Différences entre les versions de « Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 9 - la grande révolution et la montée de la "grande association" »

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==Adam Smith et Karl Marx==
==Adam Smith et Karl Marx==


Adam Smith avait discerné cette vérité essentielle, à savoir que la nouvelle technique industrielle, c'est la division du travail réglée sur les marchés.
Adam Smith avait discerné cette vérité essentielle, à savoir que la nouvelle technique industrielle, c'est la division du travail réglée sur les marchés. C'est pourquoi il a été un prophète incomplet et limité, mais véridique. Il avait vu que la division croissante du travail constitue la révolution essentielle des temps modernes, révolution comparable par sa profondeur et sa pénétration au passage de la vie pastorale des tribus nomades à la vie sédentaire des agriculteurs. Karl Marx, d'autre part, semble n'avoir jamais saisi le principe interne de la révolution industrielle qu'il a voulu interpréter. Il n'avait pas compris que la nouveauté essentielle du nouveau système de production étant d'ordre technique et économique, l'économie d'échange de la division du travail est un phénomène plus fondamental et plus durable que les lois sur la propriété ou que les institutions politiques du XIXe siècle. Il avait fixé son attention sur les titres de propriété plutôt que sur les nécessités inhérentes à l'économie elle-même. C'est pourquoi il n'a pas fait la distinction entre la technique de l'économie nouvelle et les lois sous lesquelles elle fonctionnait à l'époque où il écrivait. Cette confusion a fait de lui un faux prophète. Faute d'avoir vu que le nouveau mode de production dépend de la division du travail sur les marchés, il a élaboré une doctrine qui, au lieu de réformer l'ordre social pour l'adapter au nouveau mode de production, s'attaque à la technique fondamentale de l'économie elle-même. Tout s'est passé comme s'il avait vécu aux premiers jours de l'économie agricole dans une collectivité où les coutumes des pasteurs nomades persistaient encore ; et s'il avait alors, possédé d'une légitime indignation contre les abus résultant de cette situation, prêché une croisade rendant l'agriculture sédentaire impossible. Dans un sens analogue, la conclusion marxiste suivant laquelle la division complexe du travail dans le monde entier doit être planifiée et administrée par des fonctionnaires tout-puissants, est incompatible avec la division même du travail. Elle fait appel à une méthode politique réactionnaire pour résoudre les problèmes d'une économie progressiste.
 
Ne comprenant pas la révolution économique au milieu de laquelle il vivait, Marx fut absolument incapable de décrire les principes de l'ordre socialiste nouveau. Il fit même de son échec vertu en traitant d'« utopiques » et d'« antiscientifiques » les tentatives faites pour découvrir les principes du socialisme. Les principes du socialisme sont entièrement absents de la doctrine marxiste dont le seul effet pratique est d'inciter le prolétariat à s'emparer du pouvoir de contrainte de l'Etat.
 
C'est pourquoi la doctrine marxiste n'a servi d'absolument rien aux socialistes une fois le coup d'état fait. Car, comme Lénine et Staline devaient le découvrir bientôt, elle ne contient rien qui définisse comment l'économie doit être organisée et administrée. Ce qui est arrivé en Russie jusqu'en 1917 a peut-être été inspiré et même commandé par le dogme marxiste. Mais tout ce qui s'est passé ''depuis'', tout le gigantesque effort entrepris pour faire fonctionner l'économie russe, a dû soit être improvisé ''ad hoc'' sans l'aide de Marx, soit copié sur l'industrialisme allemand ou américain. Car Marx n'avait pas étudié l'économie enfantée par la révolution industrielle, et, comme il n'en avait jamais discerné les principes, il ne put donner à ses successeurs les directives de conduite qui leur auraient permis de faire fonctionner cette économie après avoir conquis le pouvoir politique nécessaire pour la diriger.
 
Il les induisit complètement en erreur en leur apprenant à penser que la division du travail pouvait être réglée sans les marchés, par des fonctionnaires tout-puissants. Un homme comme Lénine, par exemple, avait une formation à tel point fausse au moment où il s'empara du pouvoir, qu'il pensait que l'administration d'une économie socialiste consistait simplement à « enregistrer le travail et les produits », tâche facilement réalisable par « le peuple entier »<ref>Voir ch. V, sect. 6</ref>.
 
Mais un peu d'expérience enseigna bientôt à Lénine que la question n'était pas si simple. L'expérience ne put cependant lui enseigner les principes d'un ordre socialiste. Car, comme nous l'avons vu, ces principes n'existent pas, et sont, de par la nature des choses, introuvables<ref>Voir ch. V et VI.</ref>. Ce qui dispensa Lénine de se poser la véritable question, et permit à la dictature communiste de faire l'expérience d'une économie planifiée administrée par l'autorité gouvernementale ce fut, d'abord la guerre civile et l'intervention étrangère qui nécessitèrent la mobilisation générale, ensuite la famine et la pénurie extrême de toutes les marchandises indispensables à la vie, sans qu'on eût à se poser de questions trop compliquées sur la nature de ce que l'on devait produire ; enfin, ce fut la grande mobilisation du plan quinquennal, destinée à faire de la Russie une puissance militaire autarcique capable de lutter sur deux fronts.
 
Tout cela n'avait absolument rien de commun avec la doctrine marxiste, et c'est pourquoi l'« expérience » russe n'est pas une démonstration d'économie socialiste. Certes, elle est une économie planifiée, administrée par l'autorité, et elle a aboli le marché en tant que régulateur de la production. Mais si les Russes ont pu régler la production sans marchés, c'est uniquement parce que la famine et la nécessité militaire se sont chargées de la régler. Et l'on peut prévoir à coup sûr que si jamais la Russie cesse d'éprouver le besoin d'une mobilisation, il deviendra nécessaire de liquider l'autorité planifiante et de revenir d'une façon ou d'une autre à une économie marchande<ref>C'est vrai de tous les régimes totalitaires. Ils sont indirigeables si ce n'est dans une situation assimilable à celle de la guerre, et c'est pourquoi l'antagonisme réciproque des dictateurs fascistes et communistes est nécessaire pour les perpétrer les uns et les autres. Comptons sur leur instinct de conservation pour les inciter à continuer à se menacer les uns les autres.</ref>.
 
D'autre part, les doctrines d'Adam Smith furent loin de perdre aussi subitement leur valeur lorsque ses partisans arrivèrent au pouvoir. Voilà plus d'un siècle que ses principes ont servi de guide pratique à des nations florissantes. Je ne veux pas dire qu'Adam Smith a révélé une fois pour toutes toute la vérité, et que ses écrits sont comme le Coran ou la Bible, ou encore comme la doctrine marxiste aux yeux des marxistes naïfs. Certes, il y a eu beaucoup de gens de cet avis, et la stricte observance des doctrines d'Adam Smith a causé énormément de confusion parmi les capitalistes, les juristes et les sociologues au cours de tout le XIXe siècle. Mais en pénétrant le sens de la division du travail, Adam Smith a fait une généralisation scientifique des plus exactes et des plus décisives, qui restera valable tant que ne naîtra pas un mode de production radicalement nouveau. C'est pourquoi, bien que les enseignements d'Adam Smith aient eu besoin d'être affinés et complétés, bien que ses considérants soient souvent périmés, ses idées centrales restent vivantes. Tout ce qu'on y ajoute ou qu'on en retranche reste compatible avec son idée fondamentale. La pensée progressiste authentique du monde moderne découle de sa découverte que la richesse des nations est due à la division du travail sur des marchés toujours plus larges et partant toujours plus libres.
 
La différence fondamentale entre Adam Smith et Karl Marx, entre le collectivisme et le libéralisme, ne réside donc pas dans leurs sympathiques sociales, ni dans leur attachement à l'ordre social existant ou à leur rébellion contre lui, mais dans leur science. Le libéralisme est la ligne de conduite qui cherche à réformer l'ordre social pour satisfaire les besoins et réaliser les promesses d'un mode de production basé sur la division du travail. Le collectivisme est la ligne de conduite qui promet de conserver les avantages matériels de l'économie nouvelle, tout en voulant abolir le principe régulateur interne, à savoir le marché toujours plus large et plus libre, qui permet à la division du travail de s'effectuer.
 
Ainsi donc, bien que Marx, en tant qu'historien, ait vu assez clairement que « la production, et avec la production l'échange de ses produits, est la base de tout ordre social »<ref>Engels, op. cit., p. 294</ref> il ne s'est jamais bien rendu compte en quoi consistait le mode de production moderne. Sa confusion est due à ce qu'il n'a pas fait la distinction entre d'une part les injustices et les misères du capitalisme de laissez-faire installé dans un décor de féodalité victorienne, et d'autre part le nouveau mode de production des richesses qui doit désormais prévaloir dans toute société moderne. Son indignation était légitime, mais comme sa science était fausse, il enrôla les sympathies progressistes du monde occidental au service d'une cause réactionnaire.
 
==Les derniers libéraux==
 
Karl Marx ne fut pas le seul penseur du XIXe siècle à négliger cette distinction. Il n'a fait qu'accepter sans examen les idées reçues de son temps : il n'est pas seul responsable. Car son erreur fut partagée par presque tous les derniers libéraux influents. Ils assimilèrent eux aussi les lois sur la propriété existantes au nouveau mode de production. En fait, ses enseignements n'auraient pas trouvé un si large écho dans le monde savant, et n'auraient pas été si difficiles à réfuter, si les penseurs libéraux et les grands capitalistes n'étaient partis du même postulat que Marx, à savoir que le ''statu quo'' était effectivement une société libérale parfaite. On n'a pas distingué l'économie, qui est un mode de production, de l'ordre social régnant, qui est un complexe de lois et d'institutions. Et cette erreur essentielle a obscurci le débat fondamental entre collectivisme et libéralisme. Du moment que les derniers libéraux partaient des mêmes prémisses, à savoir que l'ordre social du XIXe siècle était l'ordre nécessaire, l'ordre approprié, qu'il était le reflet parfait du nouveau mode de production, toute leur querelle consistait à décider si l'ordre en question était bon ou mauvais.
 
Dans cette discussion, les derniers libéraux<ref>J'entends pas « derniers libéraux » les libéraux représentatifs de la seconde moitié du XIXe siècle, dont le plus intransigeant est sans doute Herbert Spencer. Depuis 1870, la Cour Suprême des Etats-Unis a représenté à peu près constamment ce genre de libéralisme.</ref> étaient forcés de perdre. Car, en toute conscience, le ''statu quo'' était loin d'être bon. De plus, si l'on peut dire, il n'y avait pas de ''statu quo'' tant soit peu durable. L'économie nouvelle est dynamiquement progressiste. L'ordre social était relativement statique. En conséquence, les apologistes et les défenseurs du ''statu quo'' se trouvèrent bientôt en train de défendre des positions déjà abandonnées par les événements, et des libéraux comme Herbert Spencer<ref>Spencer, par exemple, se persuade que l'Etat, en donnant des diplômes aux médecins et en interdisant à des charlatans sans diplômes d'exercer la médecine, « viole directement la loi morale... Le malade est libre d'acheter des remèdes à qui bon lui semble ; le praticien sans diplôme est libre de vendre à quiconque est disposé à acheter. » Ce passage a été écrit en 1848. Voir le chapitre « Sanitary Supervision » dans ''Social Statics''.</ref> devinrent des apologistes de misères et d'injustices intolérables pour la conscience humaine ; ils s'appliquèrent à justifier des institutions et des habitudes qui, pour toute intelligence critique, étaient absurdement périmées. Leur position devint tout à fait intenable et leur enseignement absolument stérile.


== Notes et références ==  
== Notes et références ==  
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