Différences entre les versions de « Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 5 - les régimes totalitaires »

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Quelle raison y a-t-il de croire que jusqu'au socialisme « il y a eu une histoire », mais qu'après le socialisme « il n'y a plus d'histoire » ?<ref>Misère de la philosophie. Marx s'est servi de cette phrase pour attaquer un adversaire. La citation est tirée de ''[[Ludwig von Mises:Le Socialisme|Socialisme]]'', par Ludwig von Mises, p. 287.</ref> Un bon déterminisme marxiste doit certainement croire qu'un conflit entre une technique ancienne et une technique nouvelle provoque toujours une lutte de classe entre bénéficiaires des deux systèmes. Mais les marxistes prétendent que cela n'arrivera pas une fois que les moyens de production auront été collectivisés et seront administrés par l'Etat. Ils supposent que la transition d'une mode de production à un autre pourra alors s'effectuer sans conflit. Je ne vois pas pourquoi. Supposons que les savants inventent un moyen d'utiliser l'énergie des mers, et que les nouvelles machines soient aussi supérieures aux dynamos actuelles que ces dynamos le sont aux moulins à vent. La capacité productive des peuples vivant près de la mer deviendrait immédiatement beaucoup plus considérable que celle des peuples installés à l'intérieur des continents. Les grandes régions industrielles devront être sur le bord de la mer. L'Italie, avec son immense longueur de côtes, disposera de ressources beaucoup plus grandes que la Russie, malgré ses richesses minérales.
Quelle raison y a-t-il de croire que jusqu'au socialisme « il y a eu une histoire », mais qu'après le socialisme « il n'y a plus d'histoire » ?<ref>Misère de la philosophie. Marx s'est servi de cette phrase pour attaquer un adversaire. La citation est tirée de ''[[Ludwig von Mises:Le Socialisme|Socialisme]]'', par Ludwig von Mises, p. 287.</ref> Un bon déterminisme marxiste doit certainement croire qu'un conflit entre une technique ancienne et une technique nouvelle provoque toujours une lutte de classe entre bénéficiaires des deux systèmes. Mais les marxistes prétendent que cela n'arrivera pas une fois que les moyens de production auront été collectivisés et seront administrés par l'Etat. Ils supposent que la transition d'une mode de production à un autre pourra alors s'effectuer sans conflit. Je ne vois pas pourquoi. Supposons que les savants inventent un moyen d'utiliser l'énergie des mers, et que les nouvelles machines soient aussi supérieures aux dynamos actuelles que ces dynamos le sont aux moulins à vent. La capacité productive des peuples vivant près de la mer deviendrait immédiatement beaucoup plus considérable que celle des peuples installés à l'intérieur des continents. Les grandes régions industrielles devront être sur le bord de la mer. L'Italie, avec son immense longueur de côtes, disposera de ressources beaucoup plus grandes que la Russie, malgré ses richesses minérales.
L’exemple choisi ne prouve peut-être rien parce que les machines à utiliser l’énergie des mers ne seront peut-être jamais inventées, mais il illustre, sous une forme peut-être extrême, le genre de transformation technique qui a effectivement causé tant de révolutions dans les sociétés humaines. Un marxiste qui croit en l’interprétation matérialiste de l’histoire ne saurait nier les conséquences énormes qu’a eues sur la répartition des populations, sur les niveaux de vie, sur l’ascension et le déclin des sociétés, le développement de nouvelles sources d’énergie tirées de la houille, puis du pétrole, puis des chutes d’eau. Mais pourquoi un marxiste supposerait-il qu’à l’avenir un Etat suprêmement puissant et sage pourra éviter les révolutions dues aux transformations de la technique ? N’est-il pas clair que le marxiste qui croit que les luttes de classes seront abolies dans l’Etat socialiste ne fait pas autre chose qu’abandonner sa « science » au seuil du socialisme, et qu’il compte ensuite sur l’Etat pour jouer le ‘’deus ex machina’’ ? En fait, il prétend que les hommes d’Etat socialistes de l’avenir seront capables de faire ce qu’aucun homme d’Etat du passé, selon sa propre hypothèse, n’aurait jamais été capable de faire.
Par quel raisonnement le communiste arrive-t-il à se persuader que les hommes d’Etat de l’avenir possèderont cette prévoyance, cette sagesse, cette autorité et ce désintéressement sans précédent ? Tout simplement en se permettant de croire que la source de tous les maux n’est autre que la propriété privée des moyens de production. La théorie suppose que, n’était l’effet corrupteur de la propriété privée et du capital, les hommes seraient aujourd'hui capables d’élaborer un « plan économique mondial » pour une humanité supposée innocente et raisonnable. On suppose que toutes les aptitudes nécessaires à l’homme d’Etat utopique existent, qu’elles sont prêtes à entrer en action, qu’elles n’attendent que d’être affranchies de la corruption due à la propriété privée. Car cette révolution de la nature humaine doit s’effectuer par une révolution du mode de propriété.
Soutenir cette théorie, ce n’est pas seulement avoir une conception très naïve de la nature humaine, conception surprenante chez des hommes qui tournent l’idéalisme en ridicule et se flattent d’être froidement réalistes, c’est encore avoir une conception très naïve de la nature de la propriété. Chose très curieuse, le marxiste fonde son espoir d’une société suprêmement raisonnable sur une notion ultra-juridique de la propriété. Au fond il assimile la propriété non pas au contrôle et à l’usage des capitaux, mais aux titre juridiques qui la confèrent, et il suppose que si ces titres étaient détenus collectivement, les instruments de production seraient nécessairement collectivement « possédés » et gérés.
C’est là le point décisif de l’argumentation socialiste. Tout l’espoir de voir disparaître l’exploitation, les convoitises, les antagonismes sociaux, repose sur la confiance qu’on accorde à l’effet miraculeux du transfert de titres. C’est ce transfert, et ce transfert seulement, qui doit révolutionner la conduite humaine, exalter à des niveaux inconnus jusqu’à ce jour les aptitudes des hommes à gouverner, et mettre fin pour toujours à l’histoire qui « dans toutes les sociétés qui ont existé jusqu’à ce jour, a été l’histoire des luttes des classes ». Le socialiste ne dit pas si, en régime socialiste, la diversité des intérêts sera mieux équilibrée. Il dit que lorsque les titres seront détenus collectivement, la diversité des intérêts se trouvera abolie. Il ne dit pas que les hommes d’Etat socialistes doivent apprendre à planifier et à gérer l’économie mondiale ; il dit que lorsque les titres seront détenus collectivement, les hommes d’Etat planifieront et géreront l’économie mondiale.
Pour le socialiste, il n’y a qu’un seul problème social, facilement résolu par le transfert des titres de propriété. Je sais bien que les socialistes contesteront que leur doctrine repose sur une formule aussi simple. Mais j’insiste sur ce point : la formule est bien celle-là. Il n’y a pas de technique socialiste, il n’y a pas de plan socialiste de production et de répartition des richesses. Tous les problèmes de ces domaines restent à résoudre par les fonctionnaires socialistes de l’avenir. Les fonctionnaires de la Russie soviétique n’ont rien pu trouver dans la doctrine marxiste qui leur fournisse le moindre principe directeur pour la rédaction et l’administration du plan quinquennal. La théorie socialiste ne leur donnait aucune recette leur indiquant ce qu’il fallait produire, ce qu’il fallait économiser pour les investissements, ce que devaient être les salaires, les heures de travail, les prix. Tout cela, ils avaient à le décider sans l’aide du marxisme. Le seul principe qu’ils pouvaient tirer de leur doctrine était que les titres de nue-propriété du sol et des capitaux devaient être détenus par l’Etat.
Cela suppose naturellement que, les titres étant collectifs, l’économie sera planifiée et gérée en considération du bien de la collectivité tout entière, et non pas du bénéfice des propriétaires privés. Mais ce raisonnement repose sur une supposition erronée : à savoir que le détenteur du titre de propriété est nécessairement le bénéficiaire principal. Il est très surprenant que les théoriciens socialistes soient tombés dans cette erreur. Le nu-propriétaire de tout le sol de l’Angleterre est le roi. Cela signifie-t-il que tous les terrains anglais sont administrés pour son profit ? Le nu-propriétaire de l’armée et de la marine est la nation. Cela signifie-t-il nécessairement que les forces armées ont toujours agi pour le bien de la nation ? Les propriétaires des grandes sociétés anonymes sont les actionnaires. Cela signifie-t-il que les sociétés ont toujours été administrées pour le bien des actionnaires ?
La propriété collective peut très bien être administrée au profit d’une classe. Les titres de propriété n’ont pas une vertu magique. L’acte de transfert de la propriété du capital productif à la collectivité ne garantit nullement que les administrateurs officiels n’exploiteront pas la collectivité et ne s’enrichiront pas à ses dépens. Au contraire, la propriété collective est tout à fait compatible avec la division de la société en castes héréditaires ou administratives. Le principe de la propriété collective ne contient rien qui exclue une répartition des revenus donnant aux administrateurs politiques la part du lion. Ceux qui croient le contraire n’ont qu’à lire le plan dressé par Platon d’une société communiste composée de classes sociales stratifiées.
Il est évident qu’il ne suffit pas de remettre à la communauté le titre de nue-propriété pour que la propriété soit employée dans l’intérêt de la communauté tout entière. S’il en était ainsi, il n’y aurait pas de militarisme dans l’armée, de bureaucratie dans l’administration publique, de profiteurs parmi les administrateurs de sociétés et les minorités de contrôle, de favoritisme et de protection dans les services publics, de pillage légal des deniers publics. C’est parce que les militaires, qui ne sont propriétaires de l’armée, ont leurs intérêts propres qu’existe le phénomène du militarisme. C’est parce que les fonctionnaires considèrent l’administration comme une affaire à eux, tout en n’en étant pas les propriétaires, qu’existe une bureaucratie ; c’est parce que les administrateurs de sociétés et les minorités se servent de l’actif social pour leur propre profit, bien que les propriétaires en soient les actionnaires, que les sociétés sont mal administrées.
Aucun de ces maux n’est empêché par le fait que le bénéficiaire ne possède pas le titre de propriété. Le titre juridique n’indique nullement comment la propriété doit être administrée pour le bien des propriétaires. Cependant, toute la promesse du socialisme repose sur la supposition que des biens seront administrés fidèlement et sagement pour le compte d’autrui, et dans son intérêt. L’expérience prouve abondamment que cette supposition n’est nullement fondée, et il est évident que des biens confiés à un tiers ne sont pas nécessairement administrés au mieux des intérêts du propriétaire. Et pourtant le socialiste prétend naïvement que si tous les biens étaient administrés collectivement, ils le seraient nécessairement au mieux des intérêts du peuple tout entier.
Quelle est, au surplus, la conception communiste de la gestion de la propriété collective ? Il existe une formule « socialiste », proclamée dans la Constitution russe actuelle, qui dit : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail »<ref>Chap. I, art. 12</ref>. Mais elle est officiellement considérée comme une formule transitoire en attendant l’application du véritable principe communiste : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Mais comment déterminer les « besoins » ? Puisque c’est l’inégalité qui, suivant la théorie marxiste, a provoqué toutes les luttes des classes, il s’ensuit que l’Etat « sans classes » sera celui dans lequel il n’y aura rien pour qui l’on puisse lutter. Les communistes sont ainsi contraints de supposer que ce n’est que lorsque les biens de ce monde seront « également » répartis que les hommes cesseront de se battre pour obtenir plus que la part qui leur revient.
Tout ce que promet le communisme – la fin de la lutte des classes, de l’impérialisme, des guerres, de l’avidité et de l’avarice individuelles – repose sur deux suppositions : à savoir que l’on peut calculer et répartir des rétributions égales, et que la répartition sera acceptable. Le but réel de la théorie communiste est donc, non pas d’abolir la propriété privée des moyens de production (cela, c’est le moyen), mais d’administrer le capital productif suivant le principe de la rétribution « égale ».
L’exécution de cette promesse dépend naturellement de la capacité des dirigeants d’un Etat communiste à définir l’égalité dans la pratique, à administrer l’économie en fournissant des rétributions égales, et à décourager, à repousser, à rééduquer et s’il le faut à exterminer ceux qui demandent davantage.
Il est difficile de déduire du principe général de l’égalité des rétributions les critères qui pourraient servir à les déterminer. J’emploie le terme de « rétributions » parce qu’il est évident qu’une égalité monétaire de tous les revenus tirés du travail utile ne représenterait pas une solution satisfaisante. L’égalité des salaires ne ferait que faire ressortir les avantages de l’inégalité dans d’autres domaines. Dans une armée, tous les soldats de deuxième classe touchent la même solde. Mais il y a une énorme différence entre celui qui la gagne dans les tranchées de première ligne et le chauffeur du ministre de la Guerre. Il est évident, surtout aux yeux des communistes qui se flattent de ne pas entretenir d’illusions sur l’égoïsme humain, que seule l’égalité absolue et totale des rétributions pourrait, en vertu de leur théorie, mettre fin à la lutte pour les privilèges. Le total des satisfactions, le revenu réel, mesuré non seulement en argent et en marchandises, mais aussi en situation, en pouvoir, en réputation, en sécurité, en aventure, en intérêt, en variété devrait être réparti si également que personne ne souhaiterait avoir une autre place que celle qu’il peut occuper.
Mais bien que la théorie communiste l’exige, une telle égalité ne peut être ni définie ni organisée en pratique. La raison en est que l’égalité des rétributions n’a qu’une signification subjective, alors que les échelles de salaires, les besoins de main d’œuvre, le recrutement des travailleurs et la sélection des dirigeants et des fonctionnaires sont des questions objectives. Les deux ne peuvent être réduites à un dénominateur commun. Si les revenus en argent sont égaux, comment égaliser le plaisir et la peine de l’effort ? A combien d’heures au fond d’une mine est-il égal ? Si les salaires sont proportionnés à l’effort nécessaire pour les gagner, les revenus monétaires sont inégaux. Si les salaires sont proportionnés au produit, le mineur gagnera davantage dans une mine à grand rendement que dans une mine pauvre. S’il est privé de cet avantage, il devient impossible d’égaliser les salaires et la productivité. Si les chances sont égales, les résultats seront inégaux. Car les capacités ne sont pas égales. Si on égalise les capacités, en mettant par exemple un bon cultivateur sur un sol pauvre et un mauvais cultivateur sur un sol riche, les chances ne seront pas égales.
Tout cela a été dit bien des fois et n’en reste pas moins vrai. L’égalité complète est impossible à moins qu’on puisse réduire à une commune mesure toutes les satisfactions humaines subjectivement éprouvées. Dans une égalité exacte et totale, toute chose aurait son prix. Non seulement le travail, les services et les marchandises, mais l’honneur, le pouvoir, la préférence, l’effort et le sacrifice. Si un tel calcul était concevable, on pourrait concevoir la possibilité d’égaliser toutes les rétributions, toutes les carrières, au point que quiconque désirerait plus que son lot aurait l’air de trouver à redire à la justice absolue.
Mais l’application d’un tel calcul à une économie nécessiterait des mesures auxquelles on ne trouve même pas une allusion dans la littérature communiste et dans les plans quinquennaux. Il faudrait un salaire individuel calculé séparément pour chaque ouvrier, et un prix individuel calculé séparément pour chaque client et pour chaque article consommé. Seule une inégalité objective très complexe permettrait de satisfaire le sentiment de l’égalité subjective. Le salaire devrait représenter ce que le travailleur pense que son travail vaut pour les autres, et le prix ce que le produit du travail des autres vaut pour lui. C’est naturellement là une absurdité. Mais en ramenant l’argument à l’absurde, on révèle la distance qui sépare les formules pratiques du communisme de ses prétentions idéales.
==Principes d’application du communisme==


== Notes et références ==  
== Notes et références ==  
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