Différences entre les versions de « Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 5 - les régimes totalitaires »

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Cette contradiction entre les prophéties et les événements est extrêmement significative. Elle montre, non seulement que le communisme n’est pas nécessairement un développement issu du capitalisme, que le capitalisme ne donne pas nécessairement naissance au communisme, comme tous les bon communistes le croyaient, mais encore que le communisme, tel qu’il est apparu en Russie, peut être sans aucun rapport avec le capitalisme, et qu’il peut prendre racine dans un sol entièrement différent.  
Cette contradiction entre les prophéties et les événements est extrêmement significative. Elle montre, non seulement que le communisme n’est pas nécessairement un développement issu du capitalisme, que le capitalisme ne donne pas nécessairement naissance au communisme, comme tous les bon communistes le croyaient, mais encore que le communisme, tel qu’il est apparu en Russie, peut être sans aucun rapport avec le capitalisme, et qu’il peut prendre racine dans un sol entièrement différent.  


Il y a de bonnes raisons de penser que jusqu’à la veille de sa conquête de l’Etat russe, Lénine croyait, en marxiste orthodoxe, que l’ordre nouveau devait déjà exister, préfiguré à l’intérieur de l’ordre ancien. Dans son livre sur l’’’Etat et la Révolution’’, écrit entre juillet et octobre 1917, Lénine a dit que « la comptabilité et le contrôle nécessaires ont été simplifiés à l’extrême par le capitalisme, au point de devenir les opérations extraordinairement simples de surveillance, d’enregistrement et de réception qui sont à la portée de quiconque sait lire et écrire et connaît les quatre opérations »<ref>Op. cit., p. 205.< /ref>. Avant la prise du pouvoir, Lénine avait pour devise : « Sous un gouvernement soviétique, le capitalisme d’Etat constitue les trois quarts du socialisme » et pensait que les dictateurs prolétariens n’auraient qu’à contrôler l’organisation déjà créée par le capitalisme. Il croyait parvenir à ce résultat en nationalisant les banques, partant de la théorie que l’industrie capitaliste est entre les mains des banques. Il prit d’ailleurs cette mesure en décembre 1917, espérant « que le gouvernement soviétique s’assurerait ainsi le contrôle de tout le système économique capitaliste sans en détruire l’organisation interne »<ref>Boris Brutzkus, ‘’Economing Planning in Soviet Russia’’, p. 100</ref>.
Il y a de bonnes raisons de penser que jusqu’à la veille de sa conquête de l’Etat russe, Lénine croyait, en marxiste orthodoxe, que l’ordre nouveau devait déjà exister, préfiguré à l’intérieur de l’ordre ancien. Dans son livre sur l’’’Etat et la Révolution’’, écrit entre juillet et octobre 1917, Lénine a dit que « la comptabilité et le contrôle nécessaires ont été simplifiés à l’extrême par le capitalisme, au point de devenir les opérations extraordinairement simples de surveillance, d’enregistrement et de réception qui sont à la portée de quiconque sait lire et écrire et connaît les quatre opérations »<ref>Op. cit., p. 205.</ref>. Avant la prise du pouvoir, Lénine avait pour devise : « Sous un gouvernement soviétique, le capitalisme d’Etat constitue les trois quarts du socialisme » et pensait que les dictateurs prolétariens n’auraient qu’à contrôler l’organisation déjà créée par le capitalisme. Il croyait parvenir à ce résultat en nationalisant les banques, partant de la théorie que l’industrie capitaliste est entre les mains des banques. Il prit d’ailleurs cette mesure en décembre 1917, espérant « que le gouvernement soviétique s’assurerait ainsi le contrôle de tout le système économique capitaliste sans en détruire l’organisation interne »<ref>Boris Brutzkus, ‘’Economing Planning in Soviet Russia’’, p. 100</ref>.


Mais moins d’une année après, à l’été de 1918, Lénine savait que sa méthode de réalisation du communisme avait échoué, et que la théorie marxiste de l’ordre ancien gros de l’ordre nouveau ne pouvait pas s’appliquer à la Russie. Les bolcheviks expliquent naturellement que la guerre civile ayant éclaté en 1918 en Russie, on ne pouvait pas se fier à des administrateurs d’esprit capitaliste pendant que les Soviets étaient aux prises avec des armées organisées par les classes capitalistes. Le professeur Brutzkus, d’autre part, tout en accordant une certaine valeur à cette explication, soutient qu’elle n’explique pas tout, et que l’industrie capitaliste s’est trouvée paralysée dès le moment où, au début de la Révolution, les masses furent incitées à « voler le voleur » et où non seulement les biens, mais aussi les vies mêmes des bourgeois perdirent toute sécurité. La vérité peut se trouver dans l’une ou l’autre explication, ou dans toutes les deux ; l’essentiel est que la prophétie fondamentale de Marx ne se réalisa pas. Le communisme n’est pas né comme un développement issu de la venue à maturité du capitalisme en Russie. Loin de sortir du capitalisme existant en Russie, il dut être construit sur ses ruines.  
Mais moins d’une année après, à l’été de 1918, Lénine savait que sa méthode de réalisation du communisme avait échoué, et que la théorie marxiste de l’ordre ancien gros de l’ordre nouveau ne pouvait pas s’appliquer à la Russie. Les bolcheviks expliquent naturellement que la guerre civile ayant éclaté en 1918 en Russie, on ne pouvait pas se fier à des administrateurs d’esprit capitaliste pendant que les Soviets étaient aux prises avec des armées organisées par les classes capitalistes. Le professeur Brutzkus, d’autre part, tout en accordant une certaine valeur à cette explication, soutient qu’elle n’explique pas tout, et que l’industrie capitaliste s’est trouvée paralysée dès le moment où, au début de la Révolution, les masses furent incitées à « voler le voleur » et où non seulement les biens, mais aussi les vies mêmes des bourgeois perdirent toute sécurité. La vérité peut se trouver dans l’une ou l’autre explication, ou dans toutes les deux ; l’essentiel est que la prophétie fondamentale de Marx ne se réalisa pas. Le communisme n’est pas né comme un développement issu de la venue à maturité du capitalisme en Russie. Loin de sortir du capitalisme existant en Russie, il dut être construit sur ses ruines.  
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La preuve en est que les deux plans quinquennaux ont eu pour objectif fondamental la création d’industries lourdes dans une région de la Russie stratégiquement invulnérable, et que pour financer ce développement industriel, on a soumis le peuple russe à des années de privations forcées. Si l’objectif essentiel de ces plans avait été l’amélioration du niveau de vie, eût-il été nécessaire de faire passer la construction d’usines métallurgiques avant la fabrication de vêtements, et d’exporter des produits alimentaires alors que le peuple avait faim, pour acheter des machines destinées à la fabrication de produits que l’on aurait pu importer pour meilleur compte ? Certes, les idéalistes croient qu’en donnant au peuple de l’acier au lieu de pain ils préparent pour l’avenir un système industriel socialiste capable de se suffire à lui-même. Mais pourquoi était-il nécessaire que la Russie devînt capable de se suffire à elle-même ? Pourquoi fallait-il se proposer un tel but à un moment où l’Allemagne et la plus grande partie de l’Europe centrale étaient gouvernées par des social-démocrates ? Parce que, comme les communistes l’ont répété cent fois, ils vivaient dans la terreur d’une « guerre impérialiste ». En d’autres termes, s’ils ont préféré l’acier au pain ce n’était pas pour prouver au monde que le communisme pouvait accomplir des choses dont le capitalisme était incapable ; c’était pour pouvoir se suffire à eux-mêmes en cas de blocus.  
La preuve en est que les deux plans quinquennaux ont eu pour objectif fondamental la création d’industries lourdes dans une région de la Russie stratégiquement invulnérable, et que pour financer ce développement industriel, on a soumis le peuple russe à des années de privations forcées. Si l’objectif essentiel de ces plans avait été l’amélioration du niveau de vie, eût-il été nécessaire de faire passer la construction d’usines métallurgiques avant la fabrication de vêtements, et d’exporter des produits alimentaires alors que le peuple avait faim, pour acheter des machines destinées à la fabrication de produits que l’on aurait pu importer pour meilleur compte ? Certes, les idéalistes croient qu’en donnant au peuple de l’acier au lieu de pain ils préparent pour l’avenir un système industriel socialiste capable de se suffire à lui-même. Mais pourquoi était-il nécessaire que la Russie devînt capable de se suffire à elle-même ? Pourquoi fallait-il se proposer un tel but à un moment où l’Allemagne et la plus grande partie de l’Europe centrale étaient gouvernées par des social-démocrates ? Parce que, comme les communistes l’ont répété cent fois, ils vivaient dans la terreur d’une « guerre impérialiste ». En d’autres termes, s’ils ont préféré l’acier au pain ce n’était pas pour prouver au monde que le communisme pouvait accomplir des choses dont le capitalisme était incapable ; c’était pour pouvoir se suffire à eux-mêmes en cas de blocus.  


Je ne veux pas dire que les communistes n’ont pas fait, entre autres, beaucoup de choses qui n’ont pas une origine militaire. Mais il me semble que leur décision fondamentale en ce qui concerne la forme de l’Etat, le plan de l’économie, la politique du régime, a été déterminée par le fait que la Russie s’est préparée à soutenir une guerre sur ses frontières européennes et asiatiques.  
Je ne veux pas dire que les communistes n’ont pas fait, entre autres, beaucoup de choses qui n’ont pas une origine militaire. Mais il me semble que leur décision fondamentale en ce qui concerne la forme de l’Etat, le plan de l’économie, la politique du régime, a été déterminée par le fait que la Russie s’est préparée à soutenir une guerre sur ses frontières européennes et asiatiques.


==Le collectivisme, économie de guerre==
==Le collectivisme, économie de guerre==
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