Différences entre les versions de « Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 5 - les régimes totalitaires »

 
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Cet examen analytique des contradictions que renferme la théorie communiste nous enseigne qu’il faut rechercher ailleurs que dans la doctrine officielle les principes qui président à l’application de l’économie planifiée en Russie. L’étude des dogmes marxistes ne permet pas de comprendre le fonctionnement du gouvernement de l’Etat russe. Les dogmes accompagnent l’action. Mais tout comme les chansons de marche des soldats, les doctrines ne révèlent pas la stratégie du haut commandement.  
Cet examen analytique des contradictions que renferme la théorie communiste nous enseigne qu’il faut rechercher ailleurs que dans la doctrine officielle les principes qui président à l’application de l’économie planifiée en Russie. L’étude des dogmes marxistes ne permet pas de comprendre le fonctionnement du gouvernement de l’Etat russe. Les dogmes accompagnent l’action. Mais tout comme les chansons de marche des soldats, les doctrines ne révèlent pas la stratégie du haut commandement.  


Il y a un divorce essentiel entre la théorie marxiste et l’Etat soviétique tel qu’il existe en réalité. La meilleure preuve en est qu’avant 1917 aucun marxiste orthodoxe n’aurait imaginé que la Russie serait la première société communiste. Les théoriciens avaient exposé que le communisme apparaîtrait d’abord dans les pays les plus industrialisés. Quelque effort qu’on ait fait pour trouver des raisons à cet erreur, il est hors de doute que Marx, et ses disciples jusqu’à la Révolution Russe, ont pensé que le capitalisme donnerait naissance à des monopoles gigantesques, et que le socialisme serait réalisé par la nationalisation de ces monopoles. L’ordre nouveau était censé se développer comme un embryon à l’intérieur de l’ordre ancien, et la dictature du prolétariat devait être, comme l’a dit Marx, « l’accoucheuse d’une société ancienne grosse d’une société nouvelle ». Mais lorsque la théorie fut soumise à l’épreuve de l’histoire, il se trouva que les sociétés capitalistes les plus anciennes comme l’Angleterre, la Belgique, l’Allemagne et les Etats-Unis, n’étaient pas grosses et ne purent par conséquent accoucher, cependant que la Russie agricole, avec ses industries débiles et semi-coloniales, donnait naissance au communisme<ref>Voir ‘’Encyclopedia of the Social Sciences’’ (vol. XIII, p. 478), à l’article « Russian Revolution » : A l’encontre des pays occidentaux, la Russie n’a pas connu la transition relativement lente de l’économie artisanale à l’industrialisme complet, en passant par le système des fabriques. Il n’y avait par conséquent que peu de rapports entre la base de l’économie russe, constituée par une agriculture assez primitive et par un artisanat paysan, et les géants industriels modernes du sommet, qui avaient été édifiés à l’aide de subventions gouvernementales et d’investissements de capitaux étrangers.</ref>.
Il y a un divorce essentiel entre la théorie marxiste et l’Etat soviétique tel qu’il existe en réalité. La meilleure preuve en est qu’avant 1917 aucun marxiste orthodoxe n’aurait imaginé que la Russie serait la première société communiste. Les théoriciens avaient exposé que le communisme apparaîtrait d’abord dans les pays les plus industrialisés. Quelque effort qu’on ait fait pour trouver des raisons à cet erreur, il est hors de doute que Marx, et ses disciples jusqu’à la Révolution Russe, ont pensé que le capitalisme donnerait naissance à des monopoles gigantesques, et que le socialisme serait réalisé par la nationalisation de ces monopoles. L’ordre nouveau était censé se développer comme un embryon à l’intérieur de l’ordre ancien, et la dictature du prolétariat devait être, comme l’a dit Marx, « l’accoucheuse d’une société ancienne grosse d’une société nouvelle ». Mais lorsque la théorie fut soumise à l’épreuve de l’histoire, il se trouva que les sociétés capitalistes les plus anciennes comme l’Angleterre, la Belgique, l’Allemagne et les Etats-Unis, n’étaient pas grosses et ne purent par conséquent accoucher, cependant que la Russie agricole, avec ses industries débiles et semi-coloniales, donnait naissance au communisme<ref>Voir ''Encyclopedia of the Social Sciences'' (vol. XIII, p. 478), à l’article « Russian Revolution » : A l’encontre des pays occidentaux, la Russie n’a pas connu la transition relativement lente de l’économie artisanale à l’industrialisme complet, en passant par le système des fabriques. Il n’y avait par conséquent que peu de rapports entre la base de l’économie russe, constituée par une agriculture assez primitive et par un artisanat paysan, et les géants industriels modernes du sommet, qui avaient été édifiés à l’aide de subventions gouvernementales et d’investissements de capitaux étrangers.</ref>.


Cette contradiction entre les prophéties et les événements est extrêmement significative. Elle montre, non seulement que le communisme n’est pas nécessairement un développement issu du capitalisme, que le capitalisme ne donne pas nécessairement naissance au communisme, comme tous les bon communistes le croyaient, mais encore que le communisme, tel qu’il est apparu en Russie, peut être sans aucun rapport avec le capitalisme, et qu’il peut prendre racine dans un sol entièrement différent.  
Cette contradiction entre les prophéties et les événements est extrêmement significative. Elle montre, non seulement que le communisme n’est pas nécessairement un développement issu du capitalisme, que le capitalisme ne donne pas nécessairement naissance au communisme, comme tous les bon communistes le croyaient, mais encore que le communisme, tel qu’il est apparu en Russie, peut être sans aucun rapport avec le capitalisme, et qu’il peut prendre racine dans un sol entièrement différent.  


Il y a de bonnes raisons de penser que jusqu’à la veille de sa conquête de l’Etat russe, Lénine croyait, en marxiste orthodoxe, que l’ordre nouveau devait déjà exister, préfiguré à l’intérieur de l’ordre ancien. Dans son livre sur l’’’Etat et la Révolution’’, écrit entre juillet et octobre 1917, Lénine a dit que « la comptabilité et le contrôle nécessaires ont été simplifiés à l’extrême par le capitalisme, au point de devenir les opérations extraordinairement simples de surveillance, d’enregistrement et de réception qui sont à la portée de quiconque sait lire et écrire et connaît les quatre opérations »<ref>Op. cit., p. 205.</ref>. Avant la prise du pouvoir, Lénine avait pour devise : « Sous un gouvernement soviétique, le capitalisme d’Etat constitue les trois quarts du socialisme » et pensait que les dictateurs prolétariens n’auraient qu’à contrôler l’organisation déjà créée par le capitalisme. Il croyait parvenir à ce résultat en nationalisant les banques, partant de la théorie que l’industrie capitaliste est entre les mains des banques. Il prit d’ailleurs cette mesure en décembre 1917, espérant « que le gouvernement soviétique s’assurerait ainsi le contrôle de tout le système économique capitaliste sans en détruire l’organisation interne »<ref>Boris Brutzkus, ‘’Economing Planning in Soviet Russia’’, p. 100</ref>.
Il y a de bonnes raisons de penser que jusqu’à la veille de sa conquête de l’Etat russe, Lénine croyait, en marxiste orthodoxe, que l’ordre nouveau devait déjà exister, préfiguré à l’intérieur de l’ordre ancien. Dans son livre sur l’''Etat et la Révolution'', écrit entre juillet et octobre 1917, Lénine a dit que « la comptabilité et le contrôle nécessaires ont été simplifiés à l’extrême par le capitalisme, au point de devenir les opérations extraordinairement simples de surveillance, d’enregistrement et de réception qui sont à la portée de quiconque sait lire et écrire et connaît les quatre opérations »<ref>Op. cit., p. 205.</ref>. Avant la prise du pouvoir, Lénine avait pour devise : « Sous un gouvernement soviétique, le capitalisme d’Etat constitue les trois quarts du socialisme » et pensait que les dictateurs prolétariens n’auraient qu’à contrôler l’organisation déjà créée par le capitalisme. Il croyait parvenir à ce résultat en nationalisant les banques, partant de la théorie que l’industrie capitaliste est entre les mains des banques. Il prit d’ailleurs cette mesure en décembre 1917, espérant « que le gouvernement soviétique s’assurerait ainsi le contrôle de tout le système économique capitaliste sans en détruire l’organisation interne »<ref>Boris Brutzkus, ''Economing Planning in Soviet Russia'', p. 100</ref>.


Mais moins d’une année après, à l’été de 1918, Lénine savait que sa méthode de réalisation du communisme avait échoué, et que la théorie marxiste de l’ordre ancien gros de l’ordre nouveau ne pouvait pas s’appliquer à la Russie. Les bolcheviks expliquent naturellement que la guerre civile ayant éclaté en 1918 en Russie, on ne pouvait pas se fier à des administrateurs d’esprit capitaliste pendant que les Soviets étaient aux prises avec des armées organisées par les classes capitalistes. Le professeur Brutzkus, d’autre part, tout en accordant une certaine valeur à cette explication, soutient qu’elle n’explique pas tout, et que l’industrie capitaliste s’est trouvée paralysée dès le moment où, au début de la Révolution, les masses furent incitées à « voler le voleur » et où non seulement les biens, mais aussi les vies mêmes des bourgeois perdirent toute sécurité. La vérité peut se trouver dans l’une ou l’autre explication, ou dans toutes les deux ; l’essentiel est que la prophétie fondamentale de Marx ne se réalisa pas. Le communisme n’est pas né comme un développement issu de la venue à maturité du capitalisme en Russie. Loin de sortir du capitalisme existant en Russie, il dut être construit sur ses ruines.  
Mais moins d’une année après, à l’été de 1918, Lénine savait que sa méthode de réalisation du communisme avait échoué, et que la théorie marxiste de l’ordre ancien gros de l’ordre nouveau ne pouvait pas s’appliquer à la Russie. Les bolcheviks expliquent naturellement que la guerre civile ayant éclaté en 1918 en Russie, on ne pouvait pas se fier à des administrateurs d’esprit capitaliste pendant que les Soviets étaient aux prises avec des armées organisées par les classes capitalistes. Le professeur Brutzkus, d’autre part, tout en accordant une certaine valeur à cette explication, soutient qu’elle n’explique pas tout, et que l’industrie capitaliste s’est trouvée paralysée dès le moment où, au début de la Révolution, les masses furent incitées à « voler le voleur » et où non seulement les biens, mais aussi les vies mêmes des bourgeois perdirent toute sécurité. La vérité peut se trouver dans l’une ou l’autre explication, ou dans toutes les deux ; l’essentiel est que la prophétie fondamentale de Marx ne se réalisa pas. Le communisme n’est pas né comme un développement issu de la venue à maturité du capitalisme en Russie. Loin de sortir du capitalisme existant en Russie, il dut être construit sur ses ruines.  
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