrand qui demandait la construction par l'Etat pour dire : Mais non, c'est une industrie comme une autre, il faut qu'elle soit exploitée exactement comme les autres industries. Je reviendrais sur ce courant libéral. Mais auparavant, je voudrai, avant les chemins de fer, voir pour ce qui concerne les routes, les canaux, ce qui justifie cette vision des choses. Il y a déjà le pouvoir, la puissance, l'Etat en tant que police. Les réseaux de routes, les réseaux de canaux, ont une dimension politique, parce qu'elles interfèrent avec des problèmes de police, et c'est ainsi qu'est née cette extraordinaire loi de 1837, qui vient seulement d'être abolie, concernant les télécommunications, que je vous cite : " quiconque transmettra sans autorisation des signaux d'un lieu à l'autre, soit à l'aide de machines télégraphiques, soit par tout autre moyen sera puni d'un emprisonnement d'un mois à un an et d'une amende de mille à 10 000 francs, le tribunal ordonnera la destruction des postes, des machines et des moyens de transmission ". C'est là dessus que se fonde le monopole des télécommunications en France depuis 1937.
C'est là un problème essentiellement de police et toute l'histoire du télégraphe Chiappe montre bien que l'on voulait réserver le télégraphe Chiappe pour la police et vous savez ce qui s'est passé : le télégraphe a été utilisé par les fonctionnaires pour faire des manipulations en bourse car ils ont fait des délits d'initiés, etc. Cela a eu des conséquences dramatiques au niveau du téléphone, le sous-développement français à la veille de la guerre de 14 est une conséquence directe de ce monopole assez aberrante.
Mais il y a d'autres raisons : la rationalité. Il y a l'idée que la solution libérale crée le désordre. Et cela va être très très fort. C'est déjà fort chez les gens du corps des Ponts et Chaussées. Maurice Lévy-Leboyer écrit ceci : " Malgré les réformes de 1762? de 1785, de 1791, qui auraient dû libérer le travail industriel, les bureaux ont continué à exercer une surveillance étroite sur les forêts et les mines, les hauts fourneaux, certaines machines et bien entendu sur les voies de communications ". Pour ouvrir une usine sidérurgique il fallait une autorisation du corps des Mines, pour construire un moulin aussi, et cela au nom de la rationalité économique. Au nom de la rationalité, de cette responsabilité de l'Etat face au citoyen pour assurer la bonne exploitation des richesses du pays, au fond ces grands corps de 'Etat sont élevés dans l'idée que l'administration prend des décisions plus rationnelles que le marché. En gros c'est cela, le marché doit être encadré.
Du côté du Corps des Ponts, une idée qui est particulièrement destructrice de la liberté s'est imposée et s'impose toujours aujourd'hui, c'est l'idée que seul l'Etat est capable d'aménager convenablement le territoire. L'aménagement du territoire est l'idée de l'Ecole des Ponts, elle est apparue au XVIIIeme siècle, Picon le montre très très bien, c'est vraiment des plans d'aménagement du territoire, ce n'est pas un réseau routier, un réseau de canaux, c'est un réseau cohérent, multimodal et on veut organiser le territoire autour, et on parle de l'harmonie. Au moment des discussions sur les chemins de fer, les partisans de la solution étatique disent : " seul l'Etat est capable d'introduire l'harmonie dans l'aménagement du territoire ". A ce moment là l'aménagement du territoire, ce sont les routes, ce sont les ports, ce sont les canaux, c'est tout... et au fond le régime des chambres de commerce en France et le régime portuaire est resté très imprégné malgré des tentatives de libération par cette idée qu'il fallait un contrôle de l'Etat et des ingénieurs des Ponts et Chaussées investis d'un savoir qui transcende en quelque sorte les initiatives individuelles. Quand on y réfléchit, c'est cette idée là qui a pris au XXème siècle une dimension délirante, la planification c'est cela. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'il y a des textes de Michel Chevalier lui-même qui admet qu'en matière de chemins de fer, en matière de ponts et chaussées, l'Etat prend des décisions plus conforme à l'intérêt général qu'un conseil d'administration de société. Vous voyez qu'il y a cette ambiguïté même chez un homme comme Michel Chevalier qui est vraiment un libéral sincère - qui était tellement libéral qu'il était contre les brevets d'invention.
Le dernier point c'est la méfiance à l'égard des grandes sociétés, que l'on a déjà trouvé dans le domaine des sociétés anonymes mais alors qui va exploser à propose des chemins de fer.
Cette histoire des chemins de fer va aboutir à une situation extrêmement ambiguë. Le statut va se négocier, cela va commencer dans les années 1830 et cela va aboutir aux lois de 1859. C'est à dire des contrats entre l'Etat et des grandes compagnies de chemins de fer qui disposent d'un monopole sur leur territoire. C'est un monopole incomplet, parce qu'il y a des canaux, sur ces territoires, et puis il peut y avoir des concurrences entre certaines compagnies pour certains trafics ; mais en gros ils ont quand même un certain monopole. Ils ont obtenu également une concession à très long terme, 99 ans, depuis 1852. Et ils ont obtenu une garantie d'intérêt. Cette garantie d'intérêt est remboursable, c'est un point important et il y a eu effectivement des remboursements importants. Elle s'est développée progressivement, car au fur et à mesure du développement du réseau, les compagnies disaient " Nous ne pouvons pas les construire " et l'Etat répondait :" Mais si, construisez les quand même et nous nous étendrons votre garantie d'intérêt. " Et la mécanique s'est mise en route ainsi. Donc le compromis consiste à mettre en place un monopole privé. Pourquoi privé '? parce que, disent les responsables, l'Etat n'est pas capable d'exploiter sérieusement une ligne de chemin de fer, il vaut mieux que ce soit géré par des industriels. Car c'est un des éléments essentiels de la pensée libérale, c'est l'incapacité industrielle de l'Etat. Comment en est-on arrivé à ce système vicieux ? Car que va-t-il se passer 2 Les compagnies qui ont eu à plusieurs reprises besoin de la garantie d'intérêt, l'Etat pouvait exercer sur elles des pressions extrêmement fortes, ce qui fait que petit à petit, ces compagnies ont perdu la plus grande partie de leur liberté d'action. Ils ont été soumis à une double tutelle, une tutelle inspirée par les principes de droit public dont je parlais tout à l'heure, qui sont terrifiants, la loi de 1846 sur la police des chemins de fer impose aux compagnies de chemin de fer des règles de fonctionnement qui sont bien plus rigoureuses que dans les chemins de fer étrangers ; donc il y a donc cette tutelle administrative dont les compagnies n'ont pas pu se débarrasser, et il y a en plus une tutelle financière, parce que à partir du moment où elle a recours à la garantie d'intérêt se développe toute une administration, ce qui a été la grande activité des inspecteurs des finances de l'époque, toute une administration pour contrôler les finances. La jurisprudence que cela a développé est absolument considérable. Et en même temps elles ont peu à peu perdu le contrôle de leurs tarifs, à la suite de la convention de 1883 elles n'ont plus été vraiment libres de développer les tarifs. Au fond il y a eu là un piège, et on se demande, vous savez qu'en Allemagne, en Belgique ce sont des chemins de fer d'État, en Angleterre ce sont des chemins de fer privés. Cette solution intermédiaire on peut soit la considérer comme absolument géniale, soit au contraire la considérer comme un dangereux piège pour les libéraux. Qui finalement ont été amenés à faire l'éloge du monopole des chemins de fer. Alors que le discours libéral était relativement cohérent. Il faudrait peut-être rendre aux libéraux des années 30 et 40 une certaine aura car ils ont développé dans le domaine des services publics un discours qui me semble très actuel avec les débats d'aujourd'hui. Le grand libéral a été Daru, qui a défendu la solution libérale au Parlement.
Quatre idées ont dominé cette pensée libérale des années 30-40 : D'abord l'Etat gaspille et il y a une phrase que j'aime beaucoup : " il faut laisser l'instinct des capitalistes rechercher les placements les plus avantageux." Les gens du corps des Ponts et Chaussées sont considérés comme de dangereux gaspilleurs.
On ne sacrifie pas au luxe, mais à l'utilité, et là c'est une rupture avec la pensée des gens des Ponts et Chaussées.
Deuxième argument l'incapacité de l'Etat : discours d'Arago en 1858, qui est remarquable, Arago critique la tendance de l'Etat accaparer tous les grands travaux ; il dit que l'Etat a un défaut d'aptitude à gérer les affaires ayant un caractère commercial et le légitimiste Berrière dit que seule l'Industrie sait approprier les travaux à leurs fins et que la gestion de l'Etat déclenche l'insouciance des hommes qui n'ont pas de responsabilité financière et morale. Donc c'est un procès de l'administration des services publics.
Troisième argument seule l'exploitation privée permet de proportionner les tarifs à leur coût. Voici une phrase qui est tout à fait remarquable, de 1838 : " L'uniformité des tarifs est condamnée par l'inégalité de prix de reviens des lignes, des frais d'exploitation de la fréquentation, des conditions de concurrence ". Là vous avez la justification théorique d'une exploitation privée.
Le dernier argument, qui est financier le financement des travaux doit être financé par l'épargne publique, par l'esprit d'association, et non par des prélèvements sur des contribuables. C'est le discours antinomique de celui de Lamartine sur l'agiotage, il faut au contraire favoriser le développement des grandes sociétés anonymes parce que cela permet de mettre l'épargne réellement au service des citoyens.
Le discours opposé, d'Alexis Legrand, héritier du corps des Ponts et Chaussées, reprend en gros les arguments que je vous avais donné tout à l'heure ; il propose ne 1838 l'exécution par l'Etat d'un grand réseau de chemin de fer, grand débat au Parlement, les libéraux gagnent et on repart sur des concessions privées.
Comment les choses se sont-elles passées ? Le vrai problème c'est qu'il y a eu une efflorescence incroyable de projets de chemins de fer en France dans les années 1830-1840, faits en particulier par des ingénieurs, par des notables locaux, par des industriels de toutes les régions, certaines ont abouti ( le chemin de fer de Strasbourg à Bâle, construit effectivement par des industriels ) niais la plupart du temps, ces faiseurs de projets n'avaient pas les moyens financiers de réaliser ces lignes de chemins de fer. C'est la grande différence entre la France et l'Angleterre. En Angleterre, les lignes étaient plus courtes, et surtout elles desservaient des régions avec une densité de population, une densité d'industrialisation beaucoup plus importantes. En France on pouvait s'interroger sur la rentabilité. Et c'est bien là qu'était le problème : l'incertitude. On dit toujours : les Français étaient en retard au niveau des chemins de fer, évidemment, l'incertitude était double : Arago disait que la locomotive à vapeur n'avait aucun avenir, et c'était vrai, si on voyait fonctionner ces locomotives, elles fonctionnaient horriblement mai Et les compagnies de chemin de fer qui avaient été crées perdaient de l'argent, et donc il y avait une autre incertitude, c'était l'incertitude financière, par conséquent les seuls qui avaient pouvaient intervenir au niveau privé pour résoudre cette question, c'est à dire les banquiers parisiens ou lyonnais, avaient quelques raisons d'hésiter. Et je dirai qu'ils ont hésité trop longtemps, c'est là qu'est le péché. On a la correspondance quotidienne de Rothschild, et dans les années 30 il se dit que cette histoire de chemins de fer ne va pas rapporter d'argent. Certes il a donné un peu d'argent à Pereire pour construire le Paris-Saint-Germain, mais le Paris-Saint-Germain c'est une toute petite chose, et Rothschild a tout de même attendu 1843 pour se décider. Ce qui a décidé Rothschild c'est le résultat très positif du Paris-Rouen et du Paris-Orléans, qui ne se manifestent qu'en 1843. Et là il y a quelque chose qui se déclenche en lui et qui dit : "j'ai trop attendu ", et il s'est en somme lié au Corps des Ponts. A ce moment là, à partir du moment où la mania ferroviaire va se développer à partir de 1843, le corps des Ponts va mener une politique de concessions à très court terme, elle va établir la concurrence entre les différents.. Si vous voulez, tout cela a échappé au Corps des Ponts, et il réagit dans les années 1840 en imposant le système de l'adjudication et la durée de la concession va très très bas. Au fond c'était finalement assez libéral comme position. Ils ont décidé de faire de vraies adjudications et dans ces adjudications les banquiers ont été obligés de réduire fortement - parce que l'adjudication portait sur la durée de la concession - ces durées. Quant on dit que la Monarchie de Juillet a été favorable aux grandes banques, je vous prie de croire que les banquiers n'étaient pas contents du tout de cette façon de procéder. En 1946-47, ces messieurs ont vu que les choses n'étaient pas aussi faciles que ça, qu'il y avait d'énormes imprécisions, dans tous les domaines, et ils ont demandé à 'Etat d'allonger la concession. L'Etat a refusé, il y a eu la Révolution de 1848, il ne s'est pas passé grand-chose entre 1848 et 1852, sinon que justement le Corps des Ponts et Chaussées a repris en main la construction du Paris-Lyon avec l'idée d'y installer l'exploitation de l’Etat A ce moment là Napoléon III est venu au pouvoir et a accordé la concession à 99 ans. Donc on voit que les banquiers sont responsables directement de l'établissement du monopole. C'est l'Etat, oui, mais ce sont les grands banquiers français, parisiens qui ont demandé le monopole. Par conséquent, évidemment c'étaient des exploitations privées, mais c'étaient des exploitations auxquelles on avait accordé un monopole et auxquelles ont accorde en 1859 des garanties d'intérêt. Donc on voit comment petit à petit les libéraux se sont fait marginaliser et n'ont pas réussi à imposer leurs solutions et on se trouve dans cette situation de monopoles privés contrôlés par l'Etat, qui va durer jusque 1937.
</div>
</div>
{{Navigateur|[[Collectif:Aux sources du modèle libéral français - Partie 3 - Présentation|Partie 3 - Présentation]]|[[Collectif]]&nbsp;&nbsp;—&nbsp;&nbsp;[[Collectif:Aux Sources du modèle libéral français|Aux Sources du modèle libéral français]]|[[Collectif:Aux sources du modèle libéral français - Propriété intellectuelle et protection des idées : la bataille du XIXe siècle|Propriété intellectuelle et protection des idées : la bataille du XIXe siècle]]}}
{{Navigateur|[[Collectif:Aux sources du modèle libéral français - Partie 3 - Présentation|Partie 3 - Présentation]]|[[Collectif]]&nbsp;&nbsp;—&nbsp;&nbsp;[[Collectif:Aux Sources du modèle libéral français|Aux Sources du modèle libéral français]]|[[Collectif:Aux sources du modèle libéral français - Propriété intellectuelle et protection des idées : la bataille du XIXe siècle|Propriété intellectuelle et protection des idées : la bataille du XIXe siècle]]}}
1 854

modifications

Menu de navigation