Différences entre les versions de « Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 2 - les Dieux de la machine »

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==Les machines et la concentration industrielle==
==Les machines et la concentration industrielle==
Ceux qui prétendent que les progrès de la technique industrielle rendent nécessaire un accroissement de l'autorité politique ont probablement été induits en erreur par certains phénomènes de l'industrialisme moderne. Ils constatent par exemple que dans certaines branches, un petit nombre de grandes entreprises, voire une seule, contrôlent toute l'industrie, fixent les prix et les salaires. Ils supposent alors que cette concentration de puissance industrielle est le résultat de la production par la machine, que cette production ne saurait se régler elle-même dans un marché soumis à la concurrence, et qu'il faut par conséquent qu'elle soit réglementée par un gouvernement très fort.  
Ceux qui prétendent que les progrès de la technique industrielle rendent nécessaire un accroissement de l'autorité politique ont probablement été induits en erreur par certains phénomènes de l'industrialisme moderne. Ils constatent par exemple que dans certaines branches, un petit nombre de grandes entreprises, voire une seule, contrôlent toute l'industrie, fixent les prix et les salaires. Ils supposent alors que cette concentration de puissance industrielle est le résultat de la production par la machine, que cette production ne saurait se régler elle-même dans un marché soumis à la concurrence, et qu'il faut par conséquent qu'elle soit règlementée par un gouvernement très fort.  


Ce raisonnement pèche par sa base. La concentration du contrôle ne vient pas de la mécanisation de l'industrie. Elle vient de l'État. C'est l'État qui, il y a cent ans environ, a commencé à accorder à quiconque lui payait une légère redevance un privilège jusqu'alors très rare et très exceptionnel : celui de constituer des sociétés dans lesquelles les responsabilités sont limitées aux apports et dont les titres sont transmissibles à perpétuité par voie de succession. Voici ce que M. Nicholas Butler pense de cette révolution juridique capitale :
Ce raisonnement pèche par sa base. La concentration du contrôle ne vient pas de la mécanisation de l'industrie. Elle vient de l'État. C'est l'État qui, il y a cent ans environ, a commencé à accorder à quiconque lui payait une légère redevance un privilège jusqu'alors très rare et très exceptionnel : celui de constituer des sociétés dans lesquelles les responsabilités sont limitées aux apports et dont les titres sont transmissibles à perpétuité par voie de succession. Voici ce que M. Nicholas Butler pense de cette révolution juridique capitale :
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Les collectivistes ont supposé que le développement du capitalisme concentré des grandes sociétés est la conséquence naturelle et nécessaire de la technique nouvelles. C'est pourquoi, grands hommes d'affaires ou socialistes, ont abandonné la conception libérale pour une conception autoritaire de la société. S'ils avaient vu plus loin, ils se seraient rendu compte qu'ils étaient mal partis, et se seraient rappelés que les progrès scientifiques qui, selon eux, exigent aujourd'hui le rétablissement de l'autorité, n'ont été possibles que lorsque la recherche scientifique s'est affranchie de l'autorité. Ils auraient rappelés que pour créer la société moderne, il a fallu assujettir l'État à un régime constitutionnel. Ils se seraient moins empressés de faire appel à la contrainte comme instrument « de synthèse, de coordination, et de contrôle rationnel »<ref>George Soule, ''A Planned Society'', p.91</ref>, et de la considérer comme le remède spécifique aux convoitises individuelles et à l'égoïsme antisocial. Ils se seraient rappelés que l'humanité a connu pendant des siècles toutes les corruptions du pouvoir personnel. Ils auraient parlé moins légèrement de socialiser et d'unifier des nations par décret, s'ils s'étaient rappelés que la soumission des féodaux par les rois, que la fusion de tribus ennemies en nations unies ont été autant de révoltes contre des autorités vexatoires, arbitraires, et profondément despotiques. Ils n'auraient jamais oublié que la technique moderne et que l'abondance dues à la division du travail sont venues ''après'' que les hommes se furent émancipés des règlements compliqués des corporations, de la politique mercantiliste des propriétaires fonciers, de l'Église et de la royauté.  
Les collectivistes ont supposé que le développement du capitalisme concentré des grandes sociétés est la conséquence naturelle et nécessaire de la technique nouvelles. C'est pourquoi, grands hommes d'affaires ou socialistes, ont abandonné la conception libérale pour une conception autoritaire de la société. S'ils avaient vu plus loin, ils se seraient rendu compte qu'ils étaient mal partis, et se seraient rappelés que les progrès scientifiques qui, selon eux, exigent aujourd'hui le rétablissement de l'autorité, n'ont été possibles que lorsque la recherche scientifique s'est affranchie de l'autorité. Ils auraient rappelés que pour créer la société moderne, il a fallu assujettir l'État à un régime constitutionnel. Ils se seraient moins empressés de faire appel à la contrainte comme instrument « de synthèse, de coordination, et de contrôle rationnel »<ref>George Soule, ''A Planned Society'', p.91</ref>, et de la considérer comme le remède spécifique aux convoitises individuelles et à l'égoïsme antisocial. Ils se seraient rappelés que l'humanité a connu pendant des siècles toutes les corruptions du pouvoir personnel. Ils auraient parlé moins légèrement de socialiser et d'unifier des nations par décret, s'ils s'étaient rappelés que la soumission des féodaux par les rois, que la fusion de tribus ennemies en nations unies ont été autant de révoltes contre des autorités vexatoires, arbitraires, et profondément despotiques. Ils n'auraient jamais oublié que la technique moderne et que l'abondance dues à la division du travail sont venues ''après'' que les hommes se furent émancipés des règlements compliqués des corporations, de la politique mercantiliste des propriétaires fonciers, de l'Église et de la royauté.  


Mais tout cela, les maîtres et les dirigeants auxquels la génération actuelle obéit l'ont oublié. Dans les soixante ou soixante-dix dernières années, le principe fondamental de toute pensée et de toute action est devenu le suivant : le progrès de l'humanité ne peut venir que d'une restauration de l'autorité, et non pas d'une extension de la liberté. Cependant nous constatons que sous le règne de cette doctrine, le progrès a été freiné petit à petit mais de plus en plus complètement, jusqu'à la régression sensationnelle du niveau de vie et de civilisation à laquelle nous assistons aujourd'hui. Jamais les appareils gouvernementaux n'ont été plus complexes, et pourtant l'économie mondiale ne cesse de se dissocier en fragments de plus en plus petits. Même aux Etats-Unis, on a vu se développer une tendance prononcée à l'établissement, à l'intérieur d'une économie nationale déjà très protégée, de toutes sortes de barrières régionales ou professionnelles camouflées à l'abri desquelles des groupes d'intérêts exercent une action politique afin d'obtenir certains privilèges spéciaux. Il suffit de rappeler le morcellement de l'Europe, où l'exercice de l'autorité provoque partout, non seulement entre les Etats mais à l'intérieur de chacun d'eux, des tendances séparatistes qu'on n'arrive que difficilement à réprimer en exerçant encore plus d'autorité.
Mais tout cela, les maîtres et les dirigeants auxquels la génération actuelle obéit l'ont oublié. Dans les soixante ou soixante-dix dernières années, le principe fondamental de toute pensée et de toute action est devenu le suivant : le progrès de l'humanité ne peut venir que d'une restauration de l'autorité, et non pas d'une extension de la liberté. Cependant nous constatons que sous le règne de cette doctrine, le progrès a été freiné petit à petit mais de plus en plus complètement, jusqu'à la régression sensationnelle du niveau de vie et de civilisation à laquelle nous assistons aujourd'hui. Jamais les appareils gouvernementaux n'ont été plus complexes, et pourtant l'économie mondiale ne cesse de se dissocier en fragments de plus en plus petits. Même aux États-Unis, on a vu se développer une tendance prononcée à l'établissement, à l'intérieur d'une économie nationale déjà très protégée, de toutes sortes de barrières régionales ou professionnelles camouflées à l'abri desquelles des groupes d'intérêts exercent une action politique afin d'obtenir certains privilèges spéciaux. Il suffit de rappeler le morcellement de l'Europe, où l'exercice de l'autorité provoque partout, non seulement entre les États mais à l'intérieur de chacun d'eux, des tendances séparatistes qu'on n'arrive que difficilement à réprimer en exerçant encore plus d'autorité.
 
Notons surtout qu'en renforçant l'autorité gouvernementale on n'aggrave pas seulement la désunion qu'on voudrait éviter ; on arrête même le progrès scientifique au nom duquel on exalte l'autorité. Dans plusieurs grands pays qui se proclament à l'avant-garde du progrès, on a aboli la liberté des recherches, qui est la condition même de la découverte scientifique, afin que le gouvernement puisse mieux gouverner. Ainsi, ceux qui, interprétant naïvement le monde moderne, ont prétendu justifier l'accroissement du pouvoir par la nécessité de faire tenir à la science ses promesses, constatent que l'on écrase la science afin de renforcer le pouvoir de l'État.
 
==Le progrès par la libération==
 
Les évènements auxquels nous assistons ne nous permettent pas d'ignorer plus longtemps que notre génération n'a pas compris l'expérience de l'humanité. Nous avons renoncé à la sagesse du passé pour embrasser des erreurs que ce passé lui-même avait mises au rebut. Pour progresser vers la connaissance, vers la maîtrise de la nature, vers l'unité, vers la sécurité individuelle, l'humanité s'est affranchie peu à peu de sa servitude à l'égard de l'autorité, des monopoles et des privilèges. C'est en libérant l'énergie humaine que les hommes se sont élevés au-dessus de la lutte primitive pour les nécessités élémentaires de l'existence ; c'est en abolissant les contraintes qu'ils ont pu s'adapter à la vie des grandes sociétés. C'est en abolissant les privilèges que les hommes se sont élevés de l'état d'esclaves, de serfs et de sujets, à celui d'hommes libres jouissant d'une inviolable indépendance spirituelle.


== Notes et références ==  
== Notes et références ==  
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