Différences entre les versions de « Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 9 - la grande révolution et la montée de la "grande association" »

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==La contre-révolution collectiviste==
==La contre-révolution collectiviste==


C'est pourquoi, au fur et à mesure que la transformation révolutionnaire avance, elle provoque à chaque pas des résistances et des rébellions.
C'est pourquoi, au fur et à mesure que la transformation révolutionnaire avance, elle provoque à chaque pas des résistances et des rébellions. Elle en provoque à droite et à gauche, c'est-à-dire chez ceux qui possèdent le pouvoir et la richesse, et chez ceux qui n'en ont pas. Le mouvement de gauche est socialisant et tend logiquement au communisme. Le mouvement de droite, qui groupe les gens riches alliés à des politiciens et à des militaires, se manifeste par le nationalisme économique, l'impérialisme conquérant, les monopoles, et, dans sa forme extrême et désespérée, devient ce que l'on appelle aujourd'hui le fascisme. Ces deux mouvements se livrent une lutte de classes désespérée, mais, par rapport à la grande révolution industrielle des temps modernes, ils sont tous deux des formes de réaction et de contre-révolution. Car, en dernière analyse, ces deux mouvements collectivistes sont des efforts faits pour résister par divers moyens de contrainte aux conséquences de la division croissante du travail.
 
Pour démontrer cette proposition, il faut rappeler les premiers principes de l'économie nouvelle que les hommes ont commencé à pratiquer sur une grande échelle au cours des cent cinquante dernières années.
 
Elle n'est pas, comme l'était l'économie ancienne, réglée par la coutume. Je veux dire que la richesse n'est plus produite par des hommes qui héritent de leur père un lopin de terre, leur situation sociale, leur profession, ou une tradition artisanale. Dans l'économie moderne, non seulement la profession de chacun est infiniment plus spécialisée, mais encore, ce qui est beaucoup plus significatif, son choix d'une profession et son succès dans cette profession sont réglés, non par l'usage établi, mais par des prix qui fluctuent sur des marchés extrêmement larges. On peut dire que dans l'ancienne économie, on produisait pour consommer<ref>« Il vint tant de vin et de sel au couvent, dit Caesar de Heisterbach, qu'il fut tout simplement nécessaire de vendre le surplus. » Voir Nussbaum, ''op. cit'', p. 32. César considérait que la fonction essentielle des terres du couvent était de ravitailler le couvent. Seul le surplus rendait ''nécessaire'' la vente d'une partie du produit.</ref>. Les hommes produisaient directement pour leur propre consommation, ou tout au moins pour satisfaire les besoins raisonnablement stables et bien connus d'un petit nombre de clients réguliers et familiers. Dans l'économie moderne, le mobile personnel de la production est le profit - il s'agit de vendre l'article plus cher qu'il n'a coûté. Les marchandises sont expédiées non pas à la maison du producteur, ni même à des clients réguliers et connus, mais à un marché éloigné et impersonnel.
 
Les prix qu'un individu obtient sur ce marché pour ses produits déterminent son échec ou son succès, c'est-à-dire qu'ils indiquent s'il a investi avec succès ou non son capital et son travail. Le marché est donc le régulateur souverain des spécialistes dans une économie basée sur une division du travail très spécialisée. Il fait ce que la commission du plan est censée faire dans une économie planifiée. Il détermine, en offrant des prix plus élevés pour certaines marchandises, une augmentation de la production de ces marchandises. Par la hausse des prix, le marché incite un plus grand nombre d'hommes à consacrer leur capital et leur travail à la production de ces marchandises. En offrant de bas prix, le marché les avertit d'avoir à cesser de les produire, et de retirer une partie du capital et du travail qu'ils auraient sans cela investi.
 
Aucun économiste n'a inventé ce moyen de déterminer ce que l'homme doit produire<ref>Voir : ''The Trends of Economic Thinking'', par F. A. von [[Hayek]] (Economica, mai 1933).</ref>. Les économistes classiques n'ont fait qu'essayer de le décrire. Mais il est clair que lorsque les hommes cessent de se suffire à eux-mêmes comme Robinson Crusoe, ils ont besoin de savoir dans quel travail ils doivent se spécialiser. S'ils ne le savaient pas, s'ils choisissaient leur spécialité au hasard ou simplement d'après leurs goûts, ils choisiraient peut-être d'être mécaniciens de locomotive, pour découvrir ensuite que personne ne veut construire de locomotives. En se spécialisant, ils doivent savoir dans quoi les autres se spécialisent afin que leurs travaux s'ajustent dans quoi les autres voudraient se spécialiser. Car tous désirent peut-être devenir mécaniciens de locomotive. Il faut qu'il existe un pouvoir qui persuade ou oblige chacun à choisir une spécialité qui s'adapte aux autres spécialités. C'est exactement ce que font les prix du marché. Ils le font approximativement, et comme la plupart des marchés ne sont pas parfaits, ils le font en causant beaucoup de frictions et de souffrances humaines. Mais ils le font avec une sorte de large et brutale efficacité. Ils récompensent largement ceux qui choisissent la bonne spécialité au bon moment, ils infligent aux autres l'échec et la ruine.
 
Il est certain que cette méthode de réglage de la production est d'un rendement technique supérieur à celui de la coutume et de l'héritage qui prévaut dans une petite collectivité autarcique composée de Maîtres Jacques. Elle a permis une amélioration si considérable du niveau de vie, elle a à tel point augmenté la quantité de biens matériels mise à la disposition de l'homme que les marxistes modernes n'insistent plus sur la thèse originale qui accusait le capitalisme d'entraîner l'appauvrissement croissant des classes ouvrières. Mais il est également certain que l'accroissement progressif des richesses laisse derrière lui une séquelle de misère, d'échecs et de déceptions qui a choqué la conscience humaine. Les statistiques d'amélioration ne sont pas suffisamment impressionnantes pour obscurcir les statistiques de gaspillage ou pour étouffer les cris des victimes. Certes, le marché détermine la façon dont le capital et le travail doivent être investis pour satisfaire aux demandes de la population, mais, au point de vue humain, le marché est le souverain cruel. En pratique, ceux qui se trompent sur le marché doivent parer leurs erreurs de leur ruine et de leur échec.
 
Ces conséquences tragiques sont dues à certains faits que les économistes classiques et les naïfs apologistes du capitalisme du XIXe siècle avaient reconnu en théorie. Mais ils y avaient passé outre sans en comprendre la signification humaine. Les économistes ont souvent parlé de l'immobilité du capital et du travail. Ce terme incolore signifie que tous les hommes ne peuvent pas, ou ne veulent pas apprendre de nouveaux métiers, quitter leurs foyers et leurs pays, ou même modifier leurs investissements aussi vite que le marché leur dicte de le faire. Les hommes n'ont pas la capacité d'adaptation qu'exige un marché en fluctuation constante. Ils ne sont pas des unités abstraites, mais des créatures qui ont des habitudes et sont profondément attachées à leur genre de vie. De plus, en partie parce que capital et travail ne sont pas parfaitement mobiles, et en partie pour d'autres raisons que nous allons examiner, les marchés de marchandises et de travail n'indiquent pas toujours avec certitude dans quoi doivent se spécialiser les hommes qui ont du travail ou des capitaux à placer. Le marché d'aujourd'hui ne peut pas prédire avec suffisamment de précision les besoins humains dans lesquels les jeunes gens auront intérêt à se spécialiser au cours des vingt années à venir. D'une façon très générale, le marché règle la répartition du travail et du capital avec une certaine efficacité. Mais il y a une très large marge d'erreur ; en termes humains, cela signifie que le choix d'une carrière et le placement d'une épargne sont des engagements à long terme et qu'il en résulte un grand nombre de misères individuelles. Les fluctuations à court terme des prix sont souvent trompeuses, et assez violentes pour pouvoir briser bien des vies avant que l'homme puisse se réadapter.
 
On comprend donc facilement pourquoi la plupart des hommes ont voulu échapper à la dictature cruelle du marché ouvert. Je crois que le mouvement collectiviste dans ses nombreuses manifestations n'est précisément pas autre chose qu'une révolte contre l'économie marchande. Il se manifeste parfois sous la forme d'une demande de « protection ». Le mot est bien choisi. Si un formidable mouvement protectionniste a entraîné tous les grands pays depuis soixante-dix ans, c'est parce que les hommes sont convaincus que le libre-échange mondial provoque une dislocation intolérablement rapide et violente des intérêts établis du capital et du travail. C'est pour se protéger contre le marché ouvert qu'on fait des tarifs douaniers, des lois contre l'immigration, des lois fixant les heures et les salaires minima dans certaines régions, qu'on établit des tarifs syndicaux, des règlements sur l'apprentissage, des régimes de licences pour certains métiers. Le désir de protection peut provoquer une demande d'interdiction au capital étranger de l'accès de certaines industries et des territoires coloniaux. Il peut également apparaître sous la forme d'une tentative de contrôle des investissements, exercé par des banquiers qui empêchent les capitaux nouveaux de concurrencer trop facilement les capitaux installés. Il peut prendre la forme de toute espèce de pools, trusts, accords de restriction, monopoles de brevets, et autres procédés destinés à protéger les industries contre la concurrence qu'elles se font entre elles et que pourraient leur faire des entreprises nouvelles.
 
Mais les hommes cherchent également par un grand nombre de moyens à se rendre maîtres du marché. Et là, leurs mobiles sont si mêlés qu'on ne saurait dire où le désir de protéger les intérêts établis finit et où celui d'exploiter et d'accaparer commence. Il y a un mouvement d'agression qui progresse côte à côte avec le mouvement protectionniste et le tient étroitement embrassé. Il emploie lui aussi des méthodes collectivistes. L'agression peut être effectuée par un monopole industriel qui retient des marchandises jusqu'à ce qu'elles atteignent un prix plus élevé que celui qu'offrirait le marché libre. C'est ainsi que les industriels organisent la restriction des ventes et que les syndicats imposent leur monopole d'embauche. L'agression a pour but d'obtenir un prix supérieur en restreignant de concert la production, en accaparant les matières premières rares et nécessaires, en exploitant des droits exclusifs, en détenant des brevets, simplement en accumulant de la puissance économique par la création de sociétés affiliées ou la conclusion d'accords tacites dictés par une communauté d'intérêts personnels ou financiers.
 
Ces mesures de protection et d'agression sont ce que j'ai appelé dans un chapitre précédent le collectivisme progressif. Leur caractéristique commune est que ceux qui y participent ne laissent pas la division du travail se régler sur un marché libre. Leur effet final est de rendre l'économie de moins en moins souple, de moins en moins productive, et de soumettre l'ordre social aux conflits de plus en plus violents des groupes d'intérêts. Dans les pays riches, où le marché est vaste et l'économie productive, on peut régler les conflits par voie de compromis. Dans les autres c'est impossible, et le collectivisme progressif se transforme en collectivisme total. Les hommes commencent par chercher à se défendre contre le marché ou à le dominer. Ils finissent par rejeter en bloc la conception d'une économie dans laquelle le marché règle la division du travail. Ils la remplacent par la conception d'une économie réglée par une autorité intelligente.
 
==La différence essentielle entre libéralisme et collectivisme==
 
Nous pouvons voir maintenant que collectivisme et libéralisme sont deux moyens différents de résoudre les problèmes humains et techniques essentiels posés par la division du travail. En termes abstraits, il s'agit de savoir comment déterminer la répartition du capital et du travail. En termes humains et concrets, il s'agit de savoir où l'épargne sera investie, à quels métiers les gens travailleront, et ce qu'ils seront capables de consommer. C'est évidemment là la plus grande de toutes les questions sociales, car en déterminant quelles marchandises seront produites, à quels endroits, en quelle quantité et de quelle quantité, c'est toute l'existence des hommes et des groupements humains qu'on détermine. Régler la division du travail, c'est décider si les hommes travailleront dans des fermes ou dans des usines, si certaines régions déterminées seront agricoles ou industrielles, quelles seront les possibilités offertes aux individus, et quel niveau de vie ils pourront espérer atteindre.
 
La méthode collectiviste consiste à charger une commission du plan de répondre à ces questions, et d'en faire appliquer les décisions par l'autorité de l'Etat. Sous le collectivisme progressif, on se sert de l'autorité de l'Etat ou du pouvoir privé des intérêts établis pour résister ou passer outre aux décisions du marché. Le marché n'est pas aboli, mais partout où il existe un intérêt organisé assez puissant pour en gêner le fonctionnement, on s'en sert pour empêcher le marché de fonctionner. Sous un régime de collectivisme total, c'est-à-dire en termes de guerre dans tous les pays, et en temps de paix dans les États totalitaires, le marché régulateur de la vision du travail est aboli, et supplanté par des bureaux gouvernementaux. Les fonctionnaires dirigent la production en enrôlant la main-d'oeuvre et l'épargne, et en rationnant la consommation.
 
Le libéralisme, au contraire, a pour premier principe que le marché, régulateur primordial de la division du travail, doit être conservé et perfectionné. Le libéralisme a eu pour mission historique de découvrir l'importance de la division du travail ; sa tâche, encore inachevée, est de montrer la meilleure façon d'adapter la loi et la politique à un mode de production dans lequel le travail humain est spécialisé, et qui rend en conséquence les individus et les sociétés de plus en plus dépendants les uns des autres dans le monde entier. La philosophie libérale est basée sur la conviction que, sauf en cas de danger ou de guerre, l'autorité, publique ou privée, est incapable de bien régler la division du travail, que le mode de production inauguré il y a cent cinquante ans est par essence une économie marchande, que par conséquent le vrai progrès consiste non pas à gêner ni à supprimer le marché, mais à le conserver et à l'améliorer.
 
Si les libéraux sont convaincus qu'il ne peut y avoir de meilleur régulateur du travail, des placements et de la consommation, c'est parce qu'ils se rendent compte que lorsque les hommes spécialisent leur travail, ils doivent vivre en échangeant ses produits. Pour qu'ils puissent échanger leurs produits contre une autre dont ils ont besoin, il faut qu'ils produisent une marchandise dont un autre spécialiste ait besoin ; il faut par conséquent qu'il existe un endroit où les choses qu'ils peuvent et veulent produire puissent être mises en présence de celles que les autres doivent ou veulent avoir. Cet endroit, c'est le marché. Lorsque le collectiviste abolit le marché, il ne fait en réalité que le loger dans les cerveaux de sa commission du plan. Il suppose que les membres de cette commission peuvent savoir, par la recherche et le calcul, ce que chacun peut produire, jusqu'à quel point il est disposé à le produire, s'il peut fournir un produit satisfaisant, et d'autre part, ce dont chacun a besoin et de quelle manière chacun préférera satisfaire ses besoins. Du point de vue libéral, c'est se montrer naïf que de supposer qu'un corps de fonctionnaires serait capable de s'acquitter de cette tâche pour le monde entier, en temps de paix et dans un régime d'abondance.
 
Si une commission du plan annonçait que les machines seront mues désormais, non par l'électricité des dynamos, mais par des décrets du gouvernement, tout le monde trouverait cela absurde. Or prétendre régler la division du travail en abolissant le marché et en lui substituant une commission du plan est une idée du même ordre. Car si l'on a installé certaines dynamos dans certaines usines, et consacré une quantité donnée de travail et de capital à une production donnée, c'est à la suite d'un calcul basé sur les indications fournies par les marchés. C'est uniquement lorsqu'une nation consacre toutes ses énergies à une tâche déterminée, par exemple celle de mobiliser en vue de la guerre ou de satisfaire des besoins élémentaires en période de détresse aiguë, qu'il existe un moyen de diriger la production sans se guider sur un marché régulateur. Le marché fait partie intégrante du système de production au même titre que les machines, la main-d'oeuvre et les matières premières. Il est impossible de concevoir un autre moyen d'ajuster l'infinie variété des ambitions et des aptitudes à l'infinie variété des besoins et des goûts. L'Etat totalitaire ne peut que supprimer cette variété infinie d'aptitudes et de choix en rationnant des produits standardisés, et en enrégimentant une main-d'oeuvre standardisée.
 
Le marché n'est pas une chose inventée par les hommes d'affaires ou les spéculateurs pour faire des bénéfices, ni par les économistes classiques pour leur satisfaction intellectuelle. Le marché est le seul moyen possible de réaliser sous forme de travail utile la synthèse d'un travail divisé analytiquement en spécialisés diverses. Le cultivateur mourrait de faim faute d'un morceau de pain, le planteur de coton resterait nu, le charpentier devrait vivre dans une caserne, s'il n'y avait des marchés pour réunir les cultivateurs, les meuniers et les boulangers, les planteurs, les filateurs, les tisserands et les tailleurs, les bûcherons et les charpentiers. Ce rassemblement au moment opportun, en quantités appropriées, conformément à l'aptitude de produire et au désir de consommer, ne saurait être organisé et administré d'en haut par aucune puissance humaine. C'est une synthèse organique, et non artificielle, qui ne peut être réalisée que par la continuelle mise en présence des demandes et des offres. Car la division du travail et son réglage sur les marchés sont deux aspects inséparables d'un même processus de production des richesses ; si l'on ne comprend pas cette vérité, on ne peut pas comprendre le principe technique de la production dans le monde moderne.
 
==Adam Smith et Karl Marx==
 
Adam Smith avait discerné cette vérité essentielle, à savoir que la nouvelle technique industrielle, c'est la division du travail réglée sur les marchés. C'est pourquoi il a été un prophète incomplet et limité, mais véridique. Il avait vu que la division croissante du travail constitue la révolution essentielle des temps modernes, révolution comparable par sa profondeur et sa pénétration au passage de la vie pastorale des tribus nomades à la vie sédentaire des agriculteurs. Karl Marx, d'autre part, semble n'avoir jamais saisi le principe interne de la révolution industrielle qu'il a voulu interpréter. Il n'avait pas compris que la nouveauté essentielle du nouveau système de production étant d'ordre technique et économique, l'économie d'échange de la division du travail est un phénomène plus fondamental et plus durable que les lois sur la propriété ou que les institutions politiques du XIXe siècle. Il avait fixé son attention sur les titres de propriété plutôt que sur les nécessités inhérentes à l'économie elle-même. C'est pourquoi il n'a pas fait la distinction entre la technique de l'économie nouvelle et les lois sous lesquelles elle fonctionnait à l'époque où il écrivait. Cette confusion a fait de lui un faux prophète. Faute d'avoir vu que le nouveau mode de production dépend de la division du travail sur les marchés, il a élaboré une doctrine qui, au lieu de réformer l'ordre social pour l'adapter au nouveau mode de production, s'attaque à la technique fondamentale de l'économie elle-même. Tout s'est passé comme s'il avait vécu aux premiers jours de l'économie agricole dans une collectivité où les coutumes des pasteurs nomades persistaient encore ; et s'il avait alors, possédé d'une légitime indignation contre les abus résultant de cette situation, prêché une croisade rendant l'agriculture sédentaire impossible. Dans un sens analogue, la conclusion marxiste suivant laquelle la division complexe du travail dans le monde entier doit être planifiée et administrée par des fonctionnaires tout-puissants, est incompatible avec la division même du travail. Elle fait appel à une méthode politique réactionnaire pour résoudre les problèmes d'une économie progressiste.
 
Ne comprenant pas la révolution économique au milieu de laquelle il vivait, Marx fut absolument incapable de décrire les principes de l'ordre socialiste nouveau. Il fit même de son échec vertu en traitant d'« utopiques » et d'« antiscientifiques » les tentatives faites pour découvrir les principes du socialisme. Les principes du socialisme sont entièrement absents de la doctrine marxiste dont le seul effet pratique est d'inciter le prolétariat à s'emparer du pouvoir de contrainte de l'Etat.
 
C'est pourquoi la doctrine marxiste n'a servi d'absolument rien aux socialistes une fois le coup d'état fait. Car, comme Lénine et Staline devaient le découvrir bientôt, elle ne contient rien qui définisse comment l'économie doit être organisée et administrée. Ce qui est arrivé en Russie jusqu'en 1917 a peut-être été inspiré et même commandé par le dogme marxiste. Mais tout ce qui s'est passé ''depuis'', tout le gigantesque effort entrepris pour faire fonctionner l'économie russe, a dû soit être improvisé ''ad hoc'' sans l'aide de Marx, soit copié sur l'industrialisme allemand ou américain. Car Marx n'avait pas étudié l'économie enfantée par la révolution industrielle, et, comme il n'en avait jamais discerné les principes, il ne put donner à ses successeurs les directives de conduite qui leur auraient permis de faire fonctionner cette économie après avoir conquis le pouvoir politique nécessaire pour la diriger.
 
Il les induisit complètement en erreur en leur apprenant à penser que la division du travail pouvait être réglée sans les marchés, par des fonctionnaires tout-puissants. Un homme comme Lénine, par exemple, avait une formation à tel point fausse au moment où il s'empara du pouvoir, qu'il pensait que l'administration d'une économie socialiste consistait simplement à « enregistrer le travail et les produits », tâche facilement réalisable par « le peuple entier »<ref>Voir ch. V, sect. 6</ref>.
 
Mais un peu d'expérience enseigna bientôt à Lénine que la question n'était pas si simple. L'expérience ne put cependant lui enseigner les principes d'un ordre socialiste. Car, comme nous l'avons vu, ces principes n'existent pas, et sont, de par la nature des choses, introuvables<ref>Voir ch. V et VI.</ref>. Ce qui dispensa Lénine de se poser la véritable question, et permit à la dictature communiste de faire l'expérience d'une économie planifiée administrée par l'autorité gouvernementale ce fut, d'abord la guerre civile et l'intervention étrangère qui nécessitèrent la mobilisation générale, ensuite la famine et la pénurie extrême de toutes les marchandises indispensables à la vie, sans qu'on eût à se poser de questions trop compliquées sur la nature de ce que l'on devait produire ; enfin, ce fut la grande mobilisation du plan quinquennal, destinée à faire de la Russie une puissance militaire autarcique capable de lutter sur deux fronts.
 
Tout cela n'avait absolument rien de commun avec la doctrine marxiste, et c'est pourquoi l'« expérience » russe n'est pas une démonstration d'économie socialiste. Certes, elle est une économie planifiée, administrée par l'autorité, et elle a aboli le marché en tant que régulateur de la production. Mais si les Russes ont pu régler la production sans marchés, c'est uniquement parce que la famine et la nécessité militaire se sont chargées de la régler. Et l'on peut prévoir à coup sûr que si jamais la Russie cesse d'éprouver le besoin d'une mobilisation, il deviendra nécessaire de liquider l'autorité planifiante et de revenir d'une façon ou d'une autre à une économie marchande<ref>C'est vrai de tous les régimes totalitaires. Ils sont indirigeables si ce n'est dans une situation assimilable à celle de la guerre, et c'est pourquoi l'antagonisme réciproque des dictateurs fascistes et communistes est nécessaire pour les perpétrer les uns et les autres. Comptons sur leur instinct de conservation pour les inciter à continuer à se menacer les uns les autres.</ref>.
 
D'autre part, les doctrines d'Adam Smith furent loin de perdre aussi subitement leur valeur lorsque ses partisans arrivèrent au pouvoir. Voilà plus d'un siècle que ses principes ont servi de guide pratique à des nations florissantes. Je ne veux pas dire qu'Adam Smith a révélé une fois pour toutes toute la vérité, et que ses écrits sont comme le Coran ou la Bible, ou encore comme la doctrine marxiste aux yeux des marxistes naïfs. Certes, il y a eu beaucoup de gens de cet avis, et la stricte observance des doctrines d'Adam Smith a causé énormément de confusion parmi les capitalistes, les juristes et les sociologues au cours de tout le XIXe siècle. Mais en pénétrant le sens de la division du travail, Adam Smith a fait une généralisation scientifique des plus exactes et des plus décisives, qui restera valable tant que ne naîtra pas un mode de production radicalement nouveau. C'est pourquoi, bien que les enseignements d'Adam Smith aient eu besoin d'être affinés et complétés, bien que ses considérants soient souvent périmés, ses idées centrales restent vivantes. Tout ce qu'on y ajoute ou qu'on en retranche reste compatible avec son idée fondamentale. La pensée progressiste authentique du monde moderne découle de sa découverte que la richesse des nations est due à la division du travail sur des marchés toujours plus larges et partant toujours plus libres.
 
La différence fondamentale entre Adam Smith et Karl Marx, entre le collectivisme et le libéralisme, ne réside donc pas dans leurs sympathiques sociales, ni dans leur attachement à l'ordre social existant ou à leur rébellion contre lui, mais dans leur science. Le libéralisme est la ligne de conduite qui cherche à réformer l'ordre social pour satisfaire les besoins et réaliser les promesses d'un mode de production basé sur la division du travail. Le collectivisme est la ligne de conduite qui promet de conserver les avantages matériels de l'économie nouvelle, tout en voulant abolir le principe régulateur interne, à savoir le marché toujours plus large et plus libre, qui permet à la division du travail de s'effectuer.
 
Ainsi donc, bien que Marx, en tant qu'historien, ait vu assez clairement que « la production, et avec la production l'échange de ses produits, est la base de tout ordre social »<ref>Engels, op. cit., p. 294</ref> il ne s'est jamais bien rendu compte en quoi consistait le mode de production moderne. Sa confusion est due à ce qu'il n'a pas fait la distinction entre d'une part les injustices et les misères du capitalisme de laissez-faire installé dans un décor de féodalité victorienne, et d'autre part le nouveau mode de production des richesses qui doit désormais prévaloir dans toute société moderne. Son indignation était légitime, mais comme sa science était fausse, il enrôla les sympathies progressistes du monde occidental au service d'une cause réactionnaire.
 
==Les derniers libéraux==
 
Karl Marx ne fut pas le seul penseur du XIXe siècle à négliger cette distinction. Il n'a fait qu'accepter sans examen les idées reçues de son temps : il n'est pas seul responsable. Car son erreur fut partagée par presque tous les derniers libéraux influents. Ils assimilèrent eux aussi les lois sur la propriété existantes au nouveau mode de production. En fait, ses enseignements n'auraient pas trouvé un si large écho dans le monde savant, et n'auraient pas été si difficiles à réfuter, si les penseurs libéraux et les grands capitalistes n'étaient partis du même postulat que Marx, à savoir que le ''statu quo'' était effectivement une société libérale parfaite. On n'a pas distingué l'économie, qui est un mode de production, de l'ordre social régnant, qui est un complexe de lois et d'institutions. Et cette erreur essentielle a obscurci le débat fondamental entre collectivisme et libéralisme. Du moment que les derniers libéraux partaient des mêmes prémisses, à savoir que l'ordre social du XIXe siècle était l'ordre nécessaire, l'ordre approprié, qu'il était le reflet parfait du nouveau mode de production, toute leur querelle consistait à décider si l'ordre en question était bon ou mauvais.
 
Dans cette discussion, les derniers libéraux<ref>J'entends pas « derniers libéraux » les libéraux représentatifs de la seconde moitié du XIXe siècle, dont le plus intransigeant est sans doute Herbert Spencer. Depuis 1870, la Cour Suprême des Etats-Unis a représenté à peu près constamment ce genre de libéralisme.</ref> étaient forcés de perdre. Car, en toute conscience, le ''statu quo'' était loin d'être bon. De plus, si l'on peut dire, il n'y avait pas de ''statu quo'' tant soit peu durable. L'économie nouvelle est dynamiquement progressiste. L'ordre social était relativement statique. En conséquence, les apologistes et les défenseurs du ''statu quo'' se trouvèrent bientôt en train de défendre des positions déjà abandonnées par les événements, et des libéraux comme Herbert Spencer<ref>Spencer, par exemple, se persuade que l'Etat, en donnant des diplômes aux médecins et en interdisant à des charlatans sans diplômes d'exercer la médecine, « viole directement la loi morale... Le malade est libre d'acheter des remèdes à qui bon lui semble ; le praticien sans diplôme est libre de vendre à quiconque est disposé à acheter. » Ce passage a été écrit en 1848. Voir le chapitre « Sanitary Supervision » dans ''Social Statics''.</ref> devinrent des apologistes de misères et d'injustices intolérables pour la conscience humaine ; ils s'appliquèrent à justifier des institutions et des habitudes qui, pour toute intelligence critique, étaient absurdement périmées. Leur position devint tout à fait intenable et leur enseignement absolument stérile.


== Notes et références ==  
== Notes et références ==  
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