Différences entre les versions de « Benoît Malbranque:Introduction à la méthodologie économique - Economie et mathématiques »

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La pertinence de l’usage des mathématiques pour les travaux relevant de la science économique a été la source d’un long débat, et il est sans doute inutile de dire dans quel sens il a été tranché. Les manuels contemporains de science économique sont à ce point remplis de formules mathématiques, de courbes en cloche, d’équations et de calculs, la science économique elle-même est à ce point dominée par l’économétrie, que le spectateur extérieur peut légitimement se demander si l’ancienne « économie politique » d’Adam Smith et de Jean-Baptiste Say n’est pas entièrement devenue une branche des mathématiques.
La pertinence de l’usage des mathématiques pour les travaux relevant de la science économique a été la source d’un long débat, et il est sans doute inutile de dire dans quel sens il a été tranché. Les manuels contemporains de science économique sont à ce point remplis de formules mathématiques, de courbes en cloche, d’équations et de calculs, la science économique elle-même est à ce point dominée par l’économétrie, que le spectateur extérieur peut légitimement se demander si l’ancienne « économie politique » d’Adam Smith et de Jean-Baptiste Say n’est pas entièrement devenue une branche des mathématiques.


En 1982, l’économiste Wassily Leontief étudia la littérature économique publiée dans la célèbre American Economic Review et montra que, durant la décennie, plus de 50% des publications étaient constituées de modèles mathématiques sans données empiriques. [1] Ces résultats furent confirmés par la suite par T. Morgan et A. Oswald. [2] Commentant cet état de fait, Mark Blaug expliquera que les économistes auteurs de ces publications « traitent de l’économie comme si elle était "une sorte de philosophie mathématique". Peut-être qu’une meilleure expression serait "mathématiques sociales", c’est-à-dire une branche des mathématiques qui traite des problèmes sociaux » [3] Telle est la réalité de la recherche économique contemporaine.  
En 1982, l’économiste Wassily Leontief étudia la littérature économique publiée dans la célèbre ''American Economic Review'' et montra que, durant la décennie, plus de 50% des publications étaient constituées de modèles mathématiques sans données empiriques. [1] Ces résultats furent confirmés par la suite par T. Morgan et A. Oswald. [2] Commentant cet état de fait, Mark Blaug expliquera que les économistes auteurs de ces publications « traitent de l’économie comme si elle était "une sorte de philosophie mathématique". Peut-être qu’une meilleure expression serait "mathématiques sociales", c’est-à-dire une branche des mathématiques qui traite des problèmes sociaux » [3] Telle est la réalité de la recherche économique contemporaine.  


Jusqu’à présent, en rendant compte des contributions des grands auteurs de la méthodologie économique, une faible mention a été faite à cette question précise, mais il ne faut pas croire qu’elle était absente de leurs préoccupations. A titre d’exemple, et bien qu’il évolua à une époque où l’économie politique était encore presque exclusivement littéraire, John Stuart Mill rejeta énergiquement la volonté de faire de l’économie une science à l’image de la biologie ou de la chimie, et critiqua sévèrement « le recours fréquent aux preuves mathématiques et à celles des branches parentes de la physique. » [4]
Jusqu’à présent, en rendant compte des contributions des grands auteurs de la méthodologie économique, une faible mention a été faite à cette question précise, mais il ne faut pas croire qu’elle était absente de leurs préoccupations. A titre d’exemple, et bien qu’il évolua à une époque où l’économie politique était encore presque exclusivement littéraire, John Stuart Mill rejeta énergiquement la volonté de faire de l’économie une science à l’image de la biologie ou de la chimie, et critiqua sévèrement « le recours fréquent aux preuves mathématiques et à celles des branches parentes de la physique. » [4]
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Son avertissement n’empêcha pas les développements ultérieurs, et d’abord les travaux du français Auguste Cournot. Marchant dans les pas de ce précurseur, toute une « Ecole Mathématique », pour reprendre les mots de Ballve, commença à défendre l’emploi intensif des méthodes mathématiques en économie. [5] Durant les années 1870, tandis que Carl Menger y parvenait par d’autres moyens, les économistes Léon Walras et William Stanley Jevons développèrent le marginalisme par des voies calculatoires. Telle était déjà, disait-on, le premier succès de la méthode mathématique. Les travaux de Walras, ainsi que ceux de Pareto, popularisèrent la modélisation économique chez les économistes et posèrent les bases de ce qui est désormais connu sous le nom d’économétrie. [6]
Son avertissement n’empêcha pas les développements ultérieurs, et d’abord les travaux du français Auguste Cournot. Marchant dans les pas de ce précurseur, toute une « Ecole Mathématique », pour reprendre les mots de Ballve, commença à défendre l’emploi intensif des méthodes mathématiques en économie. [5] Durant les années 1870, tandis que Carl Menger y parvenait par d’autres moyens, les économistes Léon Walras et William Stanley Jevons développèrent le marginalisme par des voies calculatoires. Telle était déjà, disait-on, le premier succès de la méthode mathématique. Les travaux de Walras, ainsi que ceux de Pareto, popularisèrent la modélisation économique chez les économistes et posèrent les bases de ce qui est désormais connu sous le nom d’économétrie. [6]


Tout commença encore avec un français : Augustin Cournot. [7] Mathématicien de formation, Cournot essaya de donner des allures de science dure à la très littéraire « économie politique ». Il le fit notamment dans ses Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses (1838), ouvrage dans lequel il prit le soin de justifier l’emploi des mathématiques. Malgré son intention positiviste, l’ouvrage les d’Augustin Cournot n’apportera aucun soutien tangible à la transformation de l’économie politique en branche des mathématiques. Cournot admettait que beaucoup des principes économiques ne pouvaient pas être assis sur des fonctions mathématiques Il ne disait pas que les méthodes calculatoires permettraient aux économistes de trouver des vérités qu’ils n’auraient pas obtenu sans elles, mais seulement qu’il s’agissait d’une méthode plus pertinente d’exposition. Ainsi qu’il l’expliquait dans la préface de ses Principes mathématiques, « même quand l’emploi des symboles mathématiques n’est pas absolument nécessaire, il peut faciliter l’exposition, la rendre plus concise, faciliter les développements ultérieurs, et empêcher les digressions sans rapport avec le sujet. » [8]     
Tout commença encore avec un français : Augustin Cournot. [7] Mathématicien de formation, Cournot essaya de donner des allures de science dure à la très littéraire « économie politique ». Il le fit notamment dans ses ''Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses'' (1838), ouvrage dans lequel il prit le soin de justifier l’emploi des mathématiques. Malgré son intention positiviste, l’ouvrage les d’Augustin Cournot n’apportera aucun soutien tangible à la transformation de l’économie politique en branche des mathématiques. Cournot admettait que beaucoup des principes économiques ne pouvaient pas être assis sur des fonctions mathématiques Il ne disait pas que les méthodes calculatoires permettraient aux économistes de trouver des vérités qu’ils n’auraient pas obtenu sans elles, mais seulement qu’il s’agissait d’une méthode plus pertinente d’exposition. Ainsi qu’il l’expliquait dans la préface de ses ''Principes mathématiques'', « même quand l’emploi des symboles mathématiques n’est pas absolument nécessaire, il peut faciliter l’exposition, la rendre plus concise, faciliter les développements ultérieurs, et empêcher les digressions sans rapport avec le sujet. » [8]     


L’économie était une science similaire à la physique et il fallait utiliser les mathématiques. Son intuition malheureuse mit près de trente ans à être reprise. Au début des années 1870, trois économistes aboutirent indépendamment les uns des autres à la constitution d’une théorie économique « marginaliste » en découvrant, ou en redécouvrant, la théorie de l’utilité marginale. [9] Pour autant, ce fut l’un des seuls points sur lesquels Léon Walras, William Stanley Jevons et Carl Menger étaient en accord. Concernant la question qui nous concerne, la rupture était des plus marquées.  
L’économie était une science similaire à la physique et il fallait utiliser les mathématiques. Son intuition malheureuse mit près de trente ans à être reprise. Au début des années 1870, trois économistes aboutirent indépendamment les uns des autres à la constitution d’une théorie économique « marginaliste » en découvrant, ou en redécouvrant, la théorie de l’utilité marginale. [9] Pour autant, ce fut l’un des seuls points sur lesquels Léon Walras, William Stanley Jevons et Carl Menger étaient en accord. Concernant la question qui nous concerne, la rupture était des plus marquées.  
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Léon Walras, autre français, était le produit de son éducation. A la suite de son père, dont il reprit l’engagement socialiste et les espoirs face à la mathématisation de l’économie, il travailla à la théorie de la valeur et fit la découverte de la théorie marginaliste. Plus tard, il reconnaîtra les influences qui pesèrent sur ton travail : « Les deux seuls hommes qui ont produit des ouvrages m’ayant aidé sont Auguste Walras, mon père, et M. Cournot. » [10] Son père était en effet l’un de ces précurseurs de l’économie mathématique, encore qu’elle fût encore peu développée chez lui et ne servait à la résolution d’aucun problème théorique. Il n’était pas un enthousiaste naïf face à ces questions, bien qu’il alla jusqu’à écrire que « la théorie économique est une science mathématique. » [11]
Léon Walras, autre français, était le produit de son éducation. A la suite de son père, dont il reprit l’engagement socialiste et les espoirs face à la mathématisation de l’économie, il travailla à la théorie de la valeur et fit la découverte de la théorie marginaliste. Plus tard, il reconnaîtra les influences qui pesèrent sur ton travail : « Les deux seuls hommes qui ont produit des ouvrages m’ayant aidé sont Auguste Walras, mon père, et M. Cournot. » [10] Son père était en effet l’un de ces précurseurs de l’économie mathématique, encore qu’elle fût encore peu développée chez lui et ne servait à la résolution d’aucun problème théorique. Il n’était pas un enthousiaste naïf face à ces questions, bien qu’il alla jusqu’à écrire que « la théorie économique est une science mathématique. » [11]


Léon Walras continua sur cette voie et publia de nombreux écrits pour promouvoir cette thèse, et notamment une Théorie mathématique de la richesse sociale, qui reprenait quatre de ses mémoires : « Principe d’une théorie mathématique de l’échange », « Equations de l’échange », « Equations de la production », « Equations de la capitalisation et du crédit ». Dans l’introduction de ce petit ouvrage, Walras y expliquait que l’économie « a le caractère d’une science proprement dite physico-mathématique ». [12]
Léon Walras continua sur cette voie et publia de nombreux écrits pour promouvoir cette thèse, et notamment une ''Théorie mathématique de la richesse sociale'', qui reprenait quatre de ses mémoires : « Principe d’une théorie mathématique de l’échange », « Equations de l’échange », « Equations de la production », « Equations de la capitalisation et du crédit ». Dans l’introduction de ce petit ouvrage, Walras y expliquait que l’économie « a le caractère d’une science proprement dite physico-mathématique ». [12]


La méthode mathématique naissait pour lui du caractère mathématique de la science économique, tout comme chez les méthodologistes « classiques » la méthodologie déductive naissait de son caractère imparfait et fractionnaire. En tout état de cause, il est clair que, comme l’ont noté les commentateurs, Walras ne se plaçait pas dans la tradition de la méthodologie aprioriste et déductive que nous avons étudiée au premier chapitre. A la place, il défendait un modèle de raisonnement basé sur l’induction, en partant de l’observation de faits économiques. [13]
La méthode mathématique naissait pour lui du caractère mathématique de la science économique, tout comme chez les méthodologistes « classiques » la méthodologie déductive naissait de son caractère imparfait et fractionnaire. En tout état de cause, il est clair que, comme l’ont noté les commentateurs, Walras ne se plaçait pas dans la tradition de la méthodologie aprioriste et déductive que nous avons étudiée au premier chapitre. A la place, il défendait un modèle de raisonnement basé sur l’induction, en partant de l’observation de faits économiques. [13]
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Il développa ainsi une théorie volontairement irréaliste de l’obtention et du maintien de l’équilibre, dont nous dirons quelques mots plus loin. La critique de cette modélisation est évidente : l’économie est par essence instable, et lorsque l’on ne peut observer que des situations variées de déséquilibre, il est vain de vouloir théoriser l’équilibre.
Il développa ainsi une théorie volontairement irréaliste de l’obtention et du maintien de l’équilibre, dont nous dirons quelques mots plus loin. La critique de cette modélisation est évidente : l’économie est par essence instable, et lorsque l’on ne peut observer que des situations variées de déséquilibre, il est vain de vouloir théoriser l’équilibre.


Walras partageait avec William Stanley Jevons une « philosophie économique », si l’on peut dire, plus ou moins commune. Tout comme pour son comparse français, la formation intellectuelle de Jevons le prédisposait tout à fait à s’engager dans la voie qu’il a plus tard prise. D’abord formé à la chimie et aux mathématiques, son intérêt le porta plus tard sur l’économie politique. Disciple d’Augustin Cournot, il écrivit dès 1862 un article intitulé « Notice of a General Mathematical Theory of Political Economy » défendant l’usage des mathématiques en économie. En 1871, Jevons publia la Théorie de l’économie politique. Il y utilisa les mathématiques, et fournit les raisons de son choix : « Dans ce livre, j’essaie de traiter l’économie comme un calcul du plaisir et de la douleur, et j’esquisse sans quasiment tenir compte des opinions antérieures, la forme que, selon moi, la science économique doit prendre. Une longue réflexion m’a fait penser que, puisque d’un bout à l’autre elle s’occupe de quantités, elle devrait être mathématique dans la substance, sinon dans le langage. » [14]
Walras partageait avec William Stanley Jevons une « philosophie économique », si l’on peut dire, plus ou moins commune. Tout comme pour son comparse français, la formation intellectuelle de Jevons le prédisposait tout à fait à s’engager dans la voie qu’il a plus tard prise. D’abord formé à la chimie et aux mathématiques, son intérêt le porta plus tard sur l’économie politique. Disciple d’Augustin Cournot, il écrivit dès 1862 un article intitulé « Notice of a General Mathematical Theory of Political Economy » défendant l’usage des mathématiques en économie. En 1871, Jevons publia la ''Théorie de l’économie politique''. Il y utilisa les mathématiques, et fournit les raisons de son choix : « Dans ce livre, j’essaie de traiter l’économie comme un calcul du plaisir et de la douleur, et j’esquisse sans quasiment tenir compte des opinions antérieures, la forme que, selon moi, la science économique doit prendre. Une longue réflexion m’a fait penser que, puisque d’un bout à l’autre elle s’occupe de quantités, elle devrait être mathématique dans la substance, sinon dans le langage. » [14]


Contrairement à ce qu’en dit Jevons, l’économie ne s’occupe pas de quantités. Même réduite à l’analyse objective de ses éléments les plus factuels, l’économie ne traite pas de quantités en tant que quantités mais en tant que résultats d’actions humaines. La matière que l’économiste doit analyser n’est pas « les prix » en tant que valeurs, mais en tant que résultats de processus de marché. Bien que les premiers puissent aisément être formulés mathématiquement, les seconds ne le peuvent pas, et il est illusoire et dangereux de vouloir à tout prix précipiter un élément à l’intérieur d’un cadre dans lequel il ne saurait rentrer. Jevons s’était laissé bercer par les illusions du siècle dans lequel il avait vécu, et c’est avec raison que le grand Alfred Marshall dira qu’au fond il aurait été préférable qu’il n’utilise pas les mathématiques. [15]
Contrairement à ce qu’en dit Jevons, l’économie ne s’occupe pas de quantités. Même réduite à l’analyse objective de ses éléments les plus factuels, l’économie ne traite pas de quantités en tant que quantités mais en tant que résultats d’actions humaines. La matière que l’économiste doit analyser n’est pas « les prix » en tant que valeurs, mais en tant que résultats de processus de marché. Bien que les premiers puissent aisément être formulés mathématiquement, les seconds ne le peuvent pas, et il est illusoire et dangereux de vouloir à tout prix précipiter un élément à l’intérieur d’un cadre dans lequel il ne saurait rentrer. Jevons s’était laissé bercer par les illusions du siècle dans lequel il avait vécu, et c’est avec raison que le grand Alfred Marshall dira qu’au fond il aurait été préférable qu’il n’utilise pas les mathématiques. [15]
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En écrivant ces mots, Keynes ne s’établissait pas comme le défenseur esseulé d’une position minoritaire. Au tournant du siècle, une majorité d’économistes continuaient à considérer l’économie comme une discipline essentiellement littéraire. Cette discipline s’appelait encore « Economie Politique » et était sur le point de changer de dénomination. Pour autant, celui qui introduisit et popularisa le terme « Economie » ne fut pas celui qui en fit le plus pour la diffusion de l’usage des mathématiques. Alfred Marshall, puisque c’est de lui dont il s’agit, fit certes un large usage des mathématiques, mais ce fut uniquement pour illustrer ses raisonnements et  les conclusions auxquelles ceux-ci aboutissaient, et il ne semblera jamais convaincu de leur utilité pour d’autres fonctions.
En écrivant ces mots, Keynes ne s’établissait pas comme le défenseur esseulé d’une position minoritaire. Au tournant du siècle, une majorité d’économistes continuaient à considérer l’économie comme une discipline essentiellement littéraire. Cette discipline s’appelait encore « Economie Politique » et était sur le point de changer de dénomination. Pour autant, celui qui introduisit et popularisa le terme « Economie » ne fut pas celui qui en fit le plus pour la diffusion de l’usage des mathématiques. Alfred Marshall, puisque c’est de lui dont il s’agit, fit certes un large usage des mathématiques, mais ce fut uniquement pour illustrer ses raisonnements et  les conclusions auxquelles ceux-ci aboutissaient, et il ne semblera jamais convaincu de leur utilité pour d’autres fonctions.


Si nous avançons de quelques décennies dans l’histoire de la pensée économique, nous trouvons de toute part de larges et influents courants qui, en marge d’une certaine orthodoxie qui avait à l’égard des mathématiques une attitude faite de complaisance et d’admiration naïve, rejetèrent cette tendance avec énergie. C’est ainsi que chez John Maynard Keynes, nous trouvons également une forte suspicion, si ce n’est un profond rejet, de l’emploi des méthodes calculatoires en économie. Cette attitude se retrouve notamment dans une lettre adressée à Harrod en 1938 en référence à Henry Schultz, qui avait publié un ouvrage intitulé Theory and Measurement of Demand qui préfigurait les développements ultérieurs de l’économétrie. [22]  
Si nous avançons de quelques décennies dans l’histoire de la pensée économique, nous trouvons de toute part de larges et influents courants qui, en marge d’une certaine orthodoxie qui avait à l’égard des mathématiques une attitude faite de complaisance et d’admiration naïve, rejetèrent cette tendance avec énergie. C’est ainsi que chez John Maynard Keynes, nous trouvons également une forte suspicion, si ce n’est un profond rejet, de l’emploi des méthodes calculatoires en économie. Cette attitude se retrouve notamment dans une lettre adressée à Harrod en 1938 en référence à Henry Schultz, qui avait publié un ouvrage intitulé ''Theory and Measurement of Demand'' qui préfigurait les développements ultérieurs de l’économétrie. [22]  


De l’autre côté du spectre, pour tous ceux qui n’acceptaient pas le dogme néoclassique et contestait son règne, les positions prises étaient essentiellement les mêmes. C’est ainsi que chez des antikeynésiens aussi radicaux que Mises et Hayek, nous trouvons les mêmes critiques, bien que plus fournies. Pour Hayek, les données des sciences sociales sont nécessairement subjectives, puisqu’elles concernent « non pas les relations entre les choses, mais les relations entre les hommes et les choses et les relations entre l’homme et l’homme. » [23]
De l’autre côté du spectre, pour tous ceux qui n’acceptaient pas le dogme néoclassique et contestait son règne, les positions prises étaient essentiellement les mêmes. C’est ainsi que chez des antikeynésiens aussi radicaux que Mises et Hayek, nous trouvons les mêmes critiques, bien que plus fournies. Pour Hayek, les données des sciences sociales sont nécessairement subjectives, puisqu’elles concernent « non pas les relations entre les choses, mais les relations entre les hommes et les choses et les relations entre l’homme et l’homme. » [23]
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Sur la méthode mathématique, Mises sera à la fois plus précis et plus vindicatif. Il commença par signaler que l’économie mathématique ne pourrait jamais être capable de décrire davantage que des états fictifs d’équilibre. [24] Ailleurs, il résumera les raisons plus fondamentales de son opposition. Ses mots sont une introduction tout à fait utile avant d’évoquer le point suivant. Il écrit : « Aujourd’hui, partout dans le monde, et d’abord aux Etats-Unis, des foules de statisticiens travaillent dans des instituts à ce que les gens croient être de la "recherche économique". Ils collectent des chiffres fournis par les Etats et diverses entreprises, les réarrangent, les réajustent, les réimpriment, calculent des moyennes et dessinent des graphiques. Ils supposent que par ces méthodes ils "mesurent" les "comportements" de l’humanité, et qu’il n’y a aucune différence qu’il soit importante de mentionner entre leurs méthodes de recherche et ceux appliquées dans les laboratoires de recherche physique, chimique et biologique. Ils regardent avec pitié et mépris ces économistes qui, ainsi qu’ils le disent, comme les botanistes de l’ "Antiquité", se basent sur "beaucoup de raisonnements spéculatifs" plutôt que sur des "expérimentations". Et ils sont pleinement convaincu du fait que de leurs efforts continus émergera un jour une connaissance complète et définitive qui permettra à l’autorité planificatrice du futur de rendre tout le monde parfaitement heureux. » [25] Ce que signale parfaitement Mises sur les avocats de l’usage des mathématiques en économie, c’est que, de manière presque systématique, leur défense de l’usage des mathématiques était la conséquence d’une croyance plus profonde, celle de la similarité entre science économique et sciences naturelles, et de la nécessité de la copie par la première des méthodes de recherches des secondes. C’est ce point qu’il nous faut voir en détail.  
Sur la méthode mathématique, Mises sera à la fois plus précis et plus vindicatif. Il commença par signaler que l’économie mathématique ne pourrait jamais être capable de décrire davantage que des états fictifs d’équilibre. [24] Ailleurs, il résumera les raisons plus fondamentales de son opposition. Ses mots sont une introduction tout à fait utile avant d’évoquer le point suivant. Il écrit : « Aujourd’hui, partout dans le monde, et d’abord aux Etats-Unis, des foules de statisticiens travaillent dans des instituts à ce que les gens croient être de la "recherche économique". Ils collectent des chiffres fournis par les Etats et diverses entreprises, les réarrangent, les réajustent, les réimpriment, calculent des moyennes et dessinent des graphiques. Ils supposent que par ces méthodes ils "mesurent" les "comportements" de l’humanité, et qu’il n’y a aucune différence qu’il soit importante de mentionner entre leurs méthodes de recherche et ceux appliquées dans les laboratoires de recherche physique, chimique et biologique. Ils regardent avec pitié et mépris ces économistes qui, ainsi qu’ils le disent, comme les botanistes de l’ "Antiquité", se basent sur "beaucoup de raisonnements spéculatifs" plutôt que sur des "expérimentations". Et ils sont pleinement convaincu du fait que de leurs efforts continus émergera un jour une connaissance complète et définitive qui permettra à l’autorité planificatrice du futur de rendre tout le monde parfaitement heureux. » [25] Ce que signale parfaitement Mises sur les avocats de l’usage des mathématiques en économie, c’est que, de manière presque systématique, leur défense de l’usage des mathématiques était la conséquence d’une croyance plus profonde, celle de la similarité entre science économique et sciences naturelles, et de la nécessité de la copie par la première des méthodes de recherches des secondes. C’est ce point qu’il nous faut voir en détail.  


Mais avant ceci, une remarque liminaire. Nous avons beaucoup cité ici les auteurs de l’Ecole Autrichienne d’économie, mais les Autrichiens ne sont pas les seuls à défendre ou à avoir défendu ces idées. Au milieu du siècle dernier, un regain d’intérêt pour la méthodologie économique apporta un flot intéressant de contributions critiques par rapport à cette utilisation des mathématiques en économie. Il y eu d’abord le livre de Barbara Wooton, Lament for Economics, qui expliquait que l’économie n’était pas une science au même titre que les mathématiques ou que la biologie, et que de nombreux problèmes dans la théorie économique étaient dus à cette erreur fondamentale. Dans la même veine, on vit paraître ensuite The Failures of Economics, par Sidney Schoeffler, qui nia la présence de régularités en économie et rejeta la prétention des économistes à déceler des lois universelles. [26]
Mais avant ceci, une remarque liminaire. Nous avons beaucoup cité ici les auteurs de l’Ecole Autrichienne d’économie, mais les Autrichiens ne sont pas les seuls à défendre ou à avoir défendu ces idées. Au milieu du siècle dernier, un regain d’intérêt pour la méthodologie économique apporta un flot intéressant de contributions critiques par rapport à cette utilisation des mathématiques en économie. Il y eu d’abord le livre de Barbara Wooton, ''Lament for Economics'', qui expliquait que l’économie n’était pas une science au même titre que les mathématiques ou que la biologie, et que de nombreux problèmes dans la théorie économique étaient dus à cette erreur fondamentale. Dans la même veine, on vit paraître ensuite ''The Failures of Economics'', par Sidney Schoeffler, qui nia la présence de régularités en économie et rejeta la prétention des économistes à déceler des lois universelles. [26]


Le point central de leurs attaques n’était que rarement les mathématiques en tant que telles, puisqu’il est tout à fait possible de ne les considérer que comme un langage. Tout comme il fut d’usage d’écrire en latin ses théories philosophiques, il est désormais d’usage de présenter les théories économiques sous forme mathématique : considéré ainsi, le problème disparait, ou semble disparaître. L’erreur fondamentale n’est pas d’utiliser les mathématiques ou le latin, l’erreur fondamentale est de considérer que la science économique doit appliquer les méthodes des sciences naturelles.
Le point central de leurs attaques n’était que rarement les mathématiques en tant que telles, puisqu’il est tout à fait possible de ne les considérer que comme un langage. Tout comme il fut d’usage d’écrire en latin ses théories philosophiques, il est désormais d’usage de présenter les théories économiques sous forme mathématique : considéré ainsi, le problème disparait, ou semble disparaître. L’erreur fondamentale n’est pas d’utiliser les mathématiques ou le latin, l’erreur fondamentale est de considérer que la science économique doit appliquer les méthodes des sciences naturelles.
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Chez les auteurs des siècles suivants, le monisme naquit de la même tentation. Il se développa de manière sensationnelle — et, de notre point de vue, préoccupante — à partir du dix-neuvième siècle, poussé par l’enthousiasme que suscitaient les progrès des sciences naturelles. Les défenseurs du monisme furent systématiquement des admirateurs de la physique.  
Chez les auteurs des siècles suivants, le monisme naquit de la même tentation. Il se développa de manière sensationnelle — et, de notre point de vue, préoccupante — à partir du dix-neuvième siècle, poussé par l’enthousiasme que suscitaient les progrès des sciences naturelles. Les défenseurs du monisme furent systématiquement des admirateurs de la physique.  


Cette disposition se manifestait de façon tout à fait éclatante chez le français Léon Walras, introduit précédemment. C’était un esprit vif, et son intérêt s’était très tôt porté vers les réalisations des sciences naturelles. Sous-estimant les difficultés de cette application rigide, il chercha chez les physiciens les modèles à copier en économie politique. Il étudia notamment les travaux du physicien français Louis Poinsot, auteur des Eléments de statique (1803) qui eurent une nette et durable influence sur les travaux de Walras. « Un soir, racontera-t-il en 1853, j’ai ouvert la Statique de Poinsot, et cette théorie de l’équilibre obtenu par la réunion et la séparation de forces et d’éléments connectés me sembla si lumineuse et si pure que je lus la moitié de l’ouvrage d’un coup. Le lendemain, j’achevai l’autre moitié. » [28] En outre, l’exemple de Poinsot n’est pas un cas unique. D’une manière plus générale, Walras essaya d’utiliser les théories, les structures et la méthodologie en usage dans la science physique de son siècle. [29]
Cette disposition se manifestait de façon tout à fait éclatante chez le français Léon Walras, introduit précédemment. C’était un esprit vif, et son intérêt s’était très tôt porté vers les réalisations des sciences naturelles. Sous-estimant les difficultés de cette application rigide, il chercha chez les physiciens les modèles à copier en économie politique. Il étudia notamment les travaux du physicien français Louis Poinsot, auteur des ''Éléments de statique'' (1803) qui eurent une nette et durable influence sur les travaux de Walras. « Un soir, racontera-t-il en 1853, j’ai ouvert la Statique de Poinsot, et cette théorie de l’équilibre obtenu par la réunion et la séparation de forces et d’éléments connectés me sembla si lumineuse et si pure que je lus la moitié de l’ouvrage d’un coup. Le lendemain, j’achevai l’autre moitié. » [28] En outre, l’exemple de Poinsot n’est pas un cas unique. D’une manière plus générale, Walras essaya d’utiliser les théories, les structures et la méthodologie en usage dans la science physique de son siècle. [29]


Ses efforts étaient dirigés vers cet idéal : la constitution d’une science économique à l’image des sciences naturelles. Selon ses propres mots, il avait comme objectif de contribuer à la création « d’une nouvelle science : la science des forces économiques tout comme il existe la science des forces astronomiques. Je cite l’astronomie parce qu’elle est en réalité le genre de science que, tôt ou tard, la théorie de la richesse sociale se devra de devenir. Dans les deux sciences nous trouvons des faits naturels, dans le sens où ils sont au-dessus des conventions sociales et qu’ils s’imposent à la volonté humaine ; des lois tout aussi naturelles et par conséquent nécessaires, certaines, peu nombreuses, d’une importance fondamentale, d’autres, très nombreuses, variées et complexes, d’une importance secondaire ; des faits et des lois adaptables à une application étendue et utile des calculs et des formules mathématiques. L’analogie est complète et frappante. » [30]
Ses efforts étaient dirigés vers cet idéal : la constitution d’une science économique à l’image des sciences naturelles. Selon ses propres mots, il avait comme objectif de contribuer à la création « d’une nouvelle science : la science des forces économiques tout comme il existe la science des forces astronomiques. Je cite l’astronomie parce qu’elle est en réalité le genre de science que, tôt ou tard, la théorie de la richesse sociale se devra de devenir. Dans les deux sciences nous trouvons des faits naturels, dans le sens où ils sont au-dessus des conventions sociales et qu’ils s’imposent à la volonté humaine ; des lois tout aussi naturelles et par conséquent nécessaires, certaines, peu nombreuses, d’une importance fondamentale, d’autres, très nombreuses, variées et complexes, d’une importance secondaire ; des faits et des lois adaptables à une application étendue et utile des calculs et des formules mathématiques. L’analogie est complète et frappante. » [30]
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En vérité, ce qui empêche les questions économiques d’être traitées avec les méthodes des sciences naturelles est qu’elles ont trait à l’homme, et plus précisément, à l’action humaine. Pour citer à nouveau Rothbard, « il est de l'essence des êtres humains d'agir, d'avoir des intentions et des buts et d'essayer d’atteindre ces derniers. Les pierres, les atomes et les planètes n'ont pas de but ou de préférence : dès lors, elles ne choisissent pas entre diverses possibilités d'action. Les atomes et les planètes se meuvent ou sont mues ; elles ne peuvent pas choisir, décider de modes d'action ou changer d'idées. Les hommes et les femmes peuvent le faire et le font. Par conséquent, les atomes et les pierres peuvent être étudiés, leurs mouvements reportés sur une courbe et leurs trajectoires tracées et prédites jusque dans les moindres détails, au moins en principe. On ne peut pas le faire avec les individus : chaque jour, les gens apprennent, adoptent de nouvelles valeurs et de nouveaux buts et changent d'avis ; le comportement des gens ne peut pas être mis dans une grille et prédit comme on peut le faire pour des objets sans esprit, incapables d'apprendre et de choisir. »  [34]
En vérité, ce qui empêche les questions économiques d’être traitées avec les méthodes des sciences naturelles est qu’elles ont trait à l’homme, et plus précisément, à l’action humaine. Pour citer à nouveau Rothbard, « il est de l'essence des êtres humains d'agir, d'avoir des intentions et des buts et d'essayer d’atteindre ces derniers. Les pierres, les atomes et les planètes n'ont pas de but ou de préférence : dès lors, elles ne choisissent pas entre diverses possibilités d'action. Les atomes et les planètes se meuvent ou sont mues ; elles ne peuvent pas choisir, décider de modes d'action ou changer d'idées. Les hommes et les femmes peuvent le faire et le font. Par conséquent, les atomes et les pierres peuvent être étudiés, leurs mouvements reportés sur une courbe et leurs trajectoires tracées et prédites jusque dans les moindres détails, au moins en principe. On ne peut pas le faire avec les individus : chaque jour, les gens apprennent, adoptent de nouvelles valeurs et de nouveaux buts et changent d'avis ; le comportement des gens ne peut pas être mis dans une grille et prédit comme on peut le faire pour des objets sans esprit, incapables d'apprendre et de choisir. »  [34]


En résumé, les défenseurs du dualisme méthodologique soutiennent que l’économie est à rattacher aux sciences de l’action humaine, que l’homme agissant est leur sujet fondamental, et que cela nécessite l’utilisation d’une méthodologie particulière. Ils soutiennent que l’on ne peut pas négliger ce fait fondamental que l’homme peut agir en fonction d’objectifs et d’intentions qu’il a lui-même fixés, et qu’il agit bel et bien ainsi dans la réalité. Il n’est pas davantage possible de déduire son comportement futur de son comportement passé qu’il n’est possible de généraliser le comportement d’un groupe d’individus à partir de l’étude de celui d’une fraction d’entre eux.
En résumé, les défenseurs du dualisme méthodologique soutiennent que l’économie est à rattacher aux sciences de l’action humaine, que l’homme agissant est leur sujet fondamental, et que cela nécessite l’utilisation d’une méthodologie particulière. Ils soutiennent que l’on ne peut pas négliger ce fait fondamental que l’homme peut agir en fonction d’objectifs et d’intentions qu’il a lui-même fixés, ''et qu’il agit bel et bien ainsi dans la réalité''. Il n’est pas davantage possible de déduire son comportement futur de son comportement passé qu’il n’est possible de généraliser le comportement d’un groupe d’individus à partir de l’étude de celui d’une fraction d’entre eux.


Il est donc nécessaire pour l’épistémologie de signifier clairement la rupture entre ces deux modèles de sciences qui ne sauraient être fusionnées. Les sciences de l’action humaine ne possèdent pas cette régularité que l’on retrouve dans les sciences naturelles. Etudiez les motifs qui poussent un individu à épargner, à consommer tel ou tel bien, en telle quantité, ou à se porter dans telle ou telle branche d’activité, et vous verrez non seulement qu’ils sont changeants, mais surtout qu’ils ne suivent aucun schéma prédéfini. [35]
Il est donc nécessaire pour l’épistémologie de signifier clairement la rupture entre ces deux modèles de sciences qui ne sauraient être fusionnées. Les sciences de l’action humaine ne possèdent pas cette régularité que l’on retrouve dans les sciences naturelles. Etudiez les motifs qui poussent un individu à épargner, à consommer tel ou tel bien, en telle quantité, ou à se porter dans telle ou telle branche d’activité, et vous verrez non seulement qu’ils sont changeants, mais surtout qu’ils ne suivent aucun schéma prédéfini. [35]
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Les défenseurs du monisme méthodologique n’ont jamais accepté cet état de fait, et ont systématiquement buté sur lui. Leur analyse se résume à vouloir tordre à tout prix les phénomènes économiques pour faire dépendre telle ou telle « variable » d’une série de causes consciencieusement sélectionnées. Comme le chimiste, qu’ils rêvent tous d’être et à qui ils prétendent ressembler, ils assemblent variables après variables et essayent, en vain souvent, d’en tirer une corrélation. Convaincus qu’il existe des lois immuables et des enchaînements déterminés, ils partent à la recherche de ces « variables » un peu moins variables que les autres, oubliant que la réalité économique est variable par essence, et donc insaisissable par leurs moyens. Et là encore, le problème ne vient pas d’une incapacité des économistes ou d’une complexité historique de la réalité économique. « Les économistes mathématiciens répètent que la difficulté de l'économie mathématique vient du fait qu'il y a un trop grand nombre de variables, écrira encore Mises. La vérité est qu'il n'y a que des variables et aucune constante. Et il est inutile de parler de variables quand il n'y a pas de choses invariables. » [38]
Les défenseurs du monisme méthodologique n’ont jamais accepté cet état de fait, et ont systématiquement buté sur lui. Leur analyse se résume à vouloir tordre à tout prix les phénomènes économiques pour faire dépendre telle ou telle « variable » d’une série de causes consciencieusement sélectionnées. Comme le chimiste, qu’ils rêvent tous d’être et à qui ils prétendent ressembler, ils assemblent variables après variables et essayent, en vain souvent, d’en tirer une corrélation. Convaincus qu’il existe des lois immuables et des enchaînements déterminés, ils partent à la recherche de ces « variables » un peu moins variables que les autres, oubliant que la réalité économique est variable par essence, et donc insaisissable par leurs moyens. Et là encore, le problème ne vient pas d’une incapacité des économistes ou d’une complexité historique de la réalité économique. « Les économistes mathématiciens répètent que la difficulté de l'économie mathématique vient du fait qu'il y a un trop grand nombre de variables, écrira encore Mises. La vérité est qu'il n'y a que des variables et aucune constante. Et il est inutile de parler de variables quand il n'y a pas de choses invariables. » [38]


Pour régler cette difficulté, les défenseurs du monisme ont souvent fait usage de la méthode ceteris paribus. En somme, l’économiste suppose qu’à part la variable en question, toutes les choses sont « égales par ailleurs », et donc constantes. Correctement appliquée, cette méthode peut bien faciliter la compréhension des structures causales entre phénomènes économiques, mais généralisée à l’échelle d’une analyse macroéconomique ou d’un modèle économétrique ayant, justement, l’intention de « prédire », et non pas de comprendre, c’est une méthode perverse et dangereuse, provenant du désir irréaliste de certains économistes de vouloir à tout prix ressembler aux scientifiques de laboratoire. Ainsi que le notera Rothbard avec pertinence, « l’expérimentation mentale est le substitut moral de l’expérimentation de laboratoire des scientifiques des sciences naturelles. Puisque les variables pertinentes de la réalité sociale ne peuvent pas être tenues constantes, l’économiste les tient constantes dans son imagination. » [39]
Pour régler cette difficulté, les défenseurs du monisme ont souvent fait usage de la méthode ''ceteris paribus''. En somme, l’économiste suppose qu’à part la variable en question, toutes les choses sont « égales par ailleurs », et donc constantes. Correctement appliquée, cette méthode peut bien faciliter la compréhension des structures causales entre phénomènes économiques, mais généralisée à l’échelle d’une analyse macroéconomique ou d’un modèle économétrique ayant, justement, l’intention de « prédire », et non pas de comprendre, c’est une méthode perverse et dangereuse, provenant du désir irréaliste de certains économistes de vouloir à tout prix ressembler aux scientifiques de laboratoire. Ainsi que le notera Rothbard avec pertinence, « l’expérimentation mentale est le substitut moral de l’expérimentation de laboratoire des scientifiques des sciences naturelles. Puisque les variables pertinentes de la réalité sociale ne peuvent pas être tenues constantes, l’économiste les tient constantes dans son imagination. » [39]


Ainsi, le souhait de certains méthodologistes de faire de l’économie une science au même titre que la physique, non seulement pose de nombreux problèmes pratiques qui refusent toujours d’être surmontés, mais dénature surtout la discipline économique. En niant la particularité de l’économie, ces procédures sont donc profondément non-scientifiques, malgré leurs prétentions énergiques. A trop vouloir tordre l’économie pour lui faire emprunter le chemin de la falsification poppérienne, c’est l’économie elle-même que ces méthodologistes ont falsifié.  
Ainsi, le souhait de certains méthodologistes de faire de l’économie une science au même titre que la physique, non seulement pose de nombreux problèmes pratiques qui refusent toujours d’être surmontés, mais dénature surtout la discipline économique. En niant la particularité de l’économie, ces procédures sont donc profondément non-scientifiques, malgré leurs prétentions énergiques. A trop vouloir tordre l’économie pour lui faire emprunter le chemin de la falsification poppérienne, c’est l’économie elle-même que ces méthodologistes ont falsifié.  
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C’est là une autre conséquence de l’emploi des modèles mathématiques. Les phénomènes économiques sont dénaturés, déchirés, dans le seul but de les rendre aptes à être traités par des méthodes calculatoires ou insérés dans des équations différentielles. [44]
C’est là une autre conséquence de l’emploi des modèles mathématiques. Les phénomènes économiques sont dénaturés, déchirés, dans le seul but de les rendre aptes à être traités par des méthodes calculatoires ou insérés dans des équations différentielles. [44]


L’homme aussi est dénaturé, et transformé en une fiction d’homme, l’homo œconomicus. Dans les manuels, l’individu, pourtant sujet même de la science, n’offre que peu de similarités avec l’homme réel. Il y est robotisé, rigidifié, et ne semble vouloir obéir qu’aux impulsions économiques. Son comportement est dicté par les résultats de son analyse maximisatrice d’utilité. [45]
L’homme aussi est dénaturé, et transformé en une fiction d’homme, l’''homo œconomicus''. Dans les manuels, l’individu, pourtant sujet même de la science, n’offre que peu de similarités avec l’homme réel. Il y est robotisé, rigidifié, et ne semble vouloir obéir qu’aux impulsions économiques. Son comportement est dicté par les résultats de son analyse maximisatrice d’utilité. [45]


L’homme réel ne ressemble en rien à cette fiction. L’individu est rationnel en ce qu’il utilise sa raison et agit en vue de buts fixés, mais il est certain qu’il est capable de sélectionner des fins inatteignables et des moyens non optimaux. En outre, non seulement ses préférences ne s’ordonnent pas comme les manuels le voudraient, mais elles embrassent des domaines qu’ils ne soupçonnent même plus.  La maximisation du gain économique est une fin qu’il est très rare de trouver seule, et les décisions économiques se fondent sur bien d’autres motifs. Les choix économiques ne sont pas le résultat de cette notion étriquée de « maximisation d’utilité » ni de la course au profit. Ils sont le résultat de la faculté qu’à l’homme de choisir, et ne peuvent être interprétés qu’ainsi. [46]
L’homme réel ne ressemble en rien à cette fiction. L’individu est rationnel en ce qu’il utilise sa raison et agit en vue de buts fixés, mais il est certain qu’il est capable de sélectionner des fins inatteignables et des moyens non optimaux. En outre, non seulement ses préférences ne s’ordonnent pas comme les manuels le voudraient, mais elles embrassent des domaines qu’ils ne soupçonnent même plus.  La maximisation du gain économique est une fin qu’il est très rare de trouver seule, et les décisions économiques se fondent sur bien d’autres motifs. Les choix économiques ne sont pas le résultat de cette notion étriquée de « maximisation d’utilité » ni de la course au profit. Ils sont le résultat de la faculté qu’à l’homme de choisir, et ne peuvent être interprétés qu’ainsi. [46]
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